L’automobile et l’individualisme démocratique de masse

Par Paul YONNET, Sociologue
(auteur de Jeux, modes et masses, Gallimard, 1986)

Allons de suite à l’essentiel. Si l’automobile constitue un pilier économique et industriel, c’est parce que les sociétés développées l’ont délibérément placée au centre de leur histoire collective du XXe siècle, dont elle restera l’objet significatif et représentatif par excellence. Avec plus ou moins de promptitude, toutefois, et au terme d’une histoire qui a connu deux grands basculements: blocage relatif de son développement en France et en Europe dans les années 10 et 20 après que l’une et l’autre eurent été à son origine; expansion inouïe de cette nouvelle forme de mobilité aux États-Unis à la même époque, puis affirmation après-guerre, sur le vieux continent, d’une préférence automobile visant l’objectif de société américain (« une automobile pour tous »). En un mot, le cheminement de l’automobile permet de suivre à la trace la progression de l’individualisme de masse au cours de ce siècle. En 1927, il y a 44 habitants pour une voiture en France, comme en Grande-Bretagne, 196 en Allemagne. Il y a une automobile pour 5,3 habitants des États-Unis, et le taux de multimotorisation familiale atteint 18%, des taux que la France mettra près de quarante ans à rejoindre. Si, en 1936, le cahier revendicatif des ouvriers de la Régie Renault ne peut consigner que la réclamation d’un seul « garage à bicyclettes », si « l’embellie » des congés payés se passe des déplacements automobiles –réservés à l’ennemi de classe, comme le répète le roman populiste (cf. Le sang noir de Louis Guilloux)–, si le nom seul de Citroën qui, après 1919, essaie d’importer le système de la fabrication en série en France, « suffit, dans les cabarets, à déclencher un début d’hilarité », si « les chansonniers de l’après-guerre (1914-1918) trouvent dans la voiture de série un inépuisable sujet de plaisanterie » (Alfred Sauvy), c’est que la société française s’est avérée incapable de franchir le stade de l’individualisme d’élite, de se fixer comme objectif naturel une consommation non réservée, de combattre la tendance à faire du bien automobile une acquisition avant tout distinctive opérant dans la césure sociale en la spectacularisant un peu plus. Représentation péjorante de la production de masse, dont il reste quelque chose d’ailleurs: la production en série est vue comme une marchandise au rabais, affligée d’une double dépréciation, sociale parce que destinée « à tout le monde », technologique parce que supposée du fait de son faible coût ne pas pouvoir marcher. Seule une voiture montée par un nombre limité d’hommes ayant personnellement et de bout en bout veillé à sa réalisation –une voiture chère par conséquent, et rare, des hommes sachant par ailleurs à qui cette voiture est destinée (individus ou couche réservée)– peut véritablement donner satisfaction, tel est le message traditionnel de la production « à visage humain », en réalité très élitaire et fondée sur l’intériorisation de conditions humaines inégales, véhiculé dans l’implicite des réactions hexagonales à la fabrication en série de biens technologiquement compliqués (d’où, on le devine, de formidables surcoûts, et d’abord dans la production élitaire elle-même).

Il est d’ailleurs un autre domaine où, à la même époque, s’observe une identique incapacité à dépasser l’individualisme d’élite: c’est celui de la mode vestimentaire. Paul Poiret, qui a révolutionné la mode au tournant du siècle, désentravé la femme –obsédé qu’il est par une idée: « Développer l’individualité »–, accueilli à New York comme un roi de la mode, est saisi d’une violente répulsion devant la production en grand à l’américaine, et le ready made. Pas plus que d’autres, il ne saisit que l’expression individuelle trouvera un nouveau champ d’expansion dans les masses, par le truchement de la massification (qui est le contraire d’une mise en foule), mais que ce passage suppose tout d’abord un développement suffisant de la production en grand et de l’indifférenciation sociale de certains types de consommation (le prêt-à-porter ne s’est que très tardivement développé en France, à partir des années 60).

Si l’on revient à l’automobile, on sait que le fordisme réalise de gigantesques économies d’échelle en standardisant le produit automobile (les pièces, interchangeables, n’ont plus à être usinées) et par l’utilisation de la chaîne de montage mobile; et que Ford fonde sa prospérité sur la Ford T, la « Lizzie », modèle unique constituant la moitié du parc mondial au début des années 20. Mais l’on sait aussi que ce stade atteint, celui de la similitude, de l’uniformité, il est aussitôt dépassé. General Motors (GM) propose une gamme complète de voitures pour toutes les bourses, tous les besoins, toutes les envies dirions-nous, bientôt assortie de modèles annuels.

Cette politique de gamme –appelée sloanisme du nom d’Alfred Sloan, directeur de la GM de 1923 à 1947– intègre le noyau dur du fordisme (économies d’échelle et production de masse), puisqu’elle ne consiste nullement à juxtaposer des voitures techniquement étrangères l’une à l’autre, mais à multiplier les combinaisons d’un nombre aussi restreint que possible de pièces standardisées sous des robes différentes et régulièrement renouvelées. Or, cette réinjection de l’écart, tout d’abord aboli par la nécessité de mettre au point en premier lieu une organisation de la similitude, cet agencement évoque et rejoint le concept démocratique lui-même, en ce que ce dernier instaure une économie générale de la ressemblance entre égaux par-delà les écarts sociaux; en ce que le concept démocratique postule, pour reprendre Marcel Gauchet, « l’impossibilité de poser une différence de substance profonde ou d’essence intime entre les individus, quels que soient par ailleurs les accidents superficiels dus à leurs attributions, à leur rôle ou à leur place ». Bref, le concept démocratique ne vise pas à l’abolition de l’écart social, il le supporte et le cultive mais à la condition qu’il s’établisse sur un fonds de similitude, la similitude des hommes: l’essentiel est « l’existence d’une continuité gradée dans le champ social, sans failles ni ruptures réputées infranchissables », « dimension que concrétise la mobilité des sociétés démocratiques où tout le monde peut légitimement prétendre à toutes les places, par opposition à la perpétuité des constitutions aristocratiques où la position de chacun se trouve d’entrée irrévocablement fixée ».

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Wolf Vostell, « Energie II », Berlin, 1996-1997

Finalement, mobile individualisé privé, l’automobile est à l’image de ce que fut, de ce qui est, et de ce qui sera attendu des sociétés démocratiques: qu’elles favorisent la mobilité individuelle du plus grand nombre, une mobilité individuelle tant géographique que de fonction, de statut, de fortune, de relation. Plus j’observe l’irrationalité apparente du déplacement automobile, de la possession d’automobiles, de l’organisation urbaine et de l’aménagement du territoire au service de l’automobile, et plus je suis persuadé du caractère crucial de son usage métaphorique.

Si la massification rencontre l’individualisme au cours du développement industriel de l’automobile, il reste qu’indépendamment de ce processus capital, le bien automobile –dès le stade du modèle unique et y serait-il resté– représente en soi, par ses caractères intrinsèques, un module propre à l’expansion de l’individuation.

En effet, train, métro, avion ou car, le transport en commun est un espace de contraintes collectives subies, acceptées ou demandées dans un temps donné: lieu de départ, horaires, disposition intérieure des moyens de transport, pilotage, itinéraire, obligation de subir une promiscuité dont tout un chacun cherche spontanément à s’échapper à voir l’étrange loi de l’écartement maximum qui semble gouverner l’occupation des wagons du métro (dans un compartiment vide, ou presque vide, les passagers qui ne se connaissent pas commencent à s’installer à la plus grande distance les uns des autres, à se clairsemer aux quatre coins).

Or, l’automobile libère le consommateur de ces contraintes, les supprime ou les affaiblit. L’automobile rend la maîtrise de son voyage au passager du transport collectif, c’est-à-dire lui rend non seulement le gouvernement de la machine mais une protection de son individualité contre la promiscuité du transport en commun, sa gêne, son intérêt et ses aléas. Reclus dans sa bulle, l’automobiliste développe une activité privée minimale, à la fois réelle et imaginaire, sous cette troisième peau que constitue la carrosserie (le vêtement est la seconde peau, et la peau le premier vêtement). Quand bien même l’automobiliste se transforme en auto-immobiliste prisonnier d’un mobile provisoirement défonctionnalisé, il demeure confortablement installé dans son chez-soi: il est loin de tout perdre. Et si l’on veut comprendre par comparaison la rationalité sous-jacente des embouteillages aux heures de pointe, il faut considérer que l’usager du transport en commun –au moindre incident de fonctionnement– perd tout (la rapidité et la certitude de transport), la contrainte d’entassement étant au surplus majorée. Pour le reste, c’est-à-dire le principal, en supposant ici un trafic régulier des moyens de transport en commun, il faut faire rentrer en ligne de compte des rentabilités marginales de satisfactions individuelles permanentes n’ayant rien à voir à proprement parler avec la vitesse d’exécution du trajet imparti, pour expliquer le choix automobile dans les sites hyperurbanisés déjà saturés, et modérément miser sur l’immobilisation prolongée des véhicules pour résoudre le problème par la dissuasion. Il ne faut pas oublier que la satisfaction automobile tient au fait originaire que ce module déracine le privé, et que les règles de conduite, augmentées des difficultés du trafic, sont des contraintes, certes, mais compensables par une vie à l’intérieur de l’habitacle qui en minore ou en suspend tant d’autres (contraintes du travail, contraintes familiales, administratives, contraintes de la promiscuité)… D’une certaine manière, du temps libéré, donc du loisir.

En d’autres termes, si c’est par l’automobile qu’a augmenté et qu’augmente la mobilité générale de la population, ce n’est pas en raison d’une technologie intrinsèque du matériau qui la situerait avantageusement par rapport à d’autres moyens de transport sur le plan de la vitesse ou de la fiabilité, c’est principalement en raison des caractères intrinsèques qui s’attachent au déplacement automobile et l’ont fait ou le font préférer aux autres. Celui-ci s’instaure en dehors des circuits de mobilité collective et prédéterminée dont l’exécution est subie jusque dans les moindres détails, il s’analyse comme accès privé et personnalisé à la mobilité dans l’espace public, ce en quoi réside la mutation qu’il introduit.

De ce point de vue, l’apparition du walkman et son usage intensif dans les transports en commun sont un récent atout pour ceux-ci, phénomène qui vient paradoxalement confirmer mon interprétation du choix automobile dans des circonstances où celui-ci devrait être rejeté (embouteillages, perte de temps, surcoût des trajets domicile-travail): alors que la lecture dans le métro se raréfie automatiquement durant les épisodes de transports bondés, et mieux de toute façon que le livre ou le journal offerts aux coups d’oeil glissants des voisins et dont la lecture interfère sans cesse avec l’environnement, le baladeur permet la reconstitution d’une sorte de vie propre, à soi seul réservée au sein de la mobilité publique, contre la promiscuité et l’oisiveté caractéristiques de ce type de déplacement. Double lutte, qui évoque les satisfactions marginales de loisir offertes par l’automobile, et débouche sur l’occupation intensive et parfois blessante pour les autres voyageurs d’un temps généralement considéré comme perdu.