Les déplacements sont-ils des biens de consommation ?

Contribution libre, au séminaire « Acheter ou louer les biens de consommation ? » organisé par l’Institut pour la ville en mouvement – PSA Peugeot Citroën les 26 et 27 janvier 2006.

Avec son séminaire « Acheter ou louer les biens de consommation ? », dont la deuxième partie est consacrée aux transports, l’Institut pour la ville en mouvement – PSA Peugeot Citroën contribue une nouvelle fois à la construction de l’idéologie du déplacement individuel motorisé comme consommation légitime. Cette approche oublie totalement les enjeux de la mobilité individuelle comme exercice d’une liberté autonome et autogène. En centrant son propos sur les véhicules particuliers, le séminaire fait ainsi l’impasse sur les vraies problématiques actuellement liées aux transports et passe à côté de débats essentiels sur l’avenir de nos sociétés, comme par exemple :

– Consommation et appropriation par les transports de ressources naturelles limitées. En brûlant du pétrole, en dégradant l’atmosphère et en accaparant les territoires, les transports mécaniques (leur fabrication, leur utilisation, leurs infrastructures), et principalement la voiture individuelle, s’inscrivent bien dans une logique de la consommation… pour laquelle la question de la possession ou de la location du véhicule est finalement de peu d’importance.

– Surenchère technicienne comme remède aux maux engendrés par la technique. La ville comme projet automobile, une identification ville-voiture, c’est ce que révèle le nom même de l’Institut (« la ville en mouvement » suivi de marques de constructeurs automobiles). Les villes sont polluées, bruyantes, encombrées, chacun en convient ; mais ici, ces défauts de la ville sont vus comme une catastrophe naturelle, qu’un surcroît de technologie pourrait endiguer ; alors qu’il s’agit des conséquences d’une construction tout à fait humaine.

– Expansion de l’espace et relâchement du lien social. On ne parle pas de lien social, on parle de routes et de déplacer les gens quotidiennement ; on ne parle pas d’urbanisme et des moyens de maintenir vivante la convivialité locale, on ne parle que d’accroître la mobilité des personnes. Le site internet de l’Institut pour la ville en mouvement – PSA Peugeot Citroën met en avant que se déplacer est un « droit et un plaisir ». Ne serait-ce pas plutôt un besoin, artificiellement créé et alimenté, et qu’il faudrait remettre en cause ?

Le séminaire centre sa réflexion sur les modes de consommation des transports, et tente ainsi de créer un effet d’optique masquant l’essentiel : la perpétuation et le renforcement d’un système dans lequel les transports sont une source de profits privés, industriels ou serviciels. De plus en plus, l’organisation du tissu urbain rend l’utilisation des transports mécaniques nécessaire. En acceptant de socialiser les coûts de construction et d’entretien des différentes voies de circulation, en refusant de sanctionner la dégradation de l’atmosphère due à la pollution et en réservant à l’usage exclusif des transports mécaniques une partie de plus en plus importante des biens publics que sont les surfaces au sol, les autorités publiques contribuent indirectement à l’enrichissement des marchands de transports.

Le passage de la propriété au partage marchand (location) des moyens de transports individuels est la grande interrogation de ce séminaire de janvier 2006. L’Institut pour la Ville en Mouvement – PSA Peugeot Citroën joue ainsi pleinement son rôle d’accompagnement de la mutation d’un capitalisme industriel fondé sur la production de biens matériels à un capitalisme tirant ses profits des services. En intégrant leurs anciens produits (voiture à vendre) à leur capital (voitures en location), les grands groupes automobiles ne font que varier les modalités des consommations qui sont à l’origine de leurs profits (matières premières, énergie, espace publique, air pur).

Et l’on peut se demander : si la voiture peut se partager, pourquoi la question du partage équitable de l’espace public qu’elle occupe – avec quelle perte de surface par personne transportée ! – ne serait-elle pas évoquée ? Si les transports sont des biens de consommation, pourquoi certains des coûts qui leurs sont liés (création et entretien de voirie, pollution des sols et de l’atmosphère, accidents corporels) ne
sont-ils pas intégrés à leurs prix ?

Ce sont donc les logiques de marchandisation des déplacements qu’il faut d’urgence interroger et critiquer. Il ne s’agit pas de savoir comment vendre ou louer au mieux les déplacements, il s’agit de savoir comment modifier nos comportements collectifs, comment modifier notre géographie pour limiter nos besoins en transports. Le changement de cap qu’il faut apporter dépasse de loin le découplage entre la croissance économique et la consommation de ressources ou la production de diverses pollutions. Les limites du système ne se réduisent pas à celles du capital naturel. Les limites du système actuel sont tout autant humaines et sociales qu’environnementales. Les contraintes et exigences du fonctionnement du système économique actuel montrent de plus en plus sa violence à l’encontre de la majorité des humains et diminuent la qualité du capital social de tous.

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Alors, les déplacements sont-ils des biens de consommation ? La réponse est non : les transports motorisés sont des maux, à ne pas consommer ! Ils dévorent nos libertés, nos espaces, nos liens sociaux, notre biosphère et nos vies.

Que de matière grise gaspillée dans ce séminaire pour une amélioration du système à la marge ! Plutôt que d’accompagner intellectuellement l’automobilisme économique et politique dans ses mutations, il nous paraît beaucoup plus important d’engager une véritable réflexion sur la sortie du système actuel de déplacements.

Nous demandons donc aux partenaires de l’Institut pour la ville en mouvement – PSA Peugeot Citroën (en particulier aux partenaires publics) de reconsidérer la caution qu’ils lui apportent avec cette collaboration et de participer à l’émergence d’une véritable pensée critique sur les transports.

Le Collectif Vélorution compte distribuer à cette occasion un tract aux participants de ce séminaire. (http://www.ville-en-mouvement.com/chaire_universitaire/)

Venez participer à cette distribution de 9h00 à 10h00 (environ) vendredi matin 27 janvier devant l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP-EAP) 79 av de la République 75011 Paris – Métro St Maur.

Merci ! Vélorutionnairement,
Jérôme et Philippe

« À pied, les hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement. [.] Dès que les machines ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant un réseau d’itinéraires obligés produits industriellement, engendré un manque de temps sans précédent. Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail. »
Ivan Illich, Energie et équité (1973)

« Les transports, à en croire le discours qu’ils véhiculent, produiraient l’accès au monde et aux autres. Disons qu’ils peuvent tout au plus produire les conditions qui favorisent la capacité autonome d’accès au monde et aux autres. Ils peuvent aussi la détruire. Nous y sommes.

L’autonomie implique ici un rapport à l’espace fondé sur des déplacements à faible vitesse, recourant pour l’essentiel à l’énergie métabolique de celui qui se meut. Si l’on n’est soumis à aucune contrainte, on ne marche que dans des lieux que l’on aime. La vitesse motorisée n’a d’intérêt que quand il s’agit de s’éloigner de lieux indésirables ou de vaincre des distances perçues comme des obstacles.

La sou­mission de l’homme industriel aux véhicules révèle qu’il ne se sent chez lui nulle part, ou presque. Si l’homme habite en poète, le malheur de vivre dans un endroit inhabitable ne pourra jamais être compensé par l’accroissement des possi­bilités de le fuir le plus souvent possible. ” Les usagers, écrivait Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop sou­vent. ” L’alternative radicale aux transports actuels, ce ne sont pas des transports moins polluants, moins producteurs de gaz à effet de serre, moins bruyants et plus rapides ; c’est une réduction drastique de leur emprise sur notre vie quoti­dienne. Il faut briser pour cela le cercle vicieux par lequel une industrie contribue à renforcer les conditions qui la ren­dent nécessaire ; par lequel les transports créent des dis­tances et des obstacles à la communication qu’eux seuls peuvent franchir. »
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé (2002)

Annexe : liste des partenaires de l’Institut pour la ville en mouvement – PSA Peugeot Citroën