L’Hommauto

Ouvrage de Bernard Charbonneau de 1967

“Paris n’est plus, ce n’est pas Hitler mais Citroën qui l’a détruit”. Bernard Charbonneau

Bernard Charbonneau est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages (dont une dizaine environ que l’on peut trouver en librairie), sans compter plusieurs inédits. (Publication prochaine de : “Comment ne pas penser” aux Édition Opales.) Il a également publié de nombreux articles dans des revues et journaux divers telles que “La Gueule Ouverte”, où il tenait, dans les années 70/80, sa “Chronique du terrain vague” alors que, dans le même temps, il s’exprimait dans les revues protestantes “Réforme” ou “Foi et Vie”. Plus tard, il collaborera régulièrement à la revue écologiste “Combat Nature”.

Homme de parole, de convictions et de fidélité, penseur paradoxal, toujours en quête de son Graal, la “liberté”. Pour Bernard Charbonneau la liberté n’est pas donnée, elle est à prendre.

Ses craintes de la voir réduite s’expriment aussi dans l’hommauto.

Jacques Ellul (1912-1994), sociologue et théologien, sans doute plus connu aux États-Unis qu’en France et auteur notamment de l’ouvrage intitulé ” la technique ou l’enjeu du siècle” (1954, réédité en 1990) était l’ami de Bernard Charbonneau et se reconnaissait comme son disciple. L’un comme l’autre ont mis en lumière les effets pervers d’une techno-science sans conscience.

“Notre table rase”, et ” Tristes Campagnes ” aujourd’hui introuvables, font partie avec “L’hommauto” de ces pamphlets publiés chez Denoël autour des années 1970.

Bernard Charbonneau supportait mal la vie dans les grandes villes en général et la vie parisienne en particulier. Quand, par exemple, contraint de se rendre chez son éditeur, il était amené à prendre le métro, la foule compacte qui se pressait l’effrayait; “hydre aux mille visages anonymes et fermés”. Il est évident qu’il préférait la marche à pied, la lenteur, le silence, propice à la méditation, à la réflexion, à une forme de volupté. Car ce penseur exigeant (et même dur) avec lui-même comme avec les autres était aussi un sensuel, encore un de ses paradoxes.

Certes il n’aimait pas beaucoup la voiture (il disait plutôt avec un brin de mépris : “la bagnole”) mais il ne la rejetait pas totalement, car il n’était pas hostile par principe à toute innovation technologique ; en fait il se méfiait d’un moyen de transport qui, sous prétexte de nous libérer, pouvait nous asservir. En outre il craignait de voir poindre le spectre d’un système totalitaire “un implacable totalitarisme routier” pour éviter “l’Apocalypse de l’explosion ou de la paralysie automobile” .

En somme Bernard Charbonneau n’a cessé de défendre l’idée que toute innovation avant d’être adoptée devrait être l’objet d’une réflexion approfondie, d’un débat, et que tous les paramètres devaient être pris en compte, avant de décréter qu’il s’agit bien d’un progrès. Un tel souci qui semble pourtant frappé au coin du bon sens ne pouvait qu’apparaître comme utopique, parce qu’incompatible d’une part avec le mythe du Progrès (qui veut que tout changement soit une amélioration) et d’autre part avec les intérêts notamment économiques qui sont en jeu chaque fois qu’est lancé un projet ou un produit nouveau.

Dans le cas de “la bagnole”, Bernard Charbonneau appelle de ses vœux un autre chauffeur qui ne soit pas aliéné par sa création et une autre voiture. Un chauffeur qui ” reprenne le volant ” et dont la voiture (terme préférable à celui d’auto-mobile) soit remise à sa place. Conçue par l’homme, conscient et responsable, afin d’être à son service et refusant qu’un objet ne dévore son temps, son espace et finalement sa vie.

Par rapport à l’idéologie de la bagnole, Bernard Charbonneau renvoie dos à dos gauche et droite, socialistes et capitalistes, bourgeois et prolétaires. On sait que la phraséologie de gauche emprunte traditionnellement à la mythologie progressiste et malgré la relative dévaluation du mythe, elle continue à utiliser ce vieux ressort. La religion du Progrès nous a en effet enseigné qu’il fallait aller de l’avant, que demain était forcément mieux qu’hier… Dans son avis introductif au lecteur, Bernard Charbonneau n’hésite pas à pousser ce cri : “Stop! Voie sans issue! Demi-tour!”

Certains mots reviennent dans ses écrits comme des cauchemars : “banlieue”, “zone”, “terrain vague”, “limbes”… Vision apocalyptique d’un monde de laideur, d’uniformité et de désolation. A plusieurs reprises il exprime sa crainte de voir le “système” n’engendrer que le chaos… “A moins que…” ajoute-t-il… A moins que l’individu ne se décide enfin à reprendre en main son destin.

L’Hommauto Essai Bernard de Charbonneau (Denoël 1967, réédité en novembre 2003) Ouvrage dédié “au mort inconnu de la seconde tuerie motorisée”

AVIS AU CONDUCTEUR : Résumé de la thèse… – Le nouveau Dieu c’est la machine… en l’occurrence ” ce gros cafard aux yeux fixes : l’automobile “. ” A 150, elle fonce droit au but, vers l’avenir. Lequel ? Nul ne sait. ” – Importance de l’économie de la bagnole… L’auto envahit le temps et l’espace… – L’homme occidental tend à faire corps avec sa bagnole… Lhommauto forme un tout dans sa coquille à moteur. Un délicat mammifère enfermé dans une coquille de métal. L’auto-mobile commande… ” Nous y vivons, mangeons, dormons, nous y faisons l’amour et nous y mourons… ” – Sacrifice sanglant à la divinité : l’hécatombe routière… – Le chauffeur reprendra-t-il le volant ? Bernard Charbonneau craint qu’il ne faille changer à la fois la bagnole et le chauffeur. Et Bernard Charbonneau d’inviter aussi à marcher, tout simplement…

Complété par le chapitre introductif intitulé : AUTO-MOBILE

“L’Occidental a inventé l’auto pour aller où il veut ; et finalement il va où va la bagnole, c’est-à-dire n’importe où car une machine est sans pensée.

I. HISTORIQUE DE LA BAGNOLE

Pendant des millénaires et des millénaires, l’homme n’a été que fort peu mobile. Ce n’est que poussé par l’extrême nécessité: la faim, la peur, le danger ou entraîné dans quelque aventure violente à la suite d’un chef persuasif, que l’homme que ce soit à pied et en haillons ou à cheval et armé de pied en cap se mettait en route. …

“Mais l’homme n’est pas un arbre ; bientôt quelque chose se mit à bouger, dans son corps ou dans sa tête. LE RÊVE DE LIBERTÉ HANTE L’IMMOBILE…

Bernard Charbonneau peint d’une manière humoristique l’évolution des techniques qui a conduit à l’automobile de la 2e partie du XXe siècle. Au départ il y a le rêve prométhéen de l’homme, son besoin de ne pas accepter sa condition de piéton, son désir de liberté. C’est le ” démon de la connaissance et celui de l’absolu ” ont poussé l’homme à inventer. Le ” rêve de liberté hantant l’immobile ” et ” l’esprit s’exaspérant de ces cuisses et de ces pieds pesants… alors il fut inventé la roue”.

La liberté, l’automobile idéale, c’est “le Saint-Esprit qui souffle où il veut. La puissance du moteur est absolue, tandis que le poids du châssis est nul : donc pas de problème de freinage, ni de parking ; libre de tout ravitaillement, indépendant de l’infrastructure, capable d’atterrir n’importe où, le Saint-Esprit des chrétiens réalise le rêve auto-mobile, la liberté absolue : la symbiose de l’auto et de l’avion. A un niveau plus modeste, l’auto-mobile est un produit de la liberté bourgeoise… une liberté de série… ”

II. DE L’ESPÈCE ET DES GENRES AUTOMOBILES

Mais l’auto c’est aussi le tank, le tracteur, l’autocar qui permet de retrouver en vacances, la promiscuité du quotidien: ” Irun-Séville et retour en cuisant dans les steppes de Ciudad Réal “. Quant au camion (” costaud et goguenard “) il règne et il emmerde tout le monde!

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III. MORPHOLOGIE DE LA BAGNOLE

Le pétrole est partout : gaz d’échappements, bitume, on parle de produits cancérigènes mais “le seul (?) cancer provoqué par Esso c’est la prolifération des bagnoles et du plastique”… Poussant plus loin la satire, Bernard Charbonneau qui considère que le bolide est prévu pour rouler et rouler toujours, peu importe le but. Échangeurs et autostrades symbolisent cette fuite, ce flot continu. Dans cette perspective, le frein est un élément négatif, hérissons, chats ou poulets font les frais du manque de contrôle de l’objet par le sujet quand ce n’est pas le cycliste ou le piéton. Quant au pare-chocs il “pare assez bien celui du chat ou du poulet, déjà moins celui de l’affreux vélo dont le guidon peut encorner la carrosserie ; pour ce qui est de parer le choc du platane, le pare-chocs terrorisé court se cacher sous la banquette arrière.” “Plus de hérissons, ni de chiens, ni de chats, mais une étoile de tripes vite absorbée par le goudron.” “De plus en plus l’homme fait corps avec la voiture” comme Jonas dans sa baleine. Nous sommes ici à la limite de la science fiction, à l’aube du meilleur des mondes automobiles, quand le rêve de liberté s’est mué en cauchemar. Voici le mutant, l’hommauto. “Dans le sein de l’auto l’homme mue ; coincé dans sa 4 CV, il se ratatine en prenant la position confortable du fœtus. Le cul, bientôt de plomb, s’écrase pour coller en ventouse au dunlopillo ; tandis que les reins épousent le dossier, le ventre proémine.”

IV. SOCIOLOGIE DE LA BAGNOLE

“Le char du progrès s’est ébranlé, et peu à peu il s’accélère ; mais il n’emporte pas seulement ses passagers, avec lui c’est l’univers humain tout entier qui démarre.” “Ainsi la courbe de la production automobile monte sans arrêt vers la noosphère de la Bagnole absolue.” Il faut adapter la ville à la voiture et pourquoi pas l’homme. On voit bien comment le problème se pose, par exemple à Paris et combien sont immenses les efforts à déployer pour reconquérir quelques espaces pour les piétons. “La machine à essence est notre fatum autant que l’outil de notre liberté.” “La politique est l’art de l’adaptation de l’homme et de son esprit au réel, c’est-à-dire aujourd’hui à l’automobile… le gouvernement n’a plus le temps de prévoir comme autrefois, et ce qu’il appelle faire l’Histoire, c’est courir après la bagnole.” “Et si la religion et l’idéologie ne suffisent pas à éluder les problèmes posés par l’auto, il nous reste un ultime espoir : la science.” “Mais la science comme l’auto n’étant qu’un moyen qui ne se réfère en principe à aucun critère religieux ou moral, au nom de quoi s’élèverait-elle au-dessus de la société qui la finance?” Science sans conscience… “Réalistes” et idéalistes énervent Bernard Charbonneau, car ils sont complices du processus: “l’abandon au progrès postule l’immuable. Nous pouvons appuyer sur le champignon, la France sera toujours la France, qu’elle soit munie d’une lance ou d’une bombe H…L’homme peut muer et se mouvoir à l’infini, il ne risque pas de disparaître ; il n’y a pas de nature humaine. Pour se rassurer, il suffit de s’en tenir au réel, et à l’immédiat : au compteur ou à l’essuie glace, tout au plus à la route qu’il faut quand même considérer.”

DEUXIÈME PARTIE : MOURIR EN BAGNOLE DU SACRIFICE AUTOMOBILE

L’auto c’est aussi un symbole de pouvoir, un moyen de se distinguer et un défouloir pour Pécuchet. “Freud ne pourrait-il s’associer à Citroën pour donner à la DS l’occasion de satisfaire sa libido? Au lieu de platanes intraitables, les bas-côtés seraient peuplés de chiens, de chats _ et pourquoi pas? _ de vieillards en plastique. L’auto sans danger pour elle et pour les autres, pourrait leur passer sur le corps ; les crânes en polyéthylène éclateraient comme des noix, un pseudo sang giclerait d’entrailles bleuâtres en nylon…”

DU CADAVRE AUTOMOBILE

La bagnole occupe l’espace (parkings, autostrades, échangeurs, restoroutes etc. etc. et ses déchets jalonnent le paysage. Bernard Charbonneau parle de la situation d’après-guerre et d’une époque ou la bagnole était reine. Certes au début du XXIe siècle elle n’a pas encore été remise à sa place : elle occupe bien trop d’espace, entraîne autant de victimes qu’une guerre ou qu’une épidémie, l’hommotau qui ne sait vivre sans sa bagnole et qui ne peut faire un kilomètre à pieds n’a certes pas disparu. La bagnole est toujours un produit qui a une forte valeur symbolique mais il est vrai aussi, les écolos n’y étant pas pour rien (et parce que c’est économiquement rentable) que de nos jours le recyclage des pièces et des matériaux s’est généralisé, qu’on voit de moins en moins d’épaves abandonnées au bord des routes ou en plein champ. La vision de la bagnole finissant sa vie à la campagne n’en est pas moins pittoresque. La bagnole est ici personnalisée, et la nature reprend ses droits, ce qui relativise quelque peu le triomphe de la technique. Bernard Charbonneau pose sur ces épaves un regard à la fois critique et amusé. La peinture qu’il en fait pourrait inspirer un artiste contemporain.

CONCLUSION : ARRIVER EN VOITURE

Fatalisme :”La justification automobile n’a rien d’original. Comme toute société, celle-ci préserve sa structure par deux ordres d’arguments : l’auto est ce qui est , donc ce qui doit être ; mais par ailleurs il est vain de la mettre en cause, parce qu’en quelque sorte elle n’existe pas. L’automobile est un fait, la nécessité _ historique ou divine, peu importe, cela dépend si le chauffeur est marxiste ou catholique , que nous ne pouvons esquiver. Elle est aussi le but suprême : la liberté et le bonheur pour tous, que la société se doit de réaliser.

Bernard Charbonneau, on le voit bien, aime ce qui est à l’échelle humaine : la lenteur de la marche à pied ou les déplacements à vélo, le contact direct avec la nature et ses semblables. En même temps il comprend que l’homme s’il a des racines n’est pas un arbre et que son désir, sa curiosité, son orgueil peut-être, le pousse en avant. Bernard Charbonneau lui-même a milité pour un changement des rapports et des relations humaines. Il sait que rien n’est jamais figé et il milite pour que l’homme, l’individu, la personne humaine, prenne en main son destin, qu’il se révolte contre “la force des choses” et n’accepte pas d’être aliéné que ce soit par la machine ou par quelque pouvoir totalitaire que se soit (Etat, idéologie ou église). Enfin, Bernard Charbonneau qui entend toujours proposer une alternative à l’apocalypse et au chaos propose de penser “un autre chauffeur” et “une autre voiture”. La bagnole serait remise à sa place. Car la bagnole n’est pas “la liberté”, elle n’est qu’un moyen de transport qui devrait être le plus sûr et le moins polluant possible. Mais il y en a d’autres et le piéton devrait ainsi retrouver ses droits.