Le mouvement « cyclo-écologiste », contre les abus de la circulation automobile et pour un nouvel urbanisme

Le mouvement « cyclo-écologiste », contre les abus de la circulation automobile et pour un nouvel urbanisme (quelques repères historiques)

Par Benoit Lambert

Les premières contestations publiques de l’urbanisme du « tout-à-la-voiture » eurent lieu aux États-Unis dans les années cinquante. A l’époque la construction d’autoroutes suspendues dans de très nombreuses villes était combattue avec vigueur par quelques précurseurs d’un mouvement « urbano-conservationiste » conscients de l’impact esthétique et écologique de l’étalement urbain. Vingt ans plus tard, les associations pour défendre le vélo comme moyen de transport non polluant, efficace et vivifiant, feront leur apparition. Elles représentent aujourd’hui un véritable mouvement international et sont présentes dans au moins cinq cents villes de par le monde (plus d’une centaine seulement en France). Elles contestent une mobilité « cyclo-hostile », et au-delà, une culture hyper-matérialiste dont la voiture est sans doute la manifestation la plus visible. Les associations cyclistes s’opposent à ce qu’elles considèrent comme une véritable colonisation de la ville par l’automobile, et exigent que la place que lui consacre nos voiries, et nos argentiers, soit réduite.

Suivra la création d’associations pour automobilistes modérés refusant l’unilatéralisme des milieux pro-voiture. En Suisse l’Association Transports et Environnement (ATE) créée en 1979, et MobilityCarSharing fondé à la fin des années quatre-vingt, démontrent de manière probante qu’on peut être automobiliste sans être cyclophobe, qu’on peut posséder une voiture sans vouloir l’imposer à tous, partout, toujours, sans modération. Ces associations d’automobilistes modérés font aujourd’hui des émules de par le monde puisqu’il existe des ATE en Angleterre, en Allemagne, en Suède et en Autriche. Avec respectivement 136’000 et 53’000 membres, l’ATE et Mobility sont complémentaires du mouvement cycliste qui demeure l’avant-garde de la contestation des abus de la circulation automobile. La protection des espaces sauvages, le mouvement anti-nucléaire, ou celui de l’agriculture bio, ont désormais leur équivalent dans le domaine de la mobilité: nous avons qualifié ce mouvement de « cyclo-écologiste », contre les abus de la circulation automobile et pour un nouvel urbanisme.

Le retour des trams dans de nombreuses villes européennes, dont Genève, est également une manifestation que le tout voiture n’est plus de mise. La « maîtrise de la mobilité » est désormais un élément essentiel du débat politique. En Belgique on a même créé un ministère de la Mobilité et des Transports, marquant bien une dissociation entre mobilité d’une part, et les moyens de transport qui doivent l’assurer d’autre part ; entre la mobilité réelle et la vitesse très théorique des moyens de se transporter. On assiste même à une certaine institutionnalisation du mouvement contre les abus de la circulation automobile: le « Réseau Villes sans Voitures » coordonne la très officielle journée européenne « En ville sans ma voiture » initiée en 1998 en France et organisée dans 1300 villes en 2002. Le Club français des villes cyclables compte quant à lui pas moins de 350 villes. Ce mouvement a ses professionnels et ses publications spécialisées dont en Suisse Rue de l’Avenir, ou en Grande-Bretagne World Transport Policy and Practice.(1)

Une idéologie « poético-vélorutionnaire »

Côté cyclistes , l’appel à la « vélorution » fut lancé par de petits groupes de pression vers le milieu des années soixante-dix: nous les avons appelé les « cyclo-écologistes ». Inutile de dire qu’il fallait un esprit contestataire – et même dissident -, et ne pas craindre les regards condescendants pour descendre dans la rue défendre le cyclisme utilitaire durant cette période du triomphe de l’automobile. L’automobile y était incontestée et incontestable ; Souveraine pour reprendre le terme d’Alfred Sauvy dans son ouvrage Les 4 roues de la fortune. Contester cette colonisation de la ville par l’automobile était tabou, un crime de lèse-majesté. C’est pourtant ce qu’entreprirent Bob Silverman et Claire Morisette avec « Le Monde à Bicyclette » à Montréal en 1975, John Dowlin avec la Philadelphia Bicycle Coalition, et une poignée de Genevois en créant l’ASPIC. De San Francisco à Paris en passant par Montréal, New York, et Genève, pratiquement toutes les grandes villes occidentales ont depuis vingt ans leur association. En France elles sont regroupées autour de la Fédération des usagers de la bicyclette (FUBicy) et se retrouvent lors de grandes rencontres internationales comme Vélo-City, dont la prochaine édition aura lieu du 23 au 26 septembre prochain à Paris sur le thème « Le vélo, outil indispensable pour la reconquête de la ville ».

Promouvoir le cyclisme en milieu urbain a un aspect éminemment politique qui n’est pas nécessairement partagé par les « cyclistes du dimanche » ou les adeptes du cyclotourisme. Fondateur du Monde à Bicyclette à Montréal, Robert Silverman, lui, annonçait clairement les couleurs aux journalistes curieux de ses convictions « cyclo-écologistes »: « Notre principal ouvrage théorique de référence est Énergie et équité de Ivan Illich » déclarait-il. Illich (Vienne, 1926-2002) y avait lancé une de ses idées anticonformistes parmi les plus célèbres: celle d’un seuil de consommation énergétique au-delà duquel toute équité sociale ou environnementale est réduite, voire impossible. Ses considérations sur la vitesse réelle de l’automobile, c’est-à-dire une fois intégré le temps de travail nécessaire au financement individuel d’une voiture et du financement collectif du macro-système des transports, deviendra l’un des passages parmi les plus célèbres de ce critique prolifique de la civilisation thermo-industrielle (celle des moteurs à feu). Elle se situerait entre 6 et 10 km/h, sauf pour les individus fortunés: « L’Américain-type consacre plus de 1’500 heures par an à sa voiture: il y est assis, en marche ou à l’arrêt, il travaille pour la payer, pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et les impôts. Il consacre quatre heures par jour à sa voiture, qu’il s’en serve, s’en occupe ou travaille pour elle. Et encore, ici ne sont pas prises en compte toutes ses activités orientées par le transport: le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à regarder à la télévision la publicité automobile (…). » (2)

villes-sans-voitures

Pour Illich, passé un certain seuil de développement économique, les outils deviennent « contre-productifs ». L’automobile et la vitesse structurent la société, elles sont donc partie prenante d’une véritable doctrine politique industrielle. Il écrira dans son célèbre ouvrage La Convivialité: « La solution de la crise exige une radicale volte-face: ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences: il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme. » C’est cette réflexion qui l’amenèrent à écrire cette phrase, véritable défi à la pensée dominante: « Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite. » (3)

Revenons un instant sur les détails du Congrès de fondation du l’association montréalaise « Le Monde à Bicyclette ». Bob (Bicycle) Silverman en faisait une description dans le journal de l’association à l’occasion de son 20e anniversaire en 1995. Le congrès fondateur rassemblait 60 personnes et Robert Silverman y distingua trois tendances qui retiendront l’attention des participants: réformiste (le gouvernement comprendra nos revendications car elles constituent un avantage social), révolutionnaire (la cause de la bicyclette ne peut progresser avec le système capitaliste, les géants du pétrole et de l’automobile s’y opposeront) et poético-vélorutionnaire (la défense des droits du cycliste est « un nouveau mouvement historique, avec une nouvelle conscience qui nécessite une approche poético-vélorutionnaire »).

Silverman fit remarquer à l’assemblée que le Groupement Marxiste Révolutionnaire défendait bien la gratuité des transports publics, mais que son programme ne contenait pas le mot bicyclette… Argument de taille pour une association de cyclistes, la tendance poético-vélorutionnaire – c’est-à-dire la défense d’un certain style de vie, frugal et riche en temps libre – reçut le plus de suffrages et s’imposa. Aux arguments du matérialisme historique, l’association préféra l’humour (en témoignent les cyclo-terminologies qu’elle affectionne) et la joie de vivre (un style bon enfant). On est en 1976 et les Partis verts et écologistes ne faisaient pas encore vraiment parti du paysage politique (4). Mais chez les cyclo-écologistes, au lieu de méditer les grandes vérités de la lutte prolétarienne, on préférait rouler à vélo!

Cyclo-guerilla et high politic

Après les démonstrations de rues et les conférences de presse, en 1992 une nouvelle stratégie dite de « masse critique » vit le jour: des cyclistes choisissent un lieu et une heure de rassemblement pour circuler en groupe sur une ou plusieurs voies d’une artère routière. Particularité de ces manifestations: elles se produisent mais ne sont pas officiellement annoncées (sauf dans l’ASPIC info. !). Aucune autorisation n’est demandée à la police puisque « s’il est permis aux automobilistes de circuler en masse tous les jours sans autorisation spéciale, comment pourrait-on nier ce droit aux cyclistes ? » En déclarant « masse-critique » le dernier vendredi du mois, le mouvement trouva un ancrage permanent et il apparut de plus en plus international et coordonné.

Membre actif de la San Francisco Bicycle Coalition, Dave Snyder lança l’idée de ces randonnées afin de permettre aux cyclistes d’exprimer leurs frustrations collectives, tout en rappelant l’importance du cyclisme urbain. Elles « se produisent » aujourd’hui régulièrement dans une centaine de villes dans le monde. Devise préférée des masseurs: « Nous n’entravons pas le trafic, nous sommes le trafic ! » A San Francisco le 25 juillet 1997, 5’000 cyclistes se joignirent au trafic à l’heure de pointe. Cette fois-ci la police sembla avoir reçu l’ordre d’intervenir en sanctionnant les infractions au code la route. Résultat: quelques 130 cyclistes arrêtés. Le grand quotidien USA Today titra en couverture « Les cyclistes deviennent une force politique », Time jouant sur le double sens du mot biker en anglais (motard et cycliste) titra « The Scariest Biker Gang of All » [Des cyclistes (motards) qui font vraiment peur], tandis que le San Francisco Bay Guardian, à l’évidence sympathisant, sélectionna les masses critiques dans sa rubrique « Best of the Bay« . Le 25 février 2000, seize cyclistes et patineurs terminant la 24e masse critique à Genève connurent la même mésaventure. Les amendes à leur encontre furent finalement levées après un procès médiatisé qui aura surtout eu pour effet de rappeler l’enjeu politique que représente le cyclisme urbain.

Dans l’Angleterre de Margaret Thatcher des branches plus radicales du mouvement vont se développer. Reclaim the street par exemple, se spécialise dans l’organisation de journées festives sur les autoroutes et dans les rues pour protester contre les abus de la circulation automobile. On y verra l’union d’individus aux tendances politiques parfois très éloignées. Le 17 février 1992 sur Twyford Down (5), une colline boisée à 80 kilomètres à l’ouest de Londres: ce jour-là, Jason Torrance, 21 ans, militant écologiste, vit la mort en face tandis que David Crocker, retraité de 62 ans, conseiller local du parti conservateur, « naquit », lui, « une seconde fois ». L’un et l’autre participeront au mouvement politique le plus étonnant et le plus radical d’Angleterre depuis la Deuxième Guerre mondiale. Enfants des réseaux alternatifs s’opposant à Margaret Thatcher, plusieurs milliers de jeunes Anglais ont déclaré la guerre à la voiture, et trouvent parmi les conservateurs des alliés sincères. La police anglaise est sur les dents devant des actions spectaculaires, coûteuses, de plus en plus massives contre la création de nouvelles routes, symbole d’un système détesté. Le magazine The Economist écrira même: « Protester contre de nouvelles routes est devenu un étrange phénomène anglais, un mouvement véritablement populaire qui attire des supporters de tous les milieux. » Le magazine titre: « The classless society » [La société sans classes]. Rien de moins ! (6)

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Avant le 17 février 1992, et depuis plusieurs années, David Crocker se battait contre un projet d’autoroutes visant à trancher la colline de Twyford en un canyon rectiligne. Sans excès, ni éclats… Lettres courtoises aux députés, pétitions, réunions dominicales et recours en justice… Cent mille livres sterling de frais pour tenter de sauver le site. Sans effet. Un matin, les bulldozers entreprirent d’éventrer la terre. C’est alors que les commandos d’Earth First! (en français, « Priorité à la Terre! ») ont débarqué. Des écologistes radicaux dont Crocker avait eu écho. Mais pouvait-il approuver leur démarche? « Nous avions échoué par la voie légale… Il eût été inconvenant de ne pas leur donner une chance. » Plus que ça, il s’engagera dans « le complot »…

Emprisonnés et malmenés pour leur action, ces militants recevront la visite très médiatisée du Commissaire à l’environnement Carlo Ripa di Meana (Meana est à l’origine du Réseau Villes sans Voitures…), une visite en prison perçue par l’essentiel de la presse britannique, hors d’elle, comme un adoubement institutionnel… et comme « un dangereux précédant ». Le mouvement anti-route était né, et il mobilisera tout ce que la Grande-Bretagne compte de pop stars cyclo-rebelles. Ripa di Meana poursuivait à cette époque la Grande-Bretagne devant la court européenne pour non conformité aux études d’impact exigées lors de la construction de nouvelles routes. Or soudainement il quitta Bruxelles pour devenir ministre de l’Environnement en Italie, et Jacques Delors le remplaça par Karel van Miert, le Commissaire aux transports. En moins d’un mois, la Commission accepta la toute première étude d’impacts présentée par la Grande-Bretagne, les démarches judiciaires furent abandonnées, et la construction de la route put commencer (7). L’idéologie du tout-à-la-voiture venait de remporter une autre victoire mais la résistance fut vive, et John Major y perdit peut-être un peu de sa crédibilité aux yeux des Britanniques.

À partir des années nonante, ce qui était jusque-là un mouvement relativement anonyme est apparu de plus en plus organisé: le débat passe de la promotion du vélo comme moyen de transport à l’aménagement des villes – dont le nombre peuplées de plus d’un million d’habitants est passé de 11 à 400 en un siècle !

Vers un nouvel urbanisme post-automobile

L’automobile dans la ville – Étude des problèmes à long terme que pose la circulation dans les zones urbaines, connu sous le nom de rapport Buchanan et publié en juillet 1963 par le Ministère des Transports de Grande-Bretagne, se révèle aujourd’hui presque prophétique au regard des problèmes de transport que connaît ce pays. Tous les effets de la multiplication du nombre de voitures en Grande-Bretagne y sont abordés. Il souligne: « Alors que les encombrements et les difficultés de stationnement retiennent depuis longtemps déjà l’attention du public et tandis que les accidents de la route font l’objet d’une campagne de plus en plus insistante, les atteintes portées au cadre urbain du fait de l’augmentation de la circulation sont passées presque inaperçues. » L’étude ne dissocie plus circulation et urbanisme, et c’est une nouveauté pour l’époque. C’est ainsi que Françoise Choay, dans son anthologie sur l’urbanisme, accorde une place au rapport Buchanan dans lequel « trafic et plan-masse, [sont] considérés comme deux faces d’un seul et même problème. » Le rapport Buchanan est un des premiers documents officiels à affirmer que la coexistence pacifique avec l’automobile nécessite de limiter sa présence. Il arrive à la conclusion que toute ville doit offrir des « zones d’environnement agréables » où l’on puisse vivre, travailler, faire des courses, flâner, se promener à pied à l’abri des dangers du trafic automobile. Un réseau routier doit assurer l’accès de la circulation vers ces zones, mais il ne peut le dominer.

« L’expansion délirante de l’automobile est sans doute l’un des moteurs de la croissance française, mais c’est un moteur à explosion. » Cette phrase de Philippe Saint-Marc est tirée d’un numéro de la revue écologiste française Le Sauvage portant sur l’automobile. Il date de septembre 1973. L’éditorial du journal demandait: « Faut-il fermer Renault? » Michel Bosquet, alias André Gorz, y allait de cette réflexion sur la démocratisation de l’automobile:

« Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme des châteaux ou les villas sur la côte: des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. À la différence de l’aspirateur, de l’appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui gardent leur valeur d’usage quand tout le monde en dispose. » (8)

Aujourd’hui, des réseaux de pistes cyclables, des infrastructures et des espaces pour le stationnement des vélos apparaissent un peu partout en Europe. La « vélorution » souhaitée par les cyclo-écologistes est-elle en marche? En tout cas, l’image positive de l’automobile et des autoroutes vacille. Par un retournement de ce qui est attaché à la modernité, c’est l’idée d’une ville libérée de la voiture qui peu à peu émerge. Dans son roman Écotopia publié en 1969, ouvrage fondateur de l’imaginaire libertaire écologiste, le californien Ernest Callenbach fut un des premiers à suggérer l’idée de villes sans voitures. En France, Bénigno Cacérès publiera La fin de l’automobile aux Éditions La Découverte en 1984 qui raconte : « L’expérience de la semaine sans automobile à Toulouse qui montra la voie conduisant à la fin du XXe siècle à cette décision fantastique que tous ont bien sûr en mémoire : l’interdiction de l’automobile sur tout le territoire français. »

Mais en 1991 cette suggestion est réapparut en toutes lettres, dans un document… de la Communauté économique européenne (CEE)! Proposition de recherche pour une ville sans voiture était le nom d’un rapport commandé par la Communauté économique européenne à TECNOSER, une maison de consultants de Rome. Sa diffusion fut limitée, presque confidentielle. Aucun livre ou document publié depuis ne fait référence à ce rapport. Or ses conclusions dépassaient les plus belles espérances du mouvement d’opposition aux abus de l’automobile.

« L’étude a prouvé que:
– Des villes sans voitures, urbanistiquement conçues d’après le modèle qui se dégage du Livre vert et dotées d’un nouveau système de transport expressément pensé pour elles, sont non seulement plus vivables à tous égards (tant socialement qu’écologiquement), plus accessibles et traversables en peu de temps, mais elles pourraient être réalisées au prix d’investissements en mobilité nettement moindres que ceux d’aujourd’hui, avec un système de transport moins coûteux à gérer, des économies d’énergie significatives, un plaisir visuel amélioré et une restitution, à chacun de ses habitants, d’une part importante de son temps.
– La prédominance de la voiture n’est donc pas fondée sur les lois inexorables du marché, mais sur leur violation, sur l’ignorance par les bilans écologiques des externalités négatives ou l’omission de données positives (…) enfin, cette prédominance profite également d’un vide institutionnel auquel sont confrontés les décideurs face à une tâche toute nouvelle: adapter le transport à la ville.
– Pour cela, nous avons exploré la physionomie de villes avec moins de voitures (…). L’hypothèse de la construction d’une ville sans voitures se révèle donc parfaitement réalisable sur tous les plans, à commencer par l’économique. » (9)

Or si les auteurs d’une Proposition de recherche pour une ville sans voiture font preuve d’une grande érudition, ils cachent mal leur crainte de passer pour des hérétiques. On a beau être Romain, il y a des tabous auxquels il est dangereux de s’attaquer:

« Ce n’est pas l’automobile qui est sur la sellette, mais bien le binôme voiture-ville et les modèles d’implantation et de fonctionnalité urbaines qui en découlent et toutes les considérations issues de cette thèse ont pour fil conducteur une attitude résolument positive et constructive; il ne s’agit donc pas d’un exercice académique, d’un message millénariste ou d’une excentricité, mais d’une contribution censée promouvoir la résolution de problèmes urgents, réels et désormais souvent proches du paroxysme [en note: tels que les nuisances, les accidents, le gaspillage de temps, l’occupation des sols, etc.] que pose la présence envahissante de la voiture dans nos cités. » (10)

Malgré une diffusion confidentielle, le rapport mènera à la création du Club des villes sans voitures en 1994 (11). Le Club est devenu le Réseau des villes sans voitures, sa charte est plus modérée que ne l’annonce son nom, mais le Réseau organise aujourd’hui la journée européenne « En ville sans ma voiture ». Depuis la Charte d’Athènes largement inspirée par Le Corbusier, jusqu’à la recherche aujourd’hui d’un nouvel urbanisme (www.cnu.org) s’appuyant sur les transit oriented developments [développements urbains donnant la priorité aux transports publics] et l’urbanisme communautaire, c’est peu dire qu’une révolution conceptuelle est en marche. Affaire à suivre…

Benoit Lambert

1) http://www.ecoplan.org/wtpp/
2) ILLICH, Ivan, « Énergie, vitesse et justice sociale », Le Monde, 5 juin 1973, p.38
3) ILLICH, Ivan (1975), Energie et équité, Paris, Seuil, p.21
4) Le premier élu Vert de l’histoire fut M. Daniel Brélaz à Lausanne en Suisse, en 1973
5) Le passage qui suit est un résumé de MOREIRA, Paul, « Les guerriers de la terre contre l’enfer de la bagnole », Le Magazine Libération, 14/20 janvier 1995, pp.14-23
6) The Economist (19 février 1994), p.35
7) BOWERS, Chris (1993), « Europe’s Motorways », The Ecologist, vol. 23, n° 4, p.126
8 BOSQUET, Michel (1973), Le Sauvage, « Mettez du socialisme dans votre moteur »,
n° 6, Paris, p.9
9) Tecnoser, Proposition de recherche pour une ville sans voiture, Roma, Ing. Fabio Maria Ciuffini (Coordonnateur), Ing. Francesca Ciuffini, Arch. Aldo Tarquini, 10/12/1991, pp.182-183
10) Ibid, p.2
11) Le commissaire à l’Environnement Carlo Ripa di Meana commanda cette étude. Ce dernier est à l’origine de la création du Club, mais à aucun moment le Club des villes sans voitures ne se réfère au rapport Tecnoser. La création du Club semble pourtant découler des conclusions de ce dernier.