Les inégalités sociales

Cet article est extrait d’une recherche exploratoire de l’INRETS, commandée par la « Mission Transports » de la Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques et Techniques du Ministère de l’Equipement (DRAST), intitulée « Mobilité urbaine et déplacements non motorisés : situation actuelle, évolution, pratiques et choix modal« .

L’auteur de ce travail est Vincent Kaufmann, chercheur à l’Institut polytechnique fédéral de Lausanne.

Les inégalités sociales

Juste après la Seconde Guerre mondiale, la diffusion de l’automobile s’accompagne d’une idéologie égalitariste, nous l’avons déjà relevé. La démocratisation de l’automobile est une revendication de la gauche, elle doit permettre, notamment, l’accès à des lieux naturels inaccessibles aux « masses populaires ». Et pourtant, tant l’accès à l’automobile, et plus généralement aux moyens de transports rapides, que l’usage de ces moyens de transports révèlent, hier comme aujourd’hui, des inégalités sociales.

De nombreux objets deviennent des signes d’appartenance sociale et participent ainsi à la systémique symbolique des objets. L’automobile et les différents moyens de transports publics, de l’avion au bus, constituent un exemple significatif de ce processus, ils sont même davantage que cela. Non seulement les moyens de locomotion se positionnent de façon différenciée dans le système des valeurs, ce qu’attestent leurs représentations sociales contrastées (Boltanski, 1975 ; Brög, 1977 ; Pervanchon et al., 1991), mais l’accessibilité physique aux réseaux produit des inégalités sociales, car elles définissent des « champs du possible » au niveau des modes de vie et des localisations résidentielles.

Ainsi que le développe Ivan Illich (1975), les déplacements rapides de certains suppose un ralentissement des déplacements lents (non-motorisés) d’autres personnes. De nombreux facteurs sont à l’origine de ce phénomène : les coupures urbaines induites par les infrastructures, la signalisation lumineuse, mais aussi la dissociation des fonctions dans les agglomérations urbaines. Ce phénomène fait partie intégrante de la dynamique de l’exclusion sociale.

a – Modes de vie, accessibilité aux réseaux de transports et inégalités sociales

Lors de la discussion concernant les modes de vie, nous avons relevé les liens entre la sociabilité, l’insertion et la mobilité quotidienne. Or, ces liens sont véhicules d’inégalités.

Les modes de vie idéaux-typiques citadin et villageois impliquent un lien social par la proximité physique. Dans ce cas, la pratique des moyens de transports de proximité peut être suffisante à l’insertion sociale. Les modes de vie idéaux-typiques métropolitain et californien supposent, en revanche, une insertion sociale essentiellement par l’intermédiaire des transports motorisés, ils sont donc très dépendants des infrastructures routières ou des transports publics. Or, tous les habitants ne bénéficient pas d’une accessibilité à ces réseaux et sont donc en quelque sorte captifs de l’environnement de leur domicile :

• Les transports publics ne sont souvent pas d’une qualité suffisante pour irriguer correctement les zones peu denses, entraînant souvent des temps de déplacements excessifs (Merlet, 1994 : 372-273). Leur prix peut également se révéler être un obstacle à leur usage, notamment pour les moyens de transport rapides tels que le train.

• La disposition personnelle d’une automobile n’est pas totalement répandue. En particulier, les ménages de revenu modeste et les personnes n’exerçant pas d’activité professionnelle rémunérée en disposent dans des proportions bien moindres. Au Royaume-Uni, par exemple, les ménages dont le chef est dirigeant ne sont que 7 % à ne pas disposer d’automobiles et sont 46 % à en avoir plus d’une, tandis que les ménages où le chef est ouvrier non qualifié sont 65 % à ne pas disposer de voiture et 5 % à en avoir plus d’une (Cullinane, 1993).

Ne pas avoir accès aux infrastructures de transports limite, voire supprime, la latitude individuelle en matière de mode de vie. Les personnes qui se trouvent dans cette situation sont contraintes à adopter un mode de vie supposant une insertion par contiguïté. Il est souvent caractérisé par une faible accessibilité aux services urbains (Jackson, 1994 : 168) et, souvent, ne correspond pas aux aspirations des personnes concernées en matière de mode de vie.

Cette contrainte qui pèse sur les modes de vie peut se révéler particulièrement forte lors d’une absence totale de choix dans la localisation résidentielle, comme lors de l’attribution de logements sociaux, par exemple (Begag, 1991). Avec la relégation urbaine qui se développe actuellement en Europe (Oberti, 1996 : 237), et oppose la richesse à la pauvreté, on peut imaginer que cette contrainte a sans doute de beaux jours devant elle. Ce mécanisme de contrainte ne concerne cependant pas uniquement des personnes socialement défavorisées ; il concerne plus généralement l’ensemble des personnes n’ayant pas d’accès aux transports motorisés. Il fragilise certains groupes sociaux, comme les femmes qui n’exercent pas d’activité professionnelle et ce faisant ne disposent souvent pas personnellement d’une voiture. Il fragilise également les personnes âgées et les enfants. Toutes ces personnes sont contraintes à une insertion par la proximité physique, parfois dans des contextes peu propices où la majorité de la population développe un mode de vie proche des idéauxtypes californien ou métropolitain. Il peut en découler la solitude.

Ces constats démontrent que le degré de liberté inhérent à la notion de mode de vie est socialement situé et ne concerne pas toute la population, il illustre également le fait que les modes de vie californien et métropolitain se diffusent parmi les populations urbaines par le haut de l’échelle sociale.

b – Vitesse de déplacement et position sociale

Indépendamment de l’accès aux moyens de transports motorisés, un examen des relations entre la position sociale et la vitesse des déplacements de la mobilité quotidienne montre que les personnes les mieux dotées socialement se déplacent plus rapidement et plus loin (Dupuy et Robert, 1976 ; Bieber et al., 1982).

En dernière analyse, cette observation renvoie à l’ordre social et aux valeurs. Se déplacer loin et rapidement est prestigieux, tout particulièrement en utilisant des moyens de transports technologiquement à la pointe. Alain Tarrius (1994) l’a bien montré pour les voyages de la sphère du travail : les élites mobiles forment un petit monde qui prend sens par rapport au processus de mondialisation de l’économie, et qui a ses lieux (ou plutôt ses non-lieux selon Marc Augé (1992), ses rites et sa lingua franca (l’anglais). Accéder à un tel mode de vie, métropolitain, constitue sans doute d’une certaine manière une mobilité sociale.

De la même manière pour la mobilité quotidienne, la disposition d’un stationnement réservé à son lieu de travail, tout particulièrement dans les villes-centres, est souvent un privilège offert aux cadres supérieurs et aux directeurs. Un tel privilège supprime le principal inconvénient lié à l’usage de la voiture particulière et incite fortement à utiliser l’automobile pour se rendre à son travail. Au niveau des dirigeants, le privilège du stationnement assuré se double souvent de la mise à disposition par l’entreprise d’un véhicule de fonction. Ces pratiques révèlent la valeur sociale de l’automobile : l’automobile est le mode de transport dont l’usage est le plus valorisé, il est donc celui des élites, qui sont incitées à en faire usage par la disposition d’un stationnement. Un tel stationnement permet, par ailleurs, à l’automobile d’être souvent plus rapide que les transports publics pour se rendre à son lieu de travail lorsque celui-ci est situé dans le centre-ville. Le même type d’analyse pourrait être mené pour les voitures de fonction, qui constituent un élément de rémunération pour les cadres moyens et supérieurs des entreprises publiques et privées, tout particulièrement en Grande Bretagne, pays où la flotte d’entreprise représente environ 40% du marché automobile (Dupuy, 1995 : 139).

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Dans ce jeu symbolique, être contraint à effectuer des déplacements par des modes de transports lents, sur des longues distances, est la situation la moins enviable. C’est pourtant la plus répandue, dans les grandes agglomérations, chez les employés et les ouvriers, qui sont souvent condamnés aux embouteillages, ou aux transports collectifs urbains.

Comme le relève Azouz Begag (1991 : 29), le système des transports permet à une minorité de se déplacer mieux, mais contraint la majorité à des déplacements domicile-lieu de travail ou des déplacements d’achats de plus en plus longs.

c – Nuisances dues au trafic et position sociale

Si l’utilisation des moyens de transports révèle des inégalités sociales, les conséquences de ces usages sont aussi sources d’inégalités. Les nuisances liées aux transports ne sont pas équitablement partagées.

A ce propos, il n’est pas faux de parler de microségrégation spatiale. Les habitants appartenant à une catégorie sociale défavorisée sont davantage exposés aux problèmes du bruit et de la pollution atmosphérique.

De même, les enfants issus de milieux populaires sont davantage exposés aux accidents de la route (Reutter et al., 1986). Les producteurs de nuisances et de dangers liés au trafic urbain et les victimes de ces nuisances et dangers, ne sont souvent pas les mêmes personnes. Nous retombons dans la problématique de la liberté et des contraintes pesant sur les modes de vie : non seulement les personnes qui ne disposent pas d’un accès aisé à l’automobile se trouvent contraintes dans leurs modes de vie, mais elles se trouvent par là même davantage exposées aux nuisances et dangers de la circulation.

Il en est de même pour le logement, notamment des prix des loyers. Claude Jeanrenaud a montré pour l’exemple de Neuchâtel, que l’exposition d’un immeuble au bruit était de nature à limiter le prix des loyers (Jeanrenaud et al., 1993).

d – Synthèse : la mobilité quotidienne comme véhicule d’inégalités

Ces tendances illustrent de façon flagrante que la mobilité quotidienne est le véhicule d’inégalités sociales. Elles démontrent s’il y a lieu que les modes de vie idéaux typiques mis en évidence au chapitre précédent sont plus ou moins valorisés et que la marge de liberté dans l’adoption d’un mode de vie est socialement située : un mode de vie métropolitain, par exemple, n’est pas à la portée de tout un chacun, il est fortement associé à une position socioprofessionnelle.

Compte tenu de l’accessibilité aux différents réseaux de transport, il est même possible de faire correspondre à l’échelle sociale, une échelle des modes de vie qui suit une hiérarchie des vitesses (réelles ou représentées), congruente avec le système dominant de valeurs. L’internationalité du mode de vie métropolitain le situerait au sommet de cette hiérarchie, suivi du mode de vie californien, impliquant lui aussi un affranchissement des contraintes de l’espacetemps par l’usage intensif de transports motorisés, suivraient enfin les deux modes de vie impliquant la proximité physique et qui sont plutôt dévalorisés, car synonymes en termes de représentations de contraintes et de captivité.

Evidemment, la position sociale ou/et l’individuation permet le refus de cette hiérarchie, notamment dans les « classes moyennes ». Ceci peut prendre la forme de l’adhésion à des valeurs « alternatives ». Soit par exemple : la valorisation du retour au village, que nous avons déjà relevée, la valorisation de la « citadinité culturelle », c’est-à-dire d’une sédentarité urbaine fortement tournée sur un milieu artistique ou culturel.

C’est d’ailleurs grâce à ces échappées, qu’il est possible de parler de degré de liberté dans le domaine des modes de vie.

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ANNEXE : TRANSPORTS ET LIENS SOCIAUX
Source : Thérèse SPECTOR
Intervention au colloque de la FNAU  » Ville en mouvement  »
Bordeaux : 16-17-18 déc. 1998

La mobilité est, et deviendra de plus en plus, une des conditions de l’intégration sociale – pour trouver un emploi il faut pouvoir être mobile – et de l’intégration urbaine. En effet, les formes de liens sociaux urbains, la civilisation urbaine, sont basées sur le brassage social, la rencontre de l’autre, du différent. La mobilité est une des conditions de la sortie de son quartier, de ses références habituelles, familiales et affectives ; elle aide à la mise en contact avec les autres, avec la différence.

Aussi peut-on se poser la question de savoir si les transports, en particuliers publics, peuvent jouer un rôle dans l’intégration sociale et spatiale des habitants des quartiers périphériques excentrés, et si oui, lequel ?

Une étude du CETUR faite en 1991, sur un certain nombre de quartiers d’habitat social excentrés, montraient que la motorisation, dans ces quartiers, était significativement inférieure à la moyenne, la mobilité totale plus faible, la mobilité à pied supérieure, la mobilité deux roues ou en transports en communs peu différente de la moyenne. L’analyse de l’offre de transports publics indiquait qu’en moyenne, à quelques exceptions près, ces quartiers étaient relativement bien desservis, ce qui s’explique par le fait que les dessertes en transports publics sont calculées en fonction du poids des populations à desservir.

Cependant, cette offre était inadaptée. L’offre de transport se calcule par rapport à une population moyenne. Ces quartiers se caractérisent par une concentration de population non moyennes. On y trouve plus de jeunes, plus de chômeurs, plus de familles nombreuses, moins de voiture par ménage et à fortiori par individu. Les actifs peuvent y avoir plus que la moyenne des horaires décalés (cas du personnel d’entretien, du personnel des hôpitaux…). A été cité le cas de jeunes qui refusaient des emplois de serveurs le soir en centre-ville parce qu’ils ne pouvaient ensuite rentrer chez eux ; a été cité le cas de femmes qui ne cherchaient du travail qu’au long de la ligne d’autobus qui desservait leur quartier. Parmi les jeunes scolarisés on trouve une proportion supérieure à la moyenne de jeunes  » orientés  » en classes professionnelles. Or, si les collèges sont bien répartis sur l’ensemble du territoire, les écoles professionnelles sont elles, beaucoup plus dispersés. A été cité le cas de jeunes qui  » choisissaient  » leur orientation plus en fonction des transports que de leurs goûts propres.

Le rapport concluait à l’époque sur la nécessité de mettre du « transport intelligent » dans ces quartiers, c’est-à-dire, qu’il ne se prononçait pas sur son aspect quantitatif mais suggérait des transports mieux ajustés. Face à des besoins dispersés il faut une réponse fine et adaptée. Les transports à la demande, quelle que soit leur forme (taxis, taxis collectifs, navettes…) pourraient en être une.

Depuis, ont été expérimentés des systèmes de transport à la demande innovants, initiés ou agréés par les transports publics locaux, conduits par des jeunes issus des quartiers enclavés ou peu desservis et dans lesquels le client n’est pas pénalisé par le coût. De nos jours, c’est peut-être plus vers ce type de mise en relations d’expériences et d’acteurs, vers la compréhension des blocages institutionnels et sociaux, qu’il conviendrait d’orienter les études et les expérimentations si l’on souhaite que le transport contribue à réduire l’exclusion dans les quartiers enclavés, pauvres et excentrés.