Le Livre Noir de l’automobile

Le Livre Noir de l’automobile, Exploration du rapport malsain de l’homme contemporain à l’automobile, par Richard Bergeron.

Extraits

Le Livre Noir de l’automobile pose la question du type de société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. En première moitié du vingtième siècle, deux philosophes romanciers, Aldous Huxley et George Orwell (Éric Blair), s’étaient posé la même question… et avaient abouti à des conclusions plutôt inquiétantes. Or, l’évolution des sociétés avancées, au cours des cinquante dernières années, allait malheureusement tendre à leur donner raison, comme on le verra ici. Mais auparavant, il faut se mettre en contexte en présentant l’économie du gaspillage.

Existe-t-il une limite à la capacité de consommation?

Depuis ses toutes premières origines, le capitalisme industriel a permis de faire exploser la production de biens matériels, ce qui ne devait pas manquer de conduire à «cette opulence universelle, qui s’étend jusqu’aux plus basses classes de la société», pour citer le père fondateur de l’économie moderne, Adam Smith. Smith s’était toutefois fait cette réflexion que les besoins humains sont à certains égards limités : «Le besoin de nourriture est limité chez l’homme par la faible capacité de son estomac». Par bonheur, la satisfaction à satiété d’un besoin conduit au désir d’en satisfaire un autre : «Après l’alimentation, l’habillement et le logement sont les deux grands besoins de l’humanité». Plus heureux encore, certains besoins semblent ignorer la satiété, c’est-à-dire qu’ils seraient illimités : «Le désir d’un logement de plus en plus vaste et luxueux, de vêtements, de personnel de maison, de meubles, semble n’avoir aucune limite ou quelque frontière que ce soit».

(…) Adam Smith a posé la question du caractère limité ou infini des besoins humains. Question capitale pour le développement de la production industrielle, condamnée par sa propre performance à toujours trouver de nouveaux besoins à satisfaire. Smith a à cet égard formulé une opinion on ne peut plus optimiste, qui allait être lourdement démentie par les crises de surproduction qui surviendraient à répétition durant les siècles subséquents. L’innovation technologique perpétuelle, jumelée à l’application de la production automatisée à des gammes de plus en plus étendues de biens, conduisait toujours à se buter à un plafond de capacité de consommation chez la population, produisant une nouvelle crise. Ceci jusqu’à la Grande crise de 1929.

Une théorie révolutionnaire fut alors formulée par l’économiste anglais John Maynard Keynes. Selon lui, les crises de surproduction, du coté de l’offre donc, étaient lourdement aggravées par l’effondrement du pouvoir d’achat, du coté de la demande : les entreprises faisant face à un problème de surproduction congédient temporairement leurs employés ; ceux-ci, qui ne touchent plus de salaire, voient leur pouvoir d’achat s’effondrer et réduisent leur consommation au plus strict nécessaire ; ce qui accroît l’excédent global d’offre sur la demande, transformant la crise temporaire de surproduction, dans un secteur, en crise économique générale où l’offre et la demande s’effondrent ensemble, dans tous les secteurs. La solution proposée consistait à soutenir le revenu des premiers travailleurs à perdre leur emploi, de façon à ce qu’ils ne réduisent pas leur consommation de façon drastique, évitant par le fait même à l’économie de s’engager dans une spirale de décroissance. Aujourd’hui encore, c’est là que se situe le fondement de l’assurance-chômage comme des diverses autres dispositions qui, en pays avancés, visent le soutien du revenu. Ceci était toutefois encore mal compris au cours des années 1930, sans compter qu’une révolution conceptuelle autant que technique de l’ampleur de celle avancée ne pouvait être opérationnalisée en moins d’une dizaine d’années. C’est pourquoi ce fut un moyen plus classique, la guerre, qui permit de résoudre vraiment la crise de 1929. (…)

La deuxième guerre mondiale a brutalement accéléré le développement technologique et fait exploser la capacité de production. Selon le schéma classique, on aurait dû s’attendre à une formidable crise de surproduction, dégénérant en crise économique d’une ampleur encore jamais vue, sitôt la guerre finie. Deux stratégies furent appliquées simultanément, créer la consommation de masse en même temps que, suivant Keynes, on s’assurerait que tous y aient véritablement accès, qui permirent de se retrouver non pas en situation de crise mais, tout à l’opposé, d’entrer dans la plus longue période de prospérité depuis l’avènement du capitalisme, les Trente glorieuses.

La clef de cette double stratégie fut l’automobile. Car c’est d’abord la diffusion plus large de celle-ci qui permit au modèle résidentiel de la banlieue pavillonnaire, si fortement consommateur de biens durables autant que non durables, de l’aspirateur à la machine à laver, en passant par les réseaux routier et autoroutier, de s’imposer. Mentionnons au passage que l’un des moyens utilisés pour faire exploser la consommation fut de sortir les femmes des usines, où durant la guerre elles s’étaient montrées aussi compétentes que les hommes qu’elles remplaçaient, pour les retourner à leur mission naturelle. C’est ainsi que l’Amérique connut une période de haute fertilité, connue sous la dénomination Baby-Boom. Le tournant des années 1960, où l’on crut que c’en était fini de la croissance de la consommation, fut l’occasion d’une nouvelle frayeur. Référons-nous à Walter W. Rostow: «Il ressort à l’évidence que la croissance du pays ne peut plus dépendre, dans une aussi large mesure, de la possession, par une proportion toujours croissante de la collectivité, de la villa de banlieue, de l’automobile et de la série des appareils électriques ménagers». En d’autres mots, la capacité à consommer des Américains semblait s’approcher dangereusement d’une limite impossible à dépasser. Ce qui a conduit l’auteur à se questionner sur l’avenir : «Que réserve l’avenir? Les Américains ayant créé cette civilisation suburbaine et mobile, vont-ils s’arrêter pour profiter de leur richesse? Alors que l’ère des biens de consommation durables atteignait un point où le taux des ventes devait se ralentir, la société américaine prit une décision extraordinaire et inattendue. Les ménages américains commencèrent à agir comme s’ils préféraient un bébé de plus à un nouvel article de consommation».

À la même époque, l’économiste Galbraith publiait L’Ère de l’opulence, un titre on ne peut plus explicite quant à l’atteinte d’un plafond de consommation. Songer à le dépasser ferait tomber dans les méfaits bien plus que dans les bienfaits de l’abondance. Ce qui, selon l’auteur, avait malencontreusement déjà été fait : « La famille qui monte dans sa voiture mauve, au moteur et aux freins puissants, avec air conditionné, pour aller se promener, traverse des cités mal pavées, défigurées par les ordures, les bâtiments en ruine, les panneaux d’affichage et des poteaux télégraphiques qui auraient dû être enterrés depuis longtemps. Elle traverse un paysage masqué par la publicité… elle pique-nique en consommant une nourriture emportée soigneusement dans une glacière portative, mais au bord d’une rivière polluée ; elle passera la nuit dans un parc qui insulte la santé et la moralité publiques. Avant de s’assoupir, sur un matelas à air comprimé, sous une tente de nylon, au beau milieu d’une couche de déchets, elle réfléchira peut-être au curieux paradoxe de son destin. Cela est-il vraiment le génie américain ? ».

(…) Ces brillants économistes se sont tous inquiétés pour rien. En effet, le capitalisme a au cours des trente dernières années plus que jamais fait montre d’une extraordinaire capacité à créer de nouveaux besoins et, ce faisant, à faire croître la consommation de manière exponentielle. Il suffit pour s’en convaincre de regarder autour de soi et de dresser la liste de tous ces produits qui, inexistants en 1960, sont aujourd’hui universellement diffusés. Quant à l’automobile, elle a conservé une place dominante autant en tant que champ de consommation que de moyen d’accès aux autres types de consommation. Puisque rien n’indique que nous soyons parvenus à un plafond ultime, force est de conclure que la capacité de consommation d’une population serait bel et bien infinie. Nommément en matière d’automobiles, c’est-à-dire qu’à l’auto unique de 1960 et aux deux autos de 1995 succéderont les trois autos par ménage de 2005, puis les quatre de 2020, et ainsi de suite. La croissance infinie des besoins n’est pas que quantitative, mais aussi qualitative, comme l’illustre à nouveau parfaitement l’automobile ; qui se satisfaisait en 1960 d’une auto valant 10 000 dollars en conduit aujourd’hui une de 25 000 dollars et se retrouvera, en 2020, au volant d’un véhicule coûtant 40 000 dollars.

La recherche effrénée de nouveaux champs de consommation ne peut que conduire à «l’économie du gaspillage» (…)

Totalitarisme, versions Huxley et Orwell

La production de masse repose sur la concentration du pouvoir. Puisque qui a mis le doigt dans l’engrenage paraît ne plus vouloir l’en retirer, force est de penser que la détention du pouvoir, de quelque type qu’il soit, procure de puissantes ivresses.

Les économistes se montrent indifférents à qui détient le pouvoir et au plaisir qu’il en éprouve. Que le pouvoir soit hyper-concentré ou démocratique ne semble pas plus les intéresser. Pour savoir où mène le processus de concentration du pouvoir propre au capitalisme industriel, il vaut mieux regarder du coté des grands philosophes. Les bouleversements qui ont suivi la crise de 1929, jusqu’au cataclysme que fut la deuxième guerre mondiale, ont incité deux d’entre eux à produire chacun sa théorie sur l’avenir des sociétés industrielles avancées. Je fais référence à Aldous Huxley, qui en 1931 publia Le meilleur des mondes, et à Eric Blair qui, sous le pseudonyme George Orwell, publia en 1948 son chef-d’oeuvre, 1984.

Huxley et Orwell partent tous deux du constat que la civilisation industrielle, qui graduellement conquiert tous les aspects de la vie, tend par sa dynamique propre à concentrer le pouvoir entre un nombre de plus en plus réduit de mains. Celles-ci deviennent puissantes au point de s’emparer de l’État. Quand c’est chose faite, la table est mise pour un mode de fonctionnement de la société portant le nom de totalitarisme: «régimes politiques non démocratiques dans lesquels les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un petit nombre de dirigeants, qui subordonnent les droits de la personne humaine à la raison d’État» (Larousse). On voit que, par définition, le totalitarisme passe par le contrôle de l’État. Ceci étant, il n’est pas nécessaire que ceux qui paraissent contrôler l’État soient ceux qui le contrôlent vraiment, c’est-à-dire que ces derniers peuvent préférer se dissimuler derrière des politiciens professionnels. Subtilité qui pourra permettre de donner à un système totalitaire l’apparence d’une démocratie. Mais ces dernières réflexions débordent Huxley et Orwell, qui se sont limités à constater que la civilisation industrielle porte en elle le germe du totalitarisme.

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La question devient de savoir quel est le moyen le plus efficace d’exercer le pouvoir totalitaire. À partir d’ici, Huxley et Orwell divergent complètement d’opinion.

Pour Huxley, «Un État totalitaire vraiment efficient serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude». Le premier ingrédient de ce projet est la sécurité économique: «sans la sécurité économique, l’amour de la servitude n’a aucune possibilité de naître». Il faudra donc la leur assurer. Le second est le conditionnement: «le secret du bonheur et de la vertu est d’aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement: faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper». Comment la leur faire aimer? D’abord par la publicité: «Soixante-deux mille quatre cents répétitions font une vérité». Ensuite en leur procurant des jouissances: «La jouissance jusqu’aux limites extrêmes que lui imposent l’hygiène et les lois économiques. Sans quoi les rouages (de la civilisation industrielle) cessent de tourner». En procédant de la sorte, on obtient deux résultats. Le premier: «Tout le monde est heureux». Le second: «La stabilité. Le besoin fondamental et ultime: la stabilité». Huxley ayant choisi le mode humoristique, les premiers bénéficiaires de cette stabilité, les hauts dirigeants de la société, portent le titre Sa Forderie, Ford ! étant l’interjection la plus couramment utilisée par eux.

Résumons cette thèse : si vous voulez utiliser toutes les ressources de la civilisation industrielle pour acquérir un pouvoir immense, distribuez du pouvoir d’achat à la population et recourez massivement à la publicité pour la conditionner à consommer ce que vous produisez, ce qui la rendra heureuse et la fera se complaire dans sa servitude. La thèse fut publiée en 1931, bien avant que les idées de Keynes sur le soutien du pouvoir d’achat ne fussent connues du public et même de la plupart des décideurs.

Orwell a vu les choses d’un tout autre oeil. Pour lui, c’est par la privation et par la contrainte qu’un pouvoir totalitaire peut le mieux assurer sa pérennité. Mais alors, à quoi occupera-t-on l’extraordinaire capacité de production qui est le propre de la civilisation industrielle? Il suffira d’en détruire le produit dans une guerre d’intensité contrôlée, mais perpétuelle : «L’objet de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher des conquêtes de territoire, mais de maintenir intacte la structure de la société». Avec la guerre perpétuelle qui détruit en permanence l’excédent de production, permettant de maintenir la population dans l’état de pénurie qui assure sa servilité, le dirigeant peut ressentir «l’ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s’affine de plus en plus, la sensation de piétiner un ennemi impuissant». La thèse d’Orwell est en entier résumée dans cette phrase terrible : «Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement».

Le contexte dans lequel écrivait Orwell était celui du sortir de la deuxième guerre mondiale, une boucherie aux proportions titanesques. Ses références, l’auteur les a puisées dans l’Espagne de Franco, dans l’Allemagne d’Hitler et dans la Russie de Staline. Ce qui n’inclinait pas aux thèses réjouissantes, on le comprendra.

Des deux, c’est bien sûr Huxley qui a le plus eu raison. Pour contrôler une population et assurer son pouvoir sur elle, le plus habile est de la rendre heureuse en lui permettant de changer d’auto aux deux ans. Ceci dit, Orwell a vu juste à au moins deux niveaux. En premier lieu, il a compris que si le système de production industrielle devenait trop performant à produire des richesses, il faudra veiller à en détruire l’excédent. Plutôt que construire puis démolir des chars de combat et autres bombes volantes, il suffira de programmer à l’avance l’obsolescence des dix ou quinze millions d’automobiles sortants chaque année des usines d’un grand pays. En second lieu, le contrôle des esprits, sans lequel aucun totalitarisme ne serait possible, prend chez lui une forme plus mécanique qu’allégorique, par conséquent beaucoup plus proche de nous. Pensons au fantastique ballet électronique que déclenche l’utilisation d’une carte de crédit. À l’ère du croisement incessant d’immenses bases de données publiques et privées, on ne doit plus être bien loin de ce que craignait Orwell : on sait tout de qui en vaut la peine ; on garde à l’oeil même le plus insignifiant atome social. Concluons qu’il ne suffit pas que les esclaves consentants jouissent, chacun à la manière correspondant à son niveau — une gigantesque télé couleur pour le pauvre, un séjour annuel sous le soleil de Cuba pour la coiffeuse, la retraite à 55 ans pour le professionnel, qui durant trente ans n’aura d’autre occupation que de combler de bienfaits la précieuse masse de matière qui le compose —, comme le demande la thèse d’Huxley, mais encore faut-il que chacun apporte sa contribution au processus continu de destruction de l’excédent de production, comme le requiert celle d’Orwell.

Qu’advient-il, dans le contexte de cette théorie synthétique Huxley-Orwell, des bébés prévus par Walter Rostow? L’indice synthétique de fécondité est le nombre total d’enfants qu’auront en moyenne les femmes d’un pays durant l’ensemble de leur période de fécondité, entre 13 et 45 ans. Pour assurer le renouvellement d’une population, il faut un indice de 2.1 (le 0.1 compense pour l’infertilité d’une proportion des femmes). Au moment où Rostow écrivait, les femmes américaines donnaient en moyenne naissance à trois enfants chacune. Aujourd’hui, l’indice n’y est plus que de 1.9. En France, où les politiques d’aide à l’enfance sont parmi les plus complètes, il n’est que de 1.8. Au Canada, c’est 1.7, comme au Japon. En Allemagne et en Italie, les femmes donnent chacune naissance à 1.4 enfant. Il semble dès lors établi que les ménages américains ne préfèrent pas un bébé de plus à un nouvel article de consommation, tout au contraire. Pas plus que les ménages japonais, français, allemands, canadiens ou italiens. Est-ce un hasard?, les pays qui viennent d’être énumérés concentrent 80% de l’industrie automobile mondiale. Combien de fois a-t-on vu de ces jolis couples en début de trentaine expliquer, l’air embarrassé, qu’ils ne jouissent pas d’une sécurité financière suffisante pour faire un enfant. Pourtant, la jeune femme et le jeune homme, tout juste arrivés de leurs vacances en Italie, viennent de changer d’auto, laquelle, il est vrai, commençait à dater puisque c’était le modèle d’il y a trois ans, en faveur d’un magnifique sedan, 205 chevaux, freins ABS, sellerie de cuir, vitres et sièges électriques, système de son à six haut-parleurs, une aubaine disent-ils, à seulement 28 297 $, 32 683 $ avec les taxes. Il suffit de leur dire : «Oh !, ce qu’elle est belle votre nouvelle auto» pour voir leurs yeux pétiller de joie. La jouissance jusqu’aux limites extrêmes…

Cette théorie ne se limite pas à expliquer pourquoi la natalité est en baisse partout en occident, mais aussi pourquoi on commence à y manquer de livres dans les écoles. La canalisation de ressources suffisantes dans le système d’enseignement national suppose la reconnaissance d’un besoin à ce niveau par une majorité au sein de la population, c’est-à-dire qu’il s’agit par essence d’un domaine de prise de décision démocratique. À richesse nationale égale, une hausse de l’investissement dans l’éducation signifie forcément une diminution de la consommation privée, se traduisant par un impact négatif sur les filières de production correspondantes. Filières qui sont l’assise sur laquelle repose le pouvoir de petits groupes de personnes. C’est pourquoi une lutte ne manquera pas de s’engager entre ces groupes et les forces démocratiques, dont l’enjeu sera de choisir entre fournir des manuels scolaires en nombre suffisant à nos enfants ou orner de chromes les pare-chocs de nos automobiles. L’évolution des dernières années montre que les forces démocratiques perdent du terrain face au projet de mainmise sur les sociétés contemporaines fomenté par des groupes restreints. C’est précisément ce que documente cette seconde partie du livre, considérée dans son ensemble, en analysant le recul des forces démocratiques devant les intérêts liés à l’automobile.

D’aucuns jugeront peu sérieux que j’aie pris mes références quant aux principes d’organisation de la société industrielle contemporaine chez les philosophes-romanciers plutôt que chez les classiques du marxisme. Le fait est que Marx ne suppose que bêtise chez les capitalistes, intelligence et désintéressement chez les travailleurs, des postulats qui doivent l’un comme l’autre être rejetés. La grande erreur de Marx, plus encore de ceux qui se sont réclamés de lui, aura été d’ignorer la grande capacité d’adaptation du capitalisme, ce qui suppose que ses dirigeants soient des plus intelligents, ou sinon qu’ils sachent s’entourer de gens intelligents. Venant en corollaire, la plupart des marxistes n’auront pas compris combien il était facile de rendre heureuse une population et, grâce à ce bonheur si généreusement dispensé, à chacun selon ses attentes, de tuer dans l’oeuf toute velléité de déviance.

C’est ainsi que s’achève l’exploration théorique peu orthodoxe —Huxley et Orwell plutôt que Marx ! — que j’ai crue utile avant de plonger dans les chiffres. Dans tout ce que nous venons de voir, l’automobile fut déterminante. Chez tous les économistes cités, elle a occupé une large part dans l’explication proposée. Ce n’est pas un hasard. L’automobile est en effet la pierre angulaire des économies capitalistes avancées, comme je le montrerai à partir de maintenant.

Le livre noir de l’automobile : exploration du rapport malsain de l’homme contemporain à l’automobile
Richard Bergeron
Éditions Hypothèse, 1999 – 435 pages