Un monde organisé pour et par la voiture

L’exode rural de l’après-guerre a vidé nos campagnes et entassé les travailleurs en banlieue. Le secteur industriel en plein essor a aspiré une grande proportion d’agriculteurs et d’artisans transformés en ouvriers qui ont alors travaillé, directement ou non, à l’avènement de la société de l’automobile.

A présent, l’éloignement est également dû à la hausse de l’immobilier dans les centres urbains, mais aussi aux « problèmes » (réels ou présumés) des banlieues qui poussent bon nombre d’entre nous à habiter de plus en plus loin des centres urbains et de leur lieu de travail.

Désormais profondément intégrée dans notre culture, l’automobile a complètement modifié l’organisation de nos cités, de notre vie, notre vision de l’espace et du temps. Presque sournoisement, avec les déplacements individuels de plus en plus aisés, les services publics, les commerces, les emplois, nos activités diverses, nos amis même, se sont éloignés de notre lieu de résidence, les kilomètres s’accumulent…

Les petites écoles sont fermées pour concentrer les élèves dans des établissements plus importants en ville. En conséquence, les transports scolaires vont et viennent dans tous les bleds environnants, et les trajets deviennent de plus en plus longs et compliqués. On notera au passage que les discussions de parents en attendant les enfants dans la cour disparaissent, ainsi que les rêveries des écoliers qui rentrent chez eux à pied ou à vélo (mais c’est de la nostalgie à deux balles n’est-ce pas ?). Désormais, tous les mômes dans le bus, illico presto, tous bien à leur place, bien attachés, ne pouvant causer qu’à leur voisin direct, et encore. On supprime de la même façon les petites gares, les hôpitaux etc.

Avec la fermeture des services publics dans les petites localités nous allongeons considérablement les distances. Et les voitures qui circulent à la campagne polluent plus en moyenne (malgré la presque inexistence des embouteillages) : distances plus longues à parcourir quotidiennement et dénivelés plus importants qu’en ville.

Globalement, la vision libérale cherche à réduire les coûts des services publics, en restant aveugle aux coûts indirects (en terme de temps, d’aménagements, de pollution, de stress etc.), qui restent, en dernier ressort, à la charge de chaque citoyen, individuellement.

La priorité au transport routier est encouragée, notamment par les supermarchés et autres chaînes de grands magasins afin que ces derniers puissent s’installer près des rocades en périphérie des villes où tout le monde se retrouve le samedi pour la grand-messe consumériste. On s’agglutine dans les embouteillages, on tourne sur les gigantesques parkings, on s’énerve, et on achète « pour se faire plaisir », à peu près les mêmes choses, au même moment et au même endroit. Bien pratique, et puis, ça fait une sortie… en voiture évidemment.

Du coup les magasins de proximité se transforment en boutiques bon-chic-bon-genre où se vendent chaussures et vêtements de marques, entourés de salons de beauté ou de toilettage pour « chien-chien à sa mémère ». Le peu de magasins d’alimentation qui restent en centre-ville (à part peut-être les boulangeries) ne voient passer que des bourgeois, des petits vieux et les pauvres sans voiture. Les autres, la classe moyenne et les prolos, accumulent les kilomètres.

Quant à la flexibilité de l’emploi (qui ne va pas de pair avec la flexibilité du logement, de la vie sociale etc.), elle nous oblige à accepter des emplois même très éloignés de notre domicile. Comment refuser ? Le chômage « nous tient par les couilles ». Tout le monde se résigne alors à passer de plus en plus de temps dans les transports pour aller bosser(1). « Le lien entre le lieu de résidence et celui du travail est de plus en plus distant : entre 1982 et 1999, la proportion d’actifs travaillant dans leur commune de résidence est passée de plus de la moitié à 39 %. La distance moyenne parcourue pour aller travailler s’est allongée de 15 km »(2). Du temps de transport supplémentaire évidemment non payé (pourtant inhérent au travail), du temps perdu pour tout le monde et beaucoup de dommages sociaux et environnementaux à la clé.

Enfin nos activités associatives et/ou artistiques, nos amis eux-mêmes se sont dispersés, partout, dans toute la France. Il est si facile de prendre sa voiture. Mais même ceux qui ne sont pas loin (en kilomètres) peuvent être à plus d’une heure de voiture (les banlieusards me comprendront).

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« On ne peut tout de même pas choisir ses amis en fonction d’où ils habitent ? » Exact, nous sommes coincés. Et c’est bien pour ça qu’il faut y réfléchir de près.

En un quart de siècle, la superficie des agglomérations a augmenté de 75 % alors que leur population augmentait que de 25 % ; ce qui augmente proportionnellement les dépenses en termes d’infrastructure : réseaux routiers évidemment, mais aussi réseaux de récupération et d’assainissement des eaux, traitements des déchets et nettoyage en général, éclairage public etc. En conséquence, la ville devient de plus en plus dévoreuse d’énergie (toutes les études ont montrées une corrélation entre densité urbaine et consommation d’énergie). Du coup, les économies d’énergie réalisées grâce aux nouvelles performances de nos véhicules sont largement dépassées par l’allongement des distances (+25 % en 10 ans)(3).

Tout ça est arrivé, entre autre, parce que nous nous sommes laissés entraîner dans un paradigme illusoire, cette société de consommation, de vitesse et de mobilité sans limite. Nos chères voitures, ce transport individuel, permet d’allonger les distances et nous pousse à désirer une voiture toujours plus « performante » et plus confortable, ce qui permettra d’allonger encore les distances, etc. La voiture rythme nos vies, nous donne l’illusion d’évasion, feint de nous rendre libres alors qu’il nous est devenu impossible de nous en passer.

Soyons un peu lucides, arrêtons de surestimer ses bienfaits et minimiser ses dangers. Mais comme tout bon junkie, nous refusons obstinément de reconnaître notre dépendance, et quand nous l’avouons enfin, c’est pour dire que c’est trop tard, qu’on ne peut plus rien y faire…

Conclusion, tout baigne dans l’huile (de vidange) et « Vive le salon de l’auto ! »

Le profit comme seul et ultime objectif de société ; le conditionnement de nos consciences par la publicité, les experts et les mass médias ; un aménagement du territoire pensé uniquement en fonction des déplacements en voitures, tout cela à réussit à uniformiser nos sociétés, à « grégariser » nos comportements(4), nos façons de penser, et ainsi atrophier notre imaginaire(5).

Il est important de nous interroger sérieusement sur cette fichue bagnole avant qu’il ne soit effectivement trop tard :

L’automobile actuelle répond-t-elle vraiment « efficacement » à notre besoin de transport ?

La voiture « propre » est-elle réellement une solution ?

Quelles sont les nuisances irréductibles qui sont intrinsèquement liées à l’objet voiture, quel que soit son mode de propulsion ?

En définitive, demandons-nous s’il ne serait pas possible de nous en passer, ou, tout du moins, de réduire considérablement le nombre d’automobiles et de kilomètres parcourus.

Un détail encore : 80 % de la population mondiale n’utilise pas encore de voiture. Au niveau mondial l’automobiliste est par conséquent un marginal privilégié, arrogant et destructeur.

Dont acte !

Source:

La tyrannie de l’automobile
Pierre Gillet
Editions Homnispheres
Ref VOI 1007 – Format 11 / 19 – 112 Pages
ISBN : 2-915129-25-8 – Prix : 10 €

Notes

1. Il faut tout de même admettre qu’il semble impossible de donner à chacun un emploi juste en bas de chez lui.

2. Cf. Alternatives Economiques, décembre 2006.

3. On notera que ce sont avant tout les démunis qui subissent de plein fouet les principales nuisances des zones urbaines. Les quartiers bourgeois ne sont pas collés aux zones industrielles et aux cheminées d’usine, ils ne sont pas traversés par les autoroutes et gros échangeurs etc. La ville de Saint-Denis dans le 93, par exemple, est traversée par deux autoroutes, une route nationale, une voie de chemin de fer et un couloir aérien.

4. Sur cette tendance grégaire qui ne fait que croître, je vous renvoie à Aimer, s’aimer, nous aimer, Bernard Stiegler, Paris, Galilée, 2004.

5. Sauf en terme d’irrationnel et croyances en tout genre, alors là l’imagination s’emballe !