Que les 4×4 arrêtent leur char

Collectif « Place du Marché » (Jean-Pierre BALTHASAR, Fabrice COLLIGNON, Pierre DE WIT, Pierre OZER, Dominique PERRIN & Martin WILLEMS). La Libre Belgique (Belgique), 27 septembre 2006.

Un article récent du British Medical Journal[1] rapporte que les conducteurs de SUV (Sport Utility Vehicle ou véhicule utilitaire de sport ; on désigne ici ces véhicules 4×4 de luxe très à la mode) sont quatre fois plus nombreux à conduire en téléphonant (l’appareil à la main, sans « mains-libres ») que la moyenne des conducteurs. Ils sont aussi plus nombreux à conduire sans ceinture. Le sentiment de sécurité procuré par le véhicule inciterait le conducteur à prendre plus de risques.

On pourrait logiquement s’attendre à des résultats similaires concernant les excès de vitesse[2] et d’autres comportements dangereux au volant.

Ceci combiné avec le fait qu’un conducteur téléphonant (avec ou sans « mains-libres ») est quatre fois plus susceptible de provoquer un accident[3] et que les blessures causées aux autres usagers de la route par un SUV sont plus importantes que par un véhicule traditionnel[4], on arrive à la conclusion que les SUV et leurs conducteurs représentent pour les autres usagers de la voie publique un danger disproportionné.

Est-ce légitime ? Est-ce acceptable ?

Certes on répondra qu’il y a sur la route d’autres véhicules significativement plus dangereux, comme les poids-lourds. Mais le poids-lourd a une taille en rapport avec son usage et son utilité. Il transporte un grand volume de marchandises et nos contestables choix actuels de consommation laissent malheureusement peu d’alternatives au transport par route, « just in time » et en toutes saisons, de ces produits. Faut-il par contre un 4×4 de plusieurs tonnes, plus haut, plus long et plus large pour transporter son conducteur en ville ou en banlieue ?

Les défenseurs des SUV diront probablement aussi que si un sentiment accru de sécurité incite vraiment les conducteurs à prendre plus de risques pourquoi n’interdirait-on pas alors la ceinture de sécurité et l’air-bag ? Ces équipements donnent eux aussi au pilote un sentiment de sécurité et pourraient également les pousser inconsciemment à conduire plus dangereusement.

Mais la ceinture de sécurité et l’air-bag ont vocation, eux, à être généralisés et même obligatoires. La sécurité qu’ils procurent ne repose pas sur un avantage comparatif sur les autres. Au contraire de la sécurité procurée par le poids, le blindage et le volume du SUV. Etre plus haut sur la route donne une meilleure visibilité parce qu’on domine. Ce ne sera le cas que tant que les conducteurs de SUV sont une minorité. Car un SUV derrière une file de SUV aura la même visibilité qu’une berline dans une file de berlines. C’est donc un avantage de « privilégié ». Et c’est un avantage pris au détriment des autres. Le conducteur situé derrière le SUV voit, lui, sa visibilité sérieusement diminuée.

Même chose pour le poids et la solidité du véhicule. Dans une collision, l’énergie des deux parties doit être dissipée (déformation des véhicules) ou transmise (rebond des véhicules); ce sera le plus léger qui sera projeté le plus loin et le plus vite, ce sera le moins solide qui subira les plus fortes déformations. A nouveau, SUV contre SUV donnera un résultat similaire à la collision d’une berline contre une autre berline. Il n’y a avantage de sécurité pour le conducteur de SUV que si l’autre véhicule est moins solide et moins lourd, et donc plus endommagé. C’est le principe du pot de fer contre le pot de terre.

La conséquence est une logique de surenchère : les autres usagers (qui en ont les moyens), plus insécurisés, voudront adopter le même type de véhicule pour se maintenir à niveau. Une généralisation des SUV ne serait ni souhaitable ni soutenable. Outre qu’il n’y aurait plus aucun avantage de sécurité pour les conducteurs jouant « à armes égales », les conséquences en seraient désastreuses du point de vue des encombrements dans les rues, dans les parkings ou en termes de pollution; le résultat est négatif pour tous.

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Mais pourquoi les conducteurs ou conductrices de SUV recherchent-ils tant la sécurité ?

Le trafic devient fou et rend fou. Il est dense en permanence, constitué de cellules individualisées concurrentes, chaque voiture tentant de se frayer un chemin parmi les autres qui constituent une gêne. Cela génère du danger mais aussi de l’agressivité, du stress. Ce « sentiment d’insécurité » est probablement dû autant à l’agressivité généralisée que génère la mise en concurrence de tous contre tous qu’aux véritables risques d’accident.

Face à ce problème de circulation on peut réagir de plusieurs manières. Soit prendre conscience du cercle vicieux et tenter une modération personnelle (éviter les déplacements motorisés inutiles, choix d’un véhicule plus petit, choisir avec les transports en commun la collaboration plutôt que la concurrence). Soit, à l’extrême, répondre à l’insécurité par la course aux armements : refuser de revoir ses choix, accepter et renchérir dans la mise en concurrence des individus contre les autres et s’armer, se barricader pour, dans cette lutte, être le plus fort et survivre. Les SUV, c’est cela. Conduire un SUV c’est proclamer : « la ville, la circulation routière deviennent une jungle dangereuse et je veux être le mieux armé; MA sécurité avant tout ». C’est d’ailleurs l’argument de prédilection des annonces publicitaires pour ces engins. Or, ceci n’est jamais qu’une escalade vaine et contre-productive, un repli sur soi vindicatif.

Dans les débats sur les SUV, on termine souvent par l’invocation de l’argument sacré du respect de la liberté individuelle. Ne dit-on pas avec bon sens : « la liberté de chacun doit s’exercer sans entrave tant qu’elle n’enfreint pas celle des autres » ?

Peut-on autoriser une personne à conduire sur un espace public n’importe quel engin, alors qu’il met de toute évidence les autres davantage en danger, les pousse à réagir de la même façon et que ce danger accru n’est bien souvent nullement justifié par une quelconque utilité publique ?

Où est la limite ? Une marque américaine vend des SUV dérivés de la jeep blindée utilisée par les troupes américaines; on voit des particuliers utiliser dans les villes d’Europe ce monstre qui ne tient pas dans un emplacement de parking et à peine dans la largeur normale d’une bande de circulation. Suffit-il d’enlever le canon et la mitrailleuse d’un char d’assaut pour en faire un véhicule civil ? Même sans canon un char ou un SUV en impose, fait peur, confisque l’espace à son profit et se fraie son chemin au mépris des autres.

C’est notre vision de la vie en commun qui est en jeu. Rajouter une couche de blindage n’est pas une solution aux problèmes de société.

Collectif « Place du Marché » (Jean-Pierre BALTHASAR, Fabrice COLLIGNON, Pierre DE WIT, Pierre OZER, Dominique PERRIN & Martin WILLEMS). La Libre Belgique (Belgique), 27 septembre 2006.

Source : http://pierreozer.blog4ever.com/

[1] Walker L. et al., 2006. Unsafe driving behaviour and four wheel drive vehicles: observational study. BMJ, 333: 71-73.
[2] Etude en cours menée par l’Université de Liège.
[3] McEvoy S.P. et al., 2005. Role of mobile phones in motor vehicles crashes resulting in hospital attendance: a case-crossover study. BMJ, 331: 428-430.
[4] Simms C., O’Neill D., 2005. Sports utility vehicles and older pedestrians. BMJ, 331: 787-788.