La M25, route orbitale de Londres vers l’apocalypse automobile

La « M25 London orbital road » (Route orbitale de Londres M25) est l’autoroute circulaire du Grand Londres, une sorte de gigantesque périphérique long de 188 km. En Europe, le M25 est le deuxième périphérique le plus long après celui de Berlin. L’autoroute a été construite entre 1975 et 1986. C’est aussi la route la plus fréquentée du Royaume-Uni (196.000 véhicules par jour en 2003).

Hygiénisme social autoroutier
M25 : l’urbanisme thatchérien vu par Iain Sinclair

Iain Sinclair, écrivain britannique, a décrit en 2002 dans un ouvrage intitulé « London Orbital », l’apocalypse automobile sur et autour du périphérique londonien.

(…) Iain Sinclair se fait le spectateur des métamorphoses urbaines, archive les dommages unilatéraux de la cupidité capitaliste, l’historien des microdrames individuels enfouis sous les pelles des bulldozers. London Orbital est la somme de cette psycho-géographie, l’aboutissement d’une logique tectonique, qui veut que toujours plus, toujours plus loin, que cette gigantesque poubelle ne semble plus avoir de limites, que le centre se vide et se reconstruit vers l’extérieur, vers des banlieues aseptisées et sécurisées à coup de CCTV’s (Circuit Control Televisions) dont Orwell n’aurait même pas rêvé (la Grande-Bretagne est le pays qui compte le plus de caméras de surveillance au monde). Le modèle n’est pourtant pas la prophétie apocalyptique à la 1984 mais l’utopie hygiénisée de A Brave New World et de son bonheur comme servitude volontaire, ou les dystopies de J .G Ballard, Crash, Shepperton, semi-banlieue de rêve, semi-autoroute, fusion de l’homme et de la technologie. L’apocalypse automobile. Ballard disait « There’s one word for the future : it will be boring« .

L’autoroute, donc.

(…) Godspeed qui ferait la bande-son idéale pour l’infortuné automobiliste prisonnier de ces 124 miles de démence automobilistique, cet anneau de béton et de macadam qui font ressembler Londres à Saturne redessiné par Quasimodo. Oubliez toute comparaison possible avec la Francîlienne, on est en Angleterre, donc c’est forcément mal-foutu, moche et à l’image d’une île surpeuplée, c’est le chaos, l’embouteillage permanent, sous les cieux gris et inhospitaliers du Royaume de Sa Majesté La Reine Elizabeth II. La M25 est sans fin. « Endless endlessness« . Une ceinture de béton grise, une frontière invisible qui semble soit célébrer Londres ou au contraire la confiner dans un espace comme on isole les patients les plus atteints ; si vous avez de la chance vous apercevrez un bout de campagne anglaise rabougrie (c’est-à-dire quelque chose d’assez proche de l’Allemagne de l’Est), ou les complexes industriels là où la ville se transforme en son gigantesque dépotoir, l’Essex. Ironique comme la circularité de la M25 est à l’image d’un pays où tout semble rond, où on tourne en rond, où on a inventé le rond-point, où l’horreur que Blair a fait construire pour célébrer le nouveau millénium, Le Dome (vous pouvez l’entrevoir dans le nouveau beau film lacrymal de Mike Leigh) est une grosse bouse ronde, dans une ville où la place centrale est un Circus , et la première ligne de métro inaugurée la Circle Line.

La M25 est achevée en 1986 et inaugurée par la rombière dérangée locataire du 10 Downing Street. Et quelques années plus tard, deviendra un symbole de la rave culture, terrain de jeu sous ecstasy, piste d’autos-tamponneuses à taille inhumaine.

(…) Le livre et le spectacle offrent une projection cauchemardesque dans le futur et les dystopies ballardiennes : voitures, centres commerciaux, consommation, ennui.

The Independent, 29 septembre 1999 : « Quel est votre pire moment à la télé ? Jeremy Paxman : Interviewer un homme qui croyait être un schizophrène en charge de la communauté alors que c’était un ingénieur venu parler de la M25« .

Comme tous les livres de Sinclair, London Orbital juxtapose histoires, anecdotes et le remodelage des rythmes de vie par le capitalisme moderne dans sa réalité la plus urbaine. On pourrait en faire de même à Paris, New York, Chicago, Berlin. Londres saisie dans son hyper-fonctionnalité consumériste est une métaphore infiniment plus puissante que toute cette littérature pseudo-déploratrice dont Noami Klein est la nouvelle pop star branchée. De façon un peu irritante, Sinclair lance des hypothèses qu’il essaie de vérifier dans l’observation urbaine, mais aboutit toujours à des fulgurances très grinçantes.

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(…) La ville se vide et se vomit quotidiennement en dehors d’elle-même. L’autoroute est une frontière sociale invisible ; va et vient entre le centre, ses High Street ressemblant à n’importe quelle High Street américaine (en plus tordues et dangereuses, c’est l’Angleterre, quand même), où vous pouvez aller vous fringuer dans une enseigne américaine avant d’aller boire un Moccachino chez Starbucks Coffee, et Suburbia, où vous pouvez aller au shopping mall voisin, et vous fringuer chez Gap ou Next, boire un Moccachino à la con chez Starbucks Coffee. Du pareil au même. Et quelque soit votre appartenace sociale ou ethnique, quelqu’un au département marketing d’une superstore aura intégré vos spécificités au plan de développement stratégique du super complexe commercial en bordure de la M25, quelqu’un chez Sainsbury’s aura inventé de nouveaux boulots de larbins pour remplir votre caddy si vous habitez le Surrey et que vous êtes blanc et riches, quelqu’un chez Mac Donald aura pensé à faire traduire le menu en chinois (centre commercial de Colindale, Junction 20), quelqu’un dans une agence de relations publiques aura invité Lennox Lewis pour vous faire venir à l’inauguration du Footlocker si vous êtes Noir (centre commercial de Croydon, Junction 115), quelqu’un chez Mac Donald ou Burger King aura inventé le Tikka Massala Burger pour que vous puissiez vous restaurer entre vos courses et la séance UGC si vous êtes Indien ou Pakistanais (centre commerciaux de Watford et Surrey Quays, Junction 45 et 68) Surtout nos venez pas montrer vos sales bobines d’immigrés dans Central London, bande de Talibans, vous risqueriez d’effrayer nos touristes américains. Mais n’oubliez pas de consommer et de payer en Livres, à l’effigie de notre bonne reine Elizabeth II Quelque part, autour ou dans la M25, si vous êtes Australiens, Italiens, Français, Canadiens, Tchèques, Russes, n’importe quoi, bande de rastaquouères, nous trouverons toujours un moyen de vous faire consommer à votre convenance. Franchises, niches marketing, compartimentalisation, anomie, dystopies, nous avons nos concepts, nos armes, vers plus d’harmonie. Si vous n’aimez pas l’harmonie, tant pis pour vous, nous aurons toujours un homme de main auprès de Tony Blair pour obtenir l’extension d’une ligne de métro pour vous amener plus rapidement dans notre centre commercial, ou l’ouverture d’une bretelle qui vous y connectera plus rapidement. Bienvenue en Grande-Bretagne, Etats-Unis d’Amérique. Gouverneur : Tony Blair et son sourire de con.

Pas franchement anglais, direz-vous, la belle France de Raffarin et Sarkozy nous offrant de jolies perspectives en matière de futur chiant et aseptisé, ultra-sécuritaire : la Francilienne pour aller chez Carrefour avant de rentrer gueuler contre les Arabes devant les infos de Bilalian et voir Christian Clavier incarner notre belle histoire.

London Orbital est une méthode d’observation, ce qui rend sa lecture urgente. Si l’on a choisi de babiller sur Sinclair (et son ouvrage traduit en Français mérite aussi la ballade), c’est que sa modernité est de réinventer la littérature en prenant la ville comme objet, somme d’anecdotes régies par une loi plus forte. La ville, sujet sur lequel en France, en tous cas, sur lequel nous serions bien inspirés de réfléchir, pour oublier les clichés myopes, nunuches et rances d’Amélie Poulain.

Sinclair y interroge les utopies : quoique de plus parlant, en effet, que de voir qu’à l’endroit même (Epsom, Surrey) où au 17ème siècle les Diggers inventaient la pratique du squat, suivis par les communautés proto-communistes des Levellers, se trouve aujourd’hui l’asile d’aliénés le plus high-tech de Grande-Bretagne ? La M25, ce nouveau New Jersey, spectacle des désastres du Thatcherisme et de ceux, bien vivants ceux-là, du New Labour. La métaphore, en acte, de la politique dégradée en mobilier urbain. « Movement provokes memories, but you can’t discriminate« .