A fond dans le mur !

Par année, une auto brûle 1700 litres de carburant pour rien
Et c’est cela même qui est génial
!

par Richard Bergeron, Ph. D.*

La Seconde Guerre mondiale a brutalement accéléré le développement technologique et fait exploser la capacité de production. Ceci sans crise de surproduction ni chômage puisque, c’est le propre de la guerre, tout ce qui sort des usines est détruit au même rythme. Mais qu’arriverait-il quand la guerre prendrait fin ? Vivrait-on une nouvelle dépression pire que celle des années 1930 ? Il fallait à tout prix l’éviter. Roosevelt soumit le problème à un groupe d’éminents universitaires, eux-mêmes conseillés par Alfred P. Sloan de General Motors. La solution qu’ils proposèrent fut la consommation de masse, dont le principe est on ne peut plus simple : en contexte de guerre, les soldats détruisent en continu tout ce qui sort des usines; avec la consommation de masse, c’est à la population du pays que cette tâche revient.

L’automobile est la pierre angulaire sur laquelle fut érigée la consommation de masse, pour deux raisons. La première est qu’elle constitue le principal « objet de consommation », absorbant le cinquième du revenu des ménages et permettant de détruire en continu 20 % de la production mondiale d’acier, une fraction significative de celle d’autres métaux, en plus de millions de tonnes de verre, de plastiques, et même de cuirs. En prime, une auto brûle chaque année 2 000 litres de carburant, absorbant 50 % de la production mondiale de pétrole. Qui plus est, ce carburant est consommé pratiquement en pure perte puisque l’efficacité énergétique d’un moteur à combustion interne n’excède pas 15 %. Chaque auto, chaque année, brûle donc 1 700 litres de carburant pour rien, pour absolument rien. Et c’est cela même qui est génial !

La seconde raison est que l’automobile est le moyen d’accès à toute fins utiles obligé à toutes les autres formes que prend la consommation de masse, tout particulièrement à l’unifamiliale de banlieue, le modèle résidentiel de loin le plus friand de ressources. L’auto appelle les réseaux routier et autoroutier, dont la construction et l’entretien représentent eux aussi un formidable gaspillage de ressources. La combinaison de l’automobile, de l’unifamiliale, de l’autoroute et du pétrole à bon marché, sans oublier le centre d’achats, a permis de créer le style de vie typique de la consommation de masse : l’American Way of Life.

Au début des années 1970, le taux de motorisation des Américains franchissait la barre des 500 véhicules pour 1 000 habitants. Et quels véhicules ! C’était la belle époque des muscle cars, ces monstres mécaniques dotés de moteurs de trois cents chevaux-vapeur (CV), capables d’accélérations foudroyantes. C’est alors que survint l’embargo pétrolier de 1973, qui mettait en cause la sécurité énergétique du plus puissant pays du monde.

Richard Nixon saisit immédiatement la nature de l’événement auquel était confronté le pays. Le 2 janvier 1974, afin de réduire la consommation d’essence, il signait une loi limitant la vitesse des automobiles à 55 milles à l’heure. Ralentir, c’est bien, mais cela demeure d’une efficacité limitée lorsque la consommation moyenne en carburant est de 17,4 l /100 km, comme c’était alors le cas. Nixon décida de forcer l’industrie à produire des véhicules moins énergivores. À cette fin, il fit adopter par le congrès américain la norme CAFE, pour Corporate Average Fuel Economy, obligeant les fabricants à mettre en marché des véhicules dont la consommation en carburant serait graduellement réduite, jusqu’à atteindre 8,6 l /100 km en 1985.

Au tournant des années 1980, le parc automobile américain passait le cap des 160 millions de véhicules. Même si le nombre de véhicules s’était accru de 50 millions depuis 1973, la consommation pétrolière du pays avait, elle, été réduite de 2 millions de barils par jour. Sans avoir aucunement renoncé à la motorisation de masse, les Américains étaient devenus beaucoup plus raisonnables quant aux types de véhicules qu’ils achetaient et conduisaient.

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Cet épisode de l’après choc pétrolier prouve que la réduction de la puissance et de la consommation des véhicules, d’une part en forçant l’industrie automobile à se plier à de nouvelles priorités de société, d’autre part sans déclencher la moindre manifestation de mauvaise humeur chez les automobilistes mais, au contraire, en sachant pouvoir compter sur leur pleine collaboration, est chose parfaitement faisable.

Le seul problème, c’est qu’au tournant des années 1980, l’industrie automobile américaine était à toute fins utiles en faillite. On l’avait forcée à construire des véhicules de plus petit gabarit, ce qu’elle ne savait pas faire. Les fabricants japonais s’étaient engouffrés dans la brèche, jusqu’à ravir plus de 20 % du marché. Formulé sans ménagement, ils étaient en voie de détruire l’industrie automobile américaine.

Le prix à payer pour plus de vertu en matière automobile – des véhicules moins lourds, moins puissants, et par conséquent moins énergivores – se révélait trop élevé aux yeux de Ronald Reagan, entré en fonction en janvier 1981.

Reagan vint au secours de l’industrie en lui permettant, je le cite, « de retrouver sa liberté, de ne plus avoir à souffrir les irritants bureaucratiques que sont les réglementations relatives aux économies d’énergie, à l’environnement et à la sécurité ».

Le taux de motorisation américain atteint aujourd’hui le niveau ahurissant de 800 véhicules pour 1 000 habitants. Depuis que les ingénieurs au service de l’industrie ont les coudées franches, ils s’amusent comme c’est pas permis à augmenter sans cesse la puissance des moteurs. Depuis 1984, ils l’ont doublée, la faisant passer de 95 à 190 CV. Le gain de puissance l’emportant largement sur le surplus de poids, les automobiles et camions légers d’aujourd’hui sont de véritables bombes de performance, littéralement des muscle cars, comme au début des années 1970, qui ne mettent en moyenne que 9,5 secondes pour accélérer entre 0 et 100 km/h, quatre grosses secondes de moins qu’il y a vingt ans. Tant de poids, de puissance et de performance en plus, alors que la consommation en carburant n’augmentait que d’un litre aux 100 km : Chapeau Messieurs les ingénieurs !

Où cela s’arrêtera-t-il ? Justement, il n’est pas prévu que ça s’arrête.

Les neuf grands groupes constituant l’essentiel de l’industrie automobile mondiale estiment que ni l’Amérique du Nord, ni l’Europe de l’Ouest ne procurent plus une croissance suffisante des ventes. C’est pourquoi ils ont ces 10 dernières années priorisé la motorisation des anciens pays de l’Est. Pour les 20 prochaines années, ce sont la Chine et l’Inde qui sont dans leur ligne de mire. C’est ainsi que, de 750 millions aujourd’hui, il est prévu que le parc automobile mondial passe la barre des 2 milliards de véhicules, d’ici 2030.

De fait, la demande de pétrole est aujourd’hui de 84 millions de barils par jour, dont 21 pour le seul marché américain. D’ici 2030, l’OCDE prévoit que la demande passera à 130 millions de barils par jour. Ce qui suffit à comprendre pourquoi les États-Unis se sont installés à demeure au Proche-Orient : qui a la main haute sur 75 % des ressources pétrolières du monde contrôle l’avenir du monde.

Au passage, l’industrie pétrolière mondiale en profite pour déployer ce qui constitue déjà la plus vaste entreprise d’extorsion financière de l’Histoire. Il y a tout juste deux ans, le baril de pétrole se négociait à moins de 30 $. Maintenant, c’est plus de 50 $. Les 100 $ vont venir plus vite qu’on pense.

Richard Bergeron
http://www.lautjournal.info/
* Chef de Projet Montréal

Image: Wolf Vostell, Malpartida