Le bourrage de crâne automobile

par Pierre Gillet

« L’automobile a triomphé parce […] qu’elle est le symbole de beaucoup de fantasmes. C’est un outil qui va au-delà de l’usage pour l’apparence, les performances. Cela implique des éléments subliminaux ». Pierre Rabhi(1)

La publicité nous ferre avec des gonzesses à moitié nues qui kidnappent notre regard en nous mettant en joue avec leur poitrine généreuse : « Si tu veux toucher des filles comme nous, t’as intérêt à en avoir une grosse », voiture évidemment. On prend donc les femmes pour des putes qui ne s’offrent qu’à ceux qui auront les moyens de se les payer. Les femmes ? Non, les voitures, enfin les deux. Les hommes quant à eux, sont traités de gros cons phallocrates prêts à dépenser des fortunes pour se donner l’illusion qu’ils deviendront enfin quelqu’un que les femmes regarderont.

La publicité nous vante évidemment la liberté que nous procure la voiture, que nous sommes portés par la puissance du moteur (malgré les limitations de vitesse(2)), le tout en nous faisant croire que nous sommes en parfaite sécurité grâce à l’airbag, la ceinture, l’ABS…(3) (du coup, nous avons tendance à rouler plus vite…). Vous êtes en sécurité, vous pouvez y aller, vous êtes libres ! A vous l’aventure ! Et le « blaireau » qui ne sait plus que faire de sa liberté, incapable de s’inventer le moindre rêve en dehors de ceux proposés par la publicité, va se taper un petit crédit, pour une affiche, pour un fantasme, une illusion d’aventure dans un décor de campagne, un fond de nature que la voiture exploite et détruit massivement.

En définitive, comme elle l’a fait pour l’industrie du tabac, la publicité nous ment honteusement et nous pousse inlassablement vers une consommation aveugle.

Les « experts » eux, n’auront de cesse d’affirmer que la production automobile est « bonne pour la croissance », donc « pour l’emploi », donc pour le bonheur universel, Amen, comme dirait Oncle Bernard(4). On peut crever à petit feu, devenir esclave, si la croissance est au rendez-vous et qu’on a du boulot, alors on nage en plein bonheur, c’est mathématique, c’est l’Economie qui le dit ! Et nous nous agenouillons, comme nous l’avons fait devant Dieu, comme des clébards tout contents d’avoir un maître qui pense à notre place.

Nous rappellerons tout de même que l’économie, ce n’est pas de la physique, il n’existe pas de laboratoires, pas de lois, pas de protocoles expérimentaux. Contrairement à l’astrophysicien qui peut calculer et prévoir le déplacement d’un astre sur plusieurs années, l’économiste ne peut rien prévoir. L’économie est une « science humaine » qui n’est capable de fournir des explications des événements qu’après coup, a posteriori, à l’image de l’histoire. Imagine-t-on les historiens nous donner des formules et théorèmes pour expliquer l’avènement d’une guerre ou d’une révolution ?

Les « lois économiques » sont des abstractions de mathématiciens qui n’ont que peu de rapports avec la réalité. Pourquoi le PIB, le déficit budgétaire, la balance commerciale seraient-t-ils des indicateurs plus importants, plus révélateurs du bien-être de nos sociétés, que les taux de pollution de l’air ou de l’eau, le taux de suicides, le nombre de dépressions ou d’accidents de la route ? Ce qu’on appelle « économie », n’est qu’une « paire de lunettes comptable » présentée comme seule révélatrice du « vrai » monde. Pour le bien du plus grand nombre évidemment comme le clament les chantres du libéralisme. Illustration du partage des richesses : aux Etats-Unis, pendant les treize années de pouvoir Reagan et Bush (le père), « les 1 % des individus les plus riches de la population engrangèrent 1000 milliards de dollars. […] Entre 1977 et 1989, le revenu brut des 1 % les plus riches avait augmenté de 77 %. En revanche, pour les 2/5e de la population la plus pauvre, il n’y avait eu aucune augmentation. On pouvait, au contraire, constater un certain déclin » relate l’historien américain Howard Zinn(5).

La « science » économique n’est plus qu’un outil idéologique pour plumer le plus grand nombre et piller les ressources planétaires. C’est un peu raide, mais j’ai bien peur que ce soit une réalité.

L’Economie – l’idéologie marchande et financière – fonctionne comme une religion (la main invisible d’Adam Smith(6), omniprésente, omnisciente, n’est-elle pas à l’image d’un Dieu, grand régulateur et tout puissant ?). Elle répond, à sa façon, à la question du sens et peut faire fi de ses erreurs, de ses contradictions, de ses incohérences et va même jusqu’à nier la réalité si elle ne colle pas avec ses modèles. Il suffit de croire et d’avoir confiance, c’est pourtant simple bordel ! La croyance ! La confiance !

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Quant aux médias (à quelques rares exceptions près), même de bonne foi, même s’ils se disent à l’abri des pressions des actionnaires et des annonceurs, force est de constater leur terrible conformisme, leur conception du monde à sens unique à base de croissance économique et de progrès technologique, le tout franchement ethnocentrique et enrobée d’une morale chrétienne qui s’accroche à notre civilisation comme un vieux morpion(7).

Voici le résultat(8) du travail de conditionnement convergent des publicitaires, des économistes et des médias de masse qui répètent leurs « conneries » : en France, au début des années 1950, un ménage sur cinq possédait une automobile ; en 1970, nous sommes presque à une voiture par ménage, et aujourd’hui, 28 % des foyers fiscaux disposent de plus d’une voiture (et ce taux monte à 47 % pour les ménages ayant des enfants scolarisés), soit 520 véhicules pour 1000 habitants. Chiffres à comparer avec les 130 véhicules pour mille habitants en Argentine, les 90 du Brésil, les 85 du Chili, ou encore les 9 en Inde. Le succès est tel, qu’actuellement, à chaque seconde, trois personnes achètent une voiture quelque part dans le monde. Aujourd’hui plus de 500 millions d’automobiles circulent dans le monde et sûrement plus d’un milliard vers 2015 !

Rien qu’en Chine où l’on compte actuellement quelque 20 millions d’automobiles, 1000 voitures de plus sont mises en circulation chaque jour, et on « espère » en vendre 180 millions dans les prochaines années (peu par rapport au nombre d’habitants mais ce n’est qu’un début).

Pour remplir les réservoirs de ces nouveaux véhicules, l’A.I.E. (Agence Internationale pour l’Energie) prévoit que la Chine aura besoin d’importer environ 9,8 millions de barils par jour dès 2030, soit 3,5 milliards de barils par an. Une quantité gigantesque qui dépasse la totalité de la production de l’Arabie Saoudite !

La voiture, comme tout ou presque, n’est qu’un moyen de faire du pognon, avant toutes autres considérations, « l’argent a toujours raison ». Le pire, c’est que nous resterons hébétés, paralysés autant que fascinés, devant nos petits écrans qui nous permettront d’assister en direct à la disparition de nos sociétés d’opulence(9).

Pierre Gillet
La tyrannie de l’automobile
Du rêve à la calamité
Éditeur : Homnisphères
Octobre 2007, 112 pages, 10.00€

Notes

1. Remarque judicieuse de Pierre Rabhi, agriculteur, spécialiste international pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la désertification auprès de l’ONU, cité dans le numéro de février 2002 du mensuel Silence.

2. Le gouvernement des Pays-Bas veut réduire la vitesse hors agglomération à 80 km/h. En Suède, la vitesse sur autoroute est limitée à 110 km/h pour les 5 voies, 90 km/h pour les 4 voies et 70 km/h pour les voies ordinaires. En ce qui concerne les radars, la France en compte actuellement 1000 (1 tous les 1000 km en moyenne !). A titre de comparaison, on en dénombre 7700 au Royaume-Uni et 5000 aux Pays-Bas (Fnaut-Infos septembre 2005).

3. Et le piéton ou le cycliste, ils sont en sécurité eux ?

4. A lire Antimanuel d’économie, Bernard Maris, Paris, Bréal, 2003. C’est limpide et salutaire.

5. Une Histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, Howard Zinn, Marseille, Agone, 2002.

6. Adam Smith, économiste anglais (1723-1790), auteur du premier grand traité du capitalisme libéral, qui imagine que le marché livré à lui-même amène à l’équilibre et à l’optimum économique.

7. La presse, le citoyen et l’argent, Daniel Junqua, Paris, Gallimard, 1999. Ce livre montre bien les enjeux de ce « contre pouvoir », et il est toujours bon de lire Sur la télévision, Pierre Bourdieu, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1999.

8. D’après l’INSEE (Institut National des Statistiques et des Etudes Economiques).

9. Et si Biosphère I et II (rappelez-vous, les essais, sous globe, de reconstitution d’un véritable écosystème) étaient le monde de demain : une élite à l’abri du reste de l’humanité agonisante, pataugeant dans une nature souillée et devenue hostile ? Rassurez-vous, je délire…

Un commentaire sur “Le bourrage de crâne automobile

  1. MOA

    Juste une critique de ce bon texte, je dirais que l’on est plusss en présence de « veaux » que de « blaireaux ». C’est un détail? ah flute.

    Le point de vue de la 9ème note de bas de page est… intéressant.

    Puisqu’on est en plein dedans avec cet article, j’en profite pour donner le lien ci-après vers un entretien -qui brille par sa clarté- mis en ligne sur Perspectives Gorziennes :
    Capitalisme, Libéralisme : quelles différences entre ces deux notions ?

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