Automobilisme passif

Les moyens mis à disposition par le “progrès” technique donnent aujourd’hui à chaque être humain le pouvoir potentiel de nuire à son frère humain et de lui disputer (parfois involontairement heureusement) une part de sa liberté et de son droit à la survie. La nouveauté aujourd’hui réside dans l’échelle planétaire des nuisances potentielles et dans les capacités de destruction massive de certains de ces moyens (sans qu’on s’en rende compte parfois).

Article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – “La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits”.

Dans le cadre de ce “droit humain”, peu à peu le législateur se met en conformité avec ce texte en introduisant par exemple l’interdiction de fumer dans les lieux publiques. Le “progrès” humain a en effet apporté la cigarette. Le “progrès” humain a également voulu que tous les hommes ne goûtent pas ce loisir. Grâce à des études scientifiques longtemps contestées par on sait qui, il a été prouvé (il y a peu de temps finalement) que ce loisir présentait un danger certain pour la vie de ceux qui s’y adonnent ainsi que de ceux qui se trouvent à proximité. Il a donc été décidé après moultes hésitations que le danger d’une exposition à un poison avéré ne devait pas être imposé à ceux qui souhaitent jouir de la liberté de respirer gratuitement un air qui ne compromette pas les chances de survie. Cette liberté n’est opposable par personne puisque chacun -fumeur ou non fumeur – peut en jouir, dans la mesure où il se trouve dans un environnement normalement aéré (on ne considère pas ici le cas d’un nombre indéterminé de personnes coincées dans une navette spatiale dont les réserves d’air respirables sont contingentées).

De plus, on voudra bien considérer qu’au-delà des considérations de personnes, il est d’intérêt général et conforme au salut, à la salubrité ou à la santé publiques (appelez cela comme vous voudrez) de pouvoir respirer un air qui ne nuit pas aux chances de survie et d’existence, sur le plan qualitatif comme quantitatif. Ma démonstration peut paraître un peu loufoque et chacun pourra se dire qu’il n’est sans doute pas dans la volonté du législateur d’amender quelque texte dans le sens d’une possibilité de réduction de la vie de ses concitoyens, ce qui mettrait d’emblée sur la touche de la représentation nationale ce ou ces représentants. Et pourtant, il s’est vu il n’y a pas si longtemps des élus peu pressés de voter un texte instituant un droit à la qualité de l’air, et on a pu y voir chez certains le fait que certains “représentants” se sentaient plus une mission à accomplir au nom de telle ou telle industrie plutôt qu’au nom de la santé publique.

Une industrie en particulier. Réfléchissons. Est-on libre en ce beau samedi de printemps de sortir sur l’espace public et de marcher où bon nous semble? Est-on libre aujourd’hui de sortir (ou de rester chez soi d’ailleurs) pour “humer” un air non susceptible de nous apporter des maladies aujourd’hui ou plus tard? Est-on libre pour peu que l’on habite pas au fin fond d’une verte campagne d’échapper au bruit? Est-on libre aujourd’hui de contempler l’espace public sans avoir son regard accroché par ces monstres de métal horribles ou ces affiches vantant tantôt la vitesse, tantôt le pouvoir de séduction, tantôt la supériorité sur les autres que ces monstres peuvent conférer? Est-on libre aujourd’hui de demander à être préservé des catastrophes montantes qui pourraient résulter sous peu (un siècle ou un millénaire, qu’est-ce à l’échelle de l’histoire de la vie?) de la sur-utilisation par l’être humain, et lui seul, des énergies fossiles et de l’accroissement frénétique des sources de production de combustion thermique?

La majorité silencieuse des êtres humains se voit privée de cette (ces) liberté(s). En face, la voracité l’emporte au nom d’une liberté individualiste, érigée en culte, au déplacement, à la confiscation de l’espace, à la confiscation du silence, à la confiscation du droit de penser différemment, à la confiscation du droit des générations à venir, celles d’aujourd’hui déjà, les études le prouvent sans appel. Peu importe que cette liberté nuise à autrui en violation flagrante de l’article 4 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’août 1789 qui, en préambule de notre constitution actuelle (pour combien de temps encore?), constitue une garantie fondamentale du droit humain pour la préservation du bien général en opposition à la mise en exergue de l‘égoïsme carnassier de certains.

Alors oui aujourd’hui, nous pouvons être nombreux, issus de cette majorité silencieuse, à nous déclarer victimes, nous, nos enfants, nos parents, de l’automobilisme passif, nouveau fléau scientifiquement établi de cette modernité “progressiste” d’une certaine “classe” de l’humanité peu soucieuse des conséquences de ses faits et gestes sur le reste de l‘humanité. Pour cette caste d’humains peu soucieux des nuisances apportées à la communauté humaine dans son ensemble (mais aussi à la flore et la faune), rien n’est trop gênant pour continuer l’addiction. Ni les guerres injustes visant à assurer au prix de milliers de morts la régularité du flux du précieux carburant, ni les décès enregistrés dans les populations fragiles malades de la pollution, ni les dégâts irréversibles causés à notre habitat terrestre et dont la liste ne nous épargnera pas, dans notre intégrité d’humanité condamnée à coexister avec notre bonne vieille planète.

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La liste ne saurait être exhaustive des conséquences néfastes d‘un comportement individualiste qui, comme le tabagisme, s‘apparente fort à une conduite addictive à forte composante suicidaire. Dans le comportement ainsi analysé, la haine de l’autre rejoint ainsi aussi la haine de soi. La même fureur qui pousse de jeunes gens pris d’alcool à abîmer leur si courte existence contre la pile d’un pont un samedi soir de fête est à l’œuvre dans cette frénésie de la “classe” automobile à se shooter aux dérivés vénéneux du pétrole et de la tôle pour trouver des “sensations” qui détruisent et l’estime de soi et la croyance en un monde à l’avenir radieux et “durable”.

Aujourd’hui, les mêmes ressorts sont à l’œuvre pour ce nouveau poison comme pour celui du tabac que l’on connaît bien désormais. La connaissance des effets néfastes du comportement automobiliste ne suffit pas à juguler cette violente addiction, et pas de patch en vue pour l’arrêt de la voiture en vente dans nos pharmacie (ou chez le garagiste) pour l’heure. Cela est d’autant plus dommage que si le tabac est bien ce fléau social qui est sur le point d’emporter plus de 150000 vies annuelles rien qu’en France (du fait de l’augmentation du tabagisme des femmes), l’automobilisme prend lui une dimension toute autre de véritable Arme de Destruction Massive au seul service d’une élite d’humains (élite au sens de fraction très réduite ayant accès à la richesse nécessaire) peu soucieux des retombées de leur addiction morbide.

Il est donc temps de demander un rééquilibrage du partage de l’espace de vie dans le sens d’un meilleur droit pour chacun (automobiliste comme non automobiliste) à la préservation de sa santé et des chances pour les générations à venir. Il est aussi temps de dénoncer les mensonges de ceux qui profitent d’un véritable culte voué au dieu bagnole. La voiture n’est pas une fin en soi mais un moyen au service du droit légitime de chacun à se déplacer pour peu que ce droit ne s‘oppose pas à celui à la vie du plus grand nombre. Malheureusement, ceux qui empêchent toute évolution de la voiture vers une forme écologique de déplacement au nom des lobbies des industries automobile et pétrolière, en ont aussi fait un symbole. Ce symbole est un point de crispation qui entend légitimer l’individualisme forcené de la classe des possédants au nom d’intérêts économiques prétendument supérieurs mais qui bafouent le droit à la vie et à la santé de milliards d’êtres humains non motorisés ou écœurés par la sacro-sainte bagnole. Par les milliards engloutis dans cette grande cause industrielle, la voiture est devenue un objet de dévotion passionnelle, cultuelle, mono-maniaque.

Une psychanalyse de l’automobiliste enlisé dans ce schéma de pensée fait ressortir une modification profonde du moi où se mêlent des instincts belliqueux, un égoïsme forcené et une perception modifiée du réel allant jusqu’à légitimer les incivilités ou le meurtre du petit enfant sortant de l’école et qui n’avait rien à faire sur “son” espace de conduite. Massacre de l’individu sensé dans l‘automobiliste, massacre des corps et des espaces de vie, massacre des chances des générations futures, la “bagnole”, gueule grande ouverte, est donc, dans l’indifférence générale, en train de réduire l’espérance de vie de toute notre planète à une vitesse qu’aucun faiseur de pub n’osera jamais indiquer pour faire la promotion d’aucun modèle de voiture. C’est comment déjà? De 0 km/h à la catastrophe absolue en 12 secondes 6 dixièmes? Ou peut-être y-a-t-il une autre voie?

Yves, médecin
réseau ecolopax