Le « Dakar » et l’indifférence

Le « Dakar » et l’indifférence
par Michel Caillat*

Le 28ème « Dakar » partira officiellement le 31 décembre à Lisbonne. De peur sans doute de voir quelques «anti-Dakar» manifester (des «brigands qui prennent le sport en otage»), les organisateurs ont éliminé depuis deux ans tout trajet en France. Le rallye ira du Portugal au Sénégal en passant par le Maroc, la Mauritanie, la Guinée et le Mali.

En 1988, René Dumont, l’auteur de « L’Afrique noire est mal partie » (1969) puis de « L’Afrique étranglée » (1980), déclarait : «Le rallye Paris-Dakar est indécent. Je compare cela à une bande de fêtards qui organisent un banquet mais pas chez eux, et qui entrent chez un pauvre pour ripailler sans l’inviter à partager (…). La vraie aventure c’est la lutte contre la faim». Depuis ces mots, tout a changé ou presque, sauf la situation des pays africains. Le produit intérieur brut par habitant (la richesse créée) est de 800 dollars au Mali, 1600 au Sénégal, 1900 en Mauritanie et … 25 000 en France. Le taux d’alphabétisation est partout inférieur à 50% contre 100% en France, et l’espérance de vie ne dépasse jamais 60 ans alors qu’elle est de 79 ans en France.

Devant l’utilisation, comme terre de compétition sportive, d’un continent meurtri par le SIDA, la disette et le surendettement, seule une poignée de militants osent encore crier : «Le Dakar est une aventure pour «nantis» en mal de sensation, il n’est pas une chance pour les habitants des pays d’Afrique mais une insulte, il est le symbole d’un «mal développement» de notre planète».

Le cri du célèbre agronome s’est définitivement perdu dans les sables. Aujourd’hui, les sportifs et les non-sportifs, et la plupart des associations et partis dits progressistes accrochés au mythe du «sport pur, neutre et innocent» se retrouvent dans un consensus désespérant. Ils veulent ne rien voir et pire, ne rien savoir : ni l’importance du budget nécessaire à la participation à l’épreuve, ni l’invraisemblable déploiement de moyens matériels, financiers et humains, ni l’indécent étalage de luxe, ni l’énergie gaspillée pour continuer à jouer sur le continent de la pauvreté absolue, ni les fantasmes de puissance, de vitesse et de domination liés à la « bagnole », ni l’alibi humanitaire, fausse pitié proche du mépris.

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Le Dakar bénéficiera une fois encore de plus de 100 heures de diffusion audiovisuelle et de plus de 4000 articles de presse soit au total plus de 7000 sujets tous médias confondus. Jamais son audience n’a été aussi forte. Certains événements sociaux d’une toute autre importance aimeraient avoir une telle « couverture ». Cette année encore, malgré l’évitement total du sol français, la radio (France Info) et la télévision (France Télévisions) de service dit public sont des partenaires privilégiés de l’épreuve, des « fournisseurs officiels » selon Amaury Sport Organisation (ASO), l’organisateur officiel. Qui s’en offusque ?

En 28 ans, l’indifférence au mal et aux inégalités a malheureusement gagné du terrain. Pouvons-nous accepter sans rien dire cette libre circulation « à tombeau ouvert » quand des milliers de jeunes Africains sont condamnés en Europe à la pire clandestinité et à l’expulsion ? Combien de temps faudra t-il encore pour déclarer « hors la loi » cette compétition sportive que les populations et gouvernements d’Europe refuseraient dans leur pays ?

Hurler contre « la horde sauvage » ne changerait sans doute rien au sort des populations des pays traversés mais se taire est une faute et une lâcheté. Un front commun des militants des droits de l’Homme pour dénoncer publiquement et par tous les moyens appropriés ce rallye qui s’apparente à une croisade néo coloniale est plus que jamais nécessaire. On peut toujours l’espérer en 2007…

*Michel Caillat, auteur de « Le Sport » (Collection Idées reçues, Editions Cavalier Bleu, 2002), est membre du Mouvement Critique du Sport.