Le désir de capitalisme

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Il y plus de dix ans, le philosophe Pierre Ansay publiait un essai intitulé Le désir automobile |1|. Il y formule cette hypothèse : « L’introduction de la voiture dans la culture (s’est jouée) non pas après de longs et acharnés débats du politique, mais par la somme et la structuration d’actes économiques, actes de consommateurs, actes de producteurs et de vendeurs |2|. »

Il pointait ainsi le lieu multiple de la résistance face à la nécessaire inversion de nos modes de déplacement. Ce lieu ne réside pas seulement dans la puissance économique du secteur de l’automobile, pas seulement dans la défense des derniers bastions d’emplois industriels « fordistes » |3|. Il s’appuie aussi sur les aspirations des consommateurs dont les intérêts collectifs passent souvent derrière des aspirations individuelles qui les poussent dans une direction exactement opposée. Car il existe une rationalité individuelle inconsciente qui intègre le désir de puissance et le besoin d’améliorer son « classement » social par rapport aux autres, classement dont l’automobile est un des principaux marqueurs distinctifs. Et ce « désir automobile » se révèle en dernier ressort plus puissant que toutes les campagnes en faveur de la « mobilité douce » à laquelle il résiste sans même avoir besoin de contre-argumenter.

Et nous voilà au cœur d’une crise qu’on nous annonce majeure. Ricardo Petrella s’exclame : Bonne nouvelle : le capitalisme financier mondial s’est écroulé |4|. Rationnellement, si elle devait être établie, la nouvelle est sans doute bonne. Mais qui s’en réjouit ? Je ne vois que de l’indifférence – notre vie quotidienne est à peine affectée – ou de la panique chez les épargnants. Et ceux qui s’affolent le plus ne sont pas des « capitalistes » qui ne récolteraient ainsi que la monnaie de leur pièce.

Dans l’esquisse de son dernier article prémonitoire intitulé La sortie du capitalisme a déjà commencé |5|, André Gorz rejoint l’intuition de Pierre Ansay : L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher la détérioration des conditions de vie. Autrement dit : nous croyons lutter contre le capitalisme, mais nous restons intimement prisonniers de sa logique, y compris dans nos comportements revendicatifs. Comme si, au fond de nous, nous étions mus par un « désir de capitalisme », désirant simplement améliorer notre propre position à l’intérieur de celui-ci.

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La main invisible du marché, qui ferait miraculeusement converger une myriade d’actes isolés accomplis au nom de calculs rationnels parcellaires, a échoué à optimaliser le marché dans son ensemble. Est-on sûr que la main invisible du « marché revendicatif », et notamment celui qui se centre sur le « pouvoir d’achat » (deux horribles mots, si on veut bien s’y arrêter) puisse préparer un au-delà du capitalisme qui intègre les peuples du sud, les générations futures et les marginalisés de notre propre société ? L’alternative au capitalisme sur une planète aux ressources limitées – en ce compris un autre mode de consommation et le souci d’une « décroissance soutenable et équitable » – ne devrait-elle pas déjà pouvoir se lire au cœur même des mots d’ordre et des pratiques collectives ?

Henri Goldman


|1| Le désir automobile, essai sur la ville, Bruxelles, CFC-éditions, 1997.
|2| Ibidem, p. 138.
|3| Le « fordisme » est le mode d’organisation classique de la grande entreprise caractérisée par la division du travail, la production de masse et l’existence d’une classe ouvrière concentrée et dotée de protections statutaires.
|4| Le Soir, mercredi 8 octobre
|5| Ce texte circula quelques jours avant la mort de son auteur le 22 septembre 2007. Le numéro d’octobre de POLITIQUE en reprend de larges extraits en guise d’éditorial.