La tyrannie de l’économie pétrolière

Selon le classement des Nations unies, le Nigeria et l’Angola, les deux principaux producteurs africains de pétrole se trouvent actuellement au rang des nations les plus pauvres, plus précisément les plus appauvries par trois décennies d’exploitation pétrolière. Au Nigeria, le PNB/hab était de 1000 $, en 1970. Il n’était plus que de 320 $ en 1996.

L’ensemble des Etats rentiers (qu’ils exploitent du pétrole ou une autre ressource naturelle) présentent des caractéristiques communes. Vivant exclusivement de la rente et de sa redistribution, ils peuvent se permettre, par exemple :

– de ne pas établir de relations avec les acteurs économiques et sociaux,
– de ne pas développer une production propre dans d’autres secteurs.

Ils jouissent donc d’une très grande autonomie par rapport à leur population, puisqu’ils sont capables de fonctionner et de renforcer leurs services sans recourir à l’impôt. L’essentiel du jeu économique et socio-politique consiste dès lors à s’approprier les fruits de la rente et à déterminer quel est le groupe qui en bénéficiera le plus largement au détriment du reste de la population. Face à cette situation, on assiste ces vingt dernières années à une radicalisation des demandes liées à la redistribution de la manne pétrolière. Les troubles se sont multipliés et sont de plus en plus violents (voir la situation au Nigéria, au Congo… ), opposant tantôt des communautés ethniques entre elles, tantôt face à l’Etat, tantôt face aux multinationales.

Comment les pays africains affectent-ils la rente ? Plusieurs modèles ont coexisté.

• Au Nigeria : « le modèle d’investissement de la rente » dans les secteurs industriels soutenus par le pétrole (raffinerie, sidérurgie, … ) prédomine. La manne pétrolière fait aussi l’objet d’une consommation par les élites urbaines et de placements à l’étranger (fuites des capitaux).

• Au Congo : « Le modèle de consommation de la rente » par les élites prédomine. La manne pétrolière sert aussi à l’entretien d’entreprises publiques qui régulent le chômage. La fuite des capitaux est importante.

• Au Cameroun : « Le modèle de l’épargne » occupe la première place. Pendant vingt ans, les revenus du pétrole n’ont pas été budgétisés car il fallait, selon le gouvernement « mettre de l’argent de côté pour préparer l’avenir » (fuites massives de capitaux).

Si l’emploi de la rente est différent selon les pays, deux utilisations de cette manne sont communes à tous les états analysés.

– La rente nourrit la rente : les capitaux engrangés grâce à l’extraction du pétrole servent à entretenir « l’appareil de capture » de la rente.

– La rente alimente la dette : Les Etats pétroliers font partie des Etats les plus endettés d’Afrique. Pour « remédier » à cette situation, ils ont dû accepter des plans d’ajustement structurel entraînant par exemple des dévaluations massives, une libéralisation du commerce et la privatisation d’une grande partie des entreprises publiques ou parapubliques. Ces politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale, n’ont pas eu les résultats escomptée (aggravation de l’endettement). De plus, elles ont mis en évidence I’existence d’un phénomène de privatisation de l’économie bien avant l’imposition des plans d’ajustement. La plupart des entreprises d’Etat appartenaient à des proches du pouvoir qui les ont ensuite « officiellement » acquises. Ces acquisitions ont favorisé la corruption. Ces firmes servaient et servent souvent de paravent à des activités illicites (blanchiment d’argent, répartition des licences d’exportation…).

Dans leurs activités en Afrique, les multinationales du pétrole illustrent clairement un processus de socialisation des pertes et de privatisation et capitalisation des profits.

Profitant des faiblesses des réglementations sociales, environnementales et économiques (notamment sur le partage des bénéfices), réglementations qu’elles ont d’ailleurs soin d’influer, les multinationales du pétrole peuvent se permettre différents comportements :

• n’appliquer aucun des standards requis dans les pays industrialisés quant aux technologies utilisées et aux mesures d’impact sur l’environnement ;

• échapper aux obligations de provisionner des fonds pour indemniser les populations victimes en cas d’accidents industriels ;

• renvoyer constamment les responsabilités du privé vers le public, des compagnies pétrolières vers les Etats Africains (comme l’illustre le projet du consortium Esso, Shell, et Elf au Tchad et au Cameroun).


Le prix du pétrole

L’histoire du prix du pétrole est l’histoire d’un rapport Nord-Sud, ajusté par les Etats-Unis. Si dans les années 60, les membres de l’OPEP ont pu imposer une revalorisation du prix du baril, c’est que cette exigence rencontrait les intérêts stratégiques de Washington, à savoir limiter les importations américaines d’or noir et protéger les investissements déjà engagés en Alaska.

Dans les années 80, les contre-chocs pétroliers correspondaient eux aussi à l’expression d’un revirement de la politique énergétique américaine : la sécurité des approvisionnements ne passant plus par une augmentation de la production nationale, mais par la signature d’accords bilatéraux avec certains pays (Venezuela … ) et par un contrôle politique et militaire renforcé des principales réserves de production. Les prix ont chuté.

La présence des Etats-Unis en Afrique allait s’accroître dans les années 90, avec l’arrivée des « majors » pétroliers américains dans le Golfe de Guinée.

Les deux chocs pétroliers (73-74 et 79-82) ont quant à eux permis aux multinationales de rentabiliser un pétrole jusqu’alors fort cher, celui de la Mer du Nord ou de l’Alaska. Les firmes internationales ont ainsi progressivement acquis l’avantage technologique qui allait leur permettre de s’imposer en Afrique, au début des années 90. Les nations productrices, elles, perdaient l’avantage que leur avait concédé la récupération de la propriété foncière de leurs champs pétroliers (mouvements de décolonisation et de nationalisation).

Lire aussi :  Tout pour la route et des miettes pour les transports publics

Restructuration du secteur pétrolier dans les années 1990

En Afrique, on assiste à un retour en force des compagnies dans les activités de prospection et d’exploitation. Quelques chiffres reflètent leur « engouement » pour le continent noir, illustrant ce que le CODESRIA à Dakar appelle l’insertion rentière de l’Afrique dans la mondialisation. En 1997,. l’Afrique représentait 14% des exportations mondiales de pétrole brut. De 1987 à 1997, ces exportations ont augmenté de 43% alors que la moyenne mondiale se situait autour des 17%.

Aux dires des pétroliers eux-mêmes, l’Afrique sera dans les dix, vingt prochaines années « le champ de bataille le plus chaud, dans la répartition des nouveaux marchés pétroliers ». D’autant plus que les coûts de production y sont très bas et que les sociétés pétrolières peuvent espérer les faire encore baisser, grâce à l’utilisation massive d’une technologie de pointe. Cette insertion rentière de l’Afrique dans la mondialisation ne se passe pas sans conflits portant sur la redistribution de la rente ou le modèle de (non) développement qu’elle impose.

En effet, on assiste à une multiplication et à une radicalisation des troubles dans plusieurs pays (Nigeria, Congo…). Question ouverte : la concurrence féroce que se livrent les Français et les Américains dans la « course aux gisements » offre-t-elle une chance aux Etats africains de multiplier le nombre de leurs partenaires et de ne plus se retrouver seuls face une compagnie omnipuissante et omniprésente (Shell, Elf…) ?

Actuellement, le rapport de force entre pays producteurs africains et compagnies pétrolières internationales reste toujours favorable à ces dernières car :

• la situation d’endettement des Etats africains les oblige à recourir à la technologie et aux capitaux étrangers (voir Algérie, Congo…) ;

• les groupes pétroliers américains et européens ont, depuis les années 1980, fortement diversifié leurs investissements en Afrique vers les minerais énergétiques comme l’uranium et non énergétiques comme le cuivre. L’exploitation des gisements miniers et pétroliers se réalise de plus en plus en consortium, alliances stratégiques momentanées associant des concurrents aux portefeuilles d’activités diversifiées. Par cette nouvelle forme de concentration intersectorielle, les multinationales ont acquis dans les négociations une capacité « d’encercler » les Etats, à la merci de la rente qui leur est servie.

Une des questions qui se pose maintenant est de savoir si l’évolution des formes juridiques des contrats (abandon du système des joint-ventures au profit de contrats de partage de production) va permettre aux pays producteurs africains de se libérer de la tyrannie pétrolière et d’investir dans de nouveaux champs d’activité (agriculture, produits manufacturés…).

En ce qui concerne l’impact des activités des multinationales du pétrole en Afrique sur les résistances populaires, les constats sont aigus. On assiste à :

• un muselage de l’acteur syndical en Afrique (comme l’illustrent les lois de pouvoirs spéciaux contre les syndicats au Nigeria au milieu des années 1990) ;

• une privatisation de l’Etat. Au Nigeria, les manifestations contre Shell ont été réprimées par des policiers équipés (armes, voitures…) par la compagnie pétrolière ;

• une privatisation des normes environnementales. Le président du groupe de réflexion « Vision 2000 » qui étudie les orientations futures de l’industrie pétrolière au Nigeria est un ancien PDG de Shell-Nigeria.

Les stratégie de résistances au Sud et au Nord

• Au Sud : les résistances populaires sont multiples. Citons par exemple les résistances paysannes qui luttent pour une reconnaissance de leurs droits sur les terres ou pour une indemnisation de leur outil de travail quand celui-ci est dévasté par l’activité pétrolière… Ces luttes ont engrangé quelques succès face aux « stratégie de division » (à l’intérieur et entre les communautés) développées par les multinationales.

Dans le Delta du Niger au Nigeria, dans le bassin de Doba au Tchad, des coalitions de mouvements paysans, associations écologistes, groupes de citoyens mobilisés contre les politiques d’ajustement structurel imposées pour s’acquitter de la dette, s’unifient sur la revendication d’un « moratoire » quant à la poursuite des activités pétrolières. Ce moratoire devrait permettre aux peuples de redéfinir souverainement la place du pétrole dans le développement et les conditions imposées aux firmes privées pour son exploitation.

• Au Nord : l’appui apporté par les organisations du Nord aux divers mouvements du Sud sont de trois types :

– expertises et contre-expertises ;
– achats d’actions de transnationales par des groupes progressistes ; cette approche est très utilisée au Canada et aux Etats-Unis. Elle permet de participer aux AG’s des groupes et d’essayer un « contrôle » sur ses orientations futures
– les codes de conduite.
Ce dernier type d’appui est-il crédible lorsque l’on sait
– que les majors de l’industrie pétrolière continuent de museler l’acteur syndical et de contourner les conventions collectives ;
– que ces codes de conduite servent souvent de paravent à des activités qui restent éminemment destructrices ;
– que les sociétés internationales se sont systématiquement opposées aux travaux de la CNUCED en vue de rédiger « un code de conduite sur les transnationales » ;
– que l’intervention des ONG dans la rédaction de ces codes traduit peut-être une tentative de noyautage des associations citoyennes par les multinationales.

Source: Les multinationales du pétrole en Afrique
Séminaire organisé par l’AITEC, le GRESEA et IRENE, 17 et 18 mai 1999
http://www.globenet.org/