De Tokyo à Londres en passant par Paris : Faut-il supprimer la voiture ?

Christophe Boltanski pour Nouvel Obs (France)
Le 17-09-2007

La chasse à la bagnole est ouverte. La France, elle aussi, se convertit au transport  »doux ». Tram, vélos en libre-service, auto-partage… A l’approche des municipales, chaque maire défend son projet. Christophe Boltanski a enquêté sur ce nouvel idéal citadin qui risque aussi d’élargir le fossé entre centre et banlieue.

A droite, deux policiers verbalisent un jeune motard, coupable d’avoir remonté la bande d’arrêt d’urgence. Sur la voie de gauche, un conducteur se cure le nez. Attention, sale caractère, prévient l’autocollant plaqué sur son pare-brise. Derrière lui, un livreur tient son volant à bout de bras, comme s’il essayait de le pousser. Inutile. Sa voiture est à l’arrêt, comme les autres. 7h22 et un énième bouchon. A6 = BP 29 min, annonce le panneau à diode, suspendu à une passerelle. Traduction : 29 minutes pour rejoindre le périph. Même à pied, ça irait plus vite. Une sirène de pompier fait craindre le pire. Il y a beaucoup de difficultés en direction de Paris, confirme l’animateur de RMC qui souhaite courage et patience à ses auditeurs motorisés. Ces amas de tôles immobiles contiennent surtout des hommes solitaires.

Des murs antibruit, recouverts de graffitis, forment leur horizon immédiat. Au loin, une brume grisâtre enveloppe la tour Montparnasse. Un jour ordinaire dans la vie d’un Francilien à quatre-roues.

Non, il n’y a plus d’automobilistes heureux. En tout cas, pas ici, pas à cette heure-là. Sur l’autoroute, la station-service prend une allure de refuge par temps de cyclone. Dire que notre vie est devenue infernale est une lapalissade, admet Dominique, médecin. Avant, conduire était perçu comme un plaisir. C’est devenu une contrainte. Près de la machine à café, un transporteur, l’oreille collée à son téléphone portable, prend des nouvelles du front. Quarante minutes jusqu’à la porte d’Orléans !, crie-t-il à la cantonade. Non loin de lui, apposée près de la pompe à essence, une affichette proclame encore : Vive la liberté ! Et si la liberté était en train de changer de camp ?

Longtemps associée à la voiture, elle accole son nom, depuis le début de l’été, à un moyen de locomotion beaucoup plus rudimentaire. Un cycle argenté, avec un guidon en forme de V comme Vélib’. Une petite révolution effectuée en un coup de pédales. Paris n’a pourtant rien inventé. Plusieurs expériences de vélos en libre-service avaient été menées à La Rochelle, à Rennes, en Allemagne, plus récemment à Oslo ou à Vienne. Trop timorées, trop dispersées. C’est Lyon qui a trouvé la solution avec Vélo’v. Son secret ? L’effet de masse. On est également arrivé à la conclusion que ça ne marche pas au-dessous de 10.000 vélos. Il faut permettre aux gens défaire quasiment du porte-à-porte, explique Céline Lepault, qui pilote le projet à la Ville de Paris.

Vélib’ ne cesse de faire de nouveaux adeptes. Il compte déjà plus de 2,5 millions d’utilisateurs. Certains jours ensoleillés d’août, son opérateur, JCDecaux, a enregistré près de 100.000 déplacements. Avec la rentrée, l’intérêt pour ce vélo en libre-service n’a pas faibli. Bien au contraire. Nadine, conseillère en marketing, vient de prendre un abonnement à l’année. Elle compte l’utiliser pour aller à son travail. J’ai déjà un vélo. Mais celui-là, je n’ai pas peur de me le faire voler. Et, au retour, s’il pleut, je ne le prends pas.

Le système séduit par-delà les frontières. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, Jenny Jones, une adjointe au maire de Londres, s’extasie devant l’engin. Cela me semble fantastique, déclare-t-elle. C’est ce dont on a besoin aujourd’hui. Le vélo peut rendre la ville plus agréable et plus propre. Si cela ne tenait qu’à moi, nous l’adopterions demain. L’élue britannique finit par détraquer la machine à force de poser et reposer son Vélib’ sous les flashs des photographes. Sa visite en compagnie de la première adjointe de Bertrand Delanoë, Anne Hidalgo, se déroule à grand renfort de publicité. Grâce à Vélib’, le maire de Paris bat des records de popularité. A six mois des municipales, c’est devenu l’une de ses principales armes électorales. Nombre de ses collègues de la proche banlieue voudraient l’étendre à leurs communes. Même le président du groupe UMP au conseil régional d’Ile-de-France, Roger Karoutchi, un apôtre des autoroutes, souhaite une expérimentation en petite couronne de Vélib’. Un casse-tête juridique et commercial.

Dans les grandes villes françaises et européennes, c’est la fin du tout-voiture. Partout ou presque, le trafic auto recule dans les hypercentres au profit de transports doux. Moins 19% à Paris par rapport à 2001, idem dans le coeur de Londres, – 20% à Bordeaux… Toulouse vient d’inaugurer sa deuxième ligne de métro et lance en novembre son système de vélos à carte. Strasbourg, la pionnière, parachève un réseau de tramway, avec des stations de correspondance et des parkings le long des lignes. Même Marseille, ce mauvais élève constamment au bord de l’apoplexie, s’y met. La cité phocéenne possède enfin un tramway, 11 kilomètres de ligne. Un début modeste. Cela n’empêche pas Renaud Muselier, le premier adjoint au maire (UMP), de promettre une réduction de 30% de la circulation automobile dans le centre-ville d’ici à 2010.

Pour parvenir à ses fins, chacun a sa méthode. Estimant que le morceau de bitume était une denrée rare, donc coûteuse, la ville de Londres a instauré un péage et envisage maintenant de moduler sa taxe en fonction des heures creuses ou d’affluence. Paris a réduit l’espace disponible, en créant 63 kilomètres de couloirs de bus, en élargissant les trottoirs, en traçant des pistes cyclables, selon le principe qu’un tuyau étroit laisse écouler moins d’eau. Comme son patron, Bertrand Delanoë, Denis Baupin, l’adjoint Verts, chargé des transports, juge le péage discriminatoire, mais n’exclut pas d’y recourir si (sa) politique ne fonctionne pas. Genève a instauré un droit à la mobilité. Si un automobiliste dispose d’une station de transport en commun à proximité de chez lui, il paie une petite fortune à chaque fois qu’il se gare dans le centre-ville. Dans le cas contraire, il bénéficie d’un tarif privilégié.

On n’est pas dans l’épiphénomène. On est dans une tendance de fond, insiste le sociologue Bruno Marzloff, spécialiste de la mobilité. Partout, les signes se multiplient. De Singapour à NewYork, d’Amsterdam à Bruges ou Tokyo. La lassitude à l’égard de la voiture est générale. Une ère s’achève. Il y a trente-cinq ans, Pompidou voulait des villes dessinées pour et par l’automobile. Elle était garante de prospérité, de vitesse, de liberté, d’accomplissement individuel, de bonheur familial. Elle a envahi l’espace public, chassé les tramways, grignoté les trottoirs. La voilà devenue une pestiférée, pis, un fardeau synonyme de bouchons, d’accidents, d’étalement urbain, d’égoïsme. Et surtout de pollution, n’en déplaise aux constructeurs, la voiture propre n’existant pas encore. Elle rejette toujours particules, benzène, dioxyde d’azote et gaz à effet de serre. La voiture n’est pas adaptée à la ville, insiste Denis Baupin. La solution n’est pas de l’éradiquer mais d’en faire un complément aux modes de déplacement réellement adaptés comme les vélos, le métro, les bus. Avant, on parlait du métro comme de la deuxième voiture. C’est l’inverse qui doit se passer. La voiture doit être le deuxième métro. Il vient d’ailleurs de sortir un livre au titre évocateur : Tout voiture, no future (1).

Autrefois, des écolos qui, comme lui, appelaient à la croisade antivoitures, prêchaient dans le désert. A son arrivée à l’Hôtel de Ville, Baupin était qualifié d’ayatollah vert par ses adversaires. Aujourd’hui, presque tous les maires de grandes villes, quelle que soit leur étiquette, ne parlent plus que de respect de l’environnement et de transports doux. C’est devenu consensuel. Ce que fait Alain Juppé à Bordeaux n’est pas très différent de la politique conduite par Bertrand Delanoë à Paris, souligne l’urbaniste Benoît Juster, consultant en mobilité. Ils ont tous compris que c’était payant politiquement, s’amuse Denis Baupin.

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Christian Gérondeau, le président de la Fédération française des Automobile-Clubs, en convient. Il ne compte plus beaucoup d’alliés. Y compris à l’UMP Oui, je suis tout à fait seul. Mais j’ai les faits avec moi. Il dénonce un leurre. La circulation globale, affirme-t-il, n’a pas diminué. Elle s’est juste déplacée : Quand on réduit le trafic dans le centre-ville, il se reporte sur les pourtours. Au niveau des aires urbaines, l’agglomération au sens large, la physionomie d’ensemble ne change pas. En moyenne, 85% des déplacements continuent de s’effectuer en voiture. Et de citer l’exemple de Nantes, élève modèle en matière de transports en commun. Résultat : les gens et les commerces fuient le centre, et la rocade extérieure explose.

Une ville sans voitures, c’est une ville morte ou une ville musée comme Venise, prévient Jean-Pierre Orfeuil, professeur à l’Institut d’Urbanisme de Paris. Réduire la mobilité a un coût économique. Quand on ne peut plus se déplacer, une partie de l’activité déménage assez spontanément en banlieue. Paris aurait, selon lui, perdu 5% d’emplois en sept ans. Cette tendance décroissante existe depuis de très longues années. Mais elle tend à s’accélérer. Si le trafic diminue au coeur de la cité, il augmente à la périphérie et sur les interurbains, confirme Jean-Pierre Orfeuil. Pourtant, les enquêtes le montrent : l’automobiliste ne demande qu’à renoncer à son véhicule. Les Français sont croyants, mais pas pratiquants. Ce n’est pas de la schizophrénie. Tout le monde est d’accord pour que ça change. Mais où sont les réponses alternatives ?, s’écrie Bruno Marzloff.

Paris, porte d’Orléans, 8h30 du matin. Une nouvelle station-essence, ce piège à voitures. Interrogé, Fabrice, conducteur de 37 ans, un siège bébé à l’arrière, ressent d’emblée le besoin de se justifier. Je n’ai pas vraiment le choix. J’habite près de l’Hôtel de Ville, je dois déposer ma fille chez une assistante maternelle, à 2 kilomètres de la maison, et je travaille à Bagneux. Et quand je quitte mon boulot, après 20 heures, il y a un bus seulement toutes les heures. Bruno, développeur d’enseignes, sillonne la France au volant de son véhicule de société, mais à Paris il utilise son scooter. Les transports en commun ? Pas question. La RATP est en grève une fois sur deux. Etre tributaire de ces gens-là ? Non merci ! Chacun a sa bonne raison. Jean, architecte en complet-cravate, a des rendez- vous dans tous les coins de la banlieue et emporte avec lui des documents, des maquettes. Au volant d’une camionnette, Yan, plombier de 22 ans, dit avoir déménagé à Orléans, faute de pouvoir circuler dans la capitale.

Il faut développer le métro et le RER en banlieue. Voilà le vrai enjeu. Et ça, ça ne se fait pas du jour au lendemain, déclare Jean- Pierre Orfeuil. Problème. Leurs structures en étoile ne permettent pas les déplacements d’une banlieue à une autre. D’où la nécessité de développer des rocades ferroviaires, comme le projet de Métrophérique, tou jours en panne, car personne ne veut payer. Paradoxe. On n’a jamais autant parlé de transports publics et jamais aussi peu investi, remarque Francis Roi-Tanguy, ancien directeur de l’Equipement. Dans les années 1970, à la glorieuse époque du RER, la France dépensait quatre fois plus pour ses réseaux collectifs qu’aujourd’hui. L’Etat ne cesse de diminuer ses concours. Les élus locaux refusent d’augmenter leurs impôts. Trop gros, trop chers, ces moyens lourds sont mal adaptés aux zones dites périurbaines, ces grandes couronnes semées de pavillons. Et, à cause de la voiture, de la flambée immobilière, du désir d’habitat individuel, ces taches urbaines ne cessent de croître. Autour d’une ville comme Rennes, elles peuvent s’étendre sur un rayon de 40 kilomètres, indique Benoît Juster.

Alors, que faire ? La solution tient dans un mot répété à satiété par tous les experts : la multimodalité. Avant, tout était simple : la vie se résumait au triptyque auto-métro, boulot, dodo. Demain, l’homme mobile sera un zappeur qui jonglera entre différentes formes de déplacement. Il y aura bientôt quinze, vingt, trente modes, annonce Georges Amar, directeur de la prospective à la RATP. Un même véhicule peut générer plusieurs modes. Le Vélib’, par exemple, n’est pas un vélo, mais un mode de transport semi-public. A Curitiba, grande ville du Brésil, on a ainsi réinventé le bus. Ce métro de surface possède des stations tubulaires, des itinéraires protégés, même des correspondances. Une idée reprise et adaptée par Bogota et par Los Angeles. C’est le Bus Rapid Transit, le bus à haut niveau de service (BHNS), introduit à Nantes, l’an dernier, sous le vocable de Busway. L’intérêt ? Il coûte cinq fois moins cher qu’une ligne de tram.

La fin de la voiture ? Ca ne veut rien dire. C’est son usage qui va changer, explique Georges Amar. Pour désengorger ses autoroutes, la Californie mise sur le covoiturage, une forme d’auto-stop organisé par internet. L’Etat lui réserve des voies, des places de parking et un traitement fiscal de faveur. En France, pendant cinquante ans, la société Vinci a creusé des trous, aménagé des parkings souterrains, pour accueillir toujours plus d’autos. Aujourd’hui, elle réfléchit à la façon de transformer ses sites en plates-formes d’échange multimodales. Un lieu où l’automobiliste se muera en cycliste, en usager du métro, en promeneur, et on l’aidera à cela, déclare son directeur commercial, Patrick Jourdan. Avec Avis, Vinci Park se lance dans l’auto-partage, un système de location de voiture à l’heure, le temps d’une sortie nocturne ou d’une course à Ikea. Une voiture particulière passe 95% de son temps à l’arrêt, pourquoi ne pas la mettre en commun ? Un concept inventé dans les pays de l’Est par des comités d’immeubles qui se cotisaient pour acheter une Trabant, puis recyclé par des écolos suisses et allemands.

Il ne faut plus parler de transport, mais de mobilité, d’aptitude à jouer de différentes ressources. Dans cette nouvelle économie, le meilleur carburant, c’est l’information. On va googeliser la ville !, proclame le sociologue Bruno Marzloff. A quand un téléphone portable qui donnera l’heure du prochain train, le nombre de places disponibles aux stations Vélib’ ou la destination d’un autostoppeur ? Pour faciliter le passage d’un mode à l’autre, Hongkong a créé un titre de transport unique, Octopus, valable dans les parkings, les ferries, les bus… Fini la confrontation stérile entre le tout-voiture et le sans-voiture !, se félicite Bruno Marzloff. L’auto n’est plus qu’un maillon de la chaîne.

(1) Tout voiture, no future, Editions l’Archipel, 306 p., 18,95 euros.