Le Gourou de la circulation routière

Si on vous demandait de nommer un célèbre ingénieur de la circulation routière dans un jeu-concours de bar horriblement foireux, il y a très peu de chances que vous hasardiez une bonne réponse. Si le Président iranien Mahmoud Ahmadinejad a bien suivi une formation d’ingénieur de la circulation routière, il ne tire pas sa notoriété du réglage des feux de Téhéran. Bill Gates a commencé sa carrière en mettant au point un logiciel commandant un appareil de comptage de la circulation des voitures, mais c’était un expert en informatique plus intéressé par la technologie que par la circulation routière. Votre mémoire risque de flancher si vous lui demandez de rechercher les noms de William Phelps Eno, « père » putatif des moyens de régulation de la circulation, ou de Henry Barnes, ancien pape de la circulation de New York à qui on attribue l’invention de la « Danse de Barnes » dans laquelle tout un carrefour, un temps, s’adonne au passage pour piétons dans quatre sens.

par Tom Vanderbilt

Les ingénieurs de la circulation routière sont des personnages qui agissent plutôt dans l’ombre, bien que leur travail ait des répercussions dans notre vie de tous les jours. Un relevé topographique d’East Lansing (Etat du Michigan), par exemple, a montré que plus de 50% du quartier commerçant était réservé à l' »espace automobile » : aires de stationnement, routes et autres infrastructures. D’une façon générale, la conception et la gestion de cet espace sont confiées aux ingénieurs de la circulation routière ; aussi notre comportement à l’intérieur de cet espace est fortement influencé par leurs décisions.

Ces dernières années, en revanche, un ingénieur de la circulation routière est parvenu à une notoriété mondiale, non pas exactement en se faisant un nom, mais en diffusant ses idées. Il s’appelait Hans Monderman. L’idée qui a rendu Monderman extrêmement célèbre (il est mort d’un cancer en janvier, à l’âge de 62 ans) est que les infrastructures traditionnelles de sécurité routière (panneaux, feux, barrières métalliques, bordures de trottoirs, signalisation horizontale, ralentisseurs, etc.) non seulement sont souvent inutiles, mais peuvent mettre en danger ceux qu’elles sont censées protéger.

Alors qu’il y a plusieurs années, je parcourais en voiture aux côtés de Monderman la province de la Frise (au nord des Pays-Bas), il n’arrêtait pas de me montrer des panneaux gênants. « Croyez-vous vraiment que personne ne verrait qu’il y a un pont là-bas ? », interrogeait-il en parlant d’un panneau signalant un pont un peu plus loin. « Alors, pourquoi faut-il expliquer ça ? » Il enchaînait sur une maxime de son crû : « Lorsqu’on prend les gens pour des imbéciles, ils se conduisent comme des imbéciles. » Pour finir, il m’emmena à Makkinga, un petit village affichant un seul panneau à l’entrée. Il souhaitait la bienvenue aux visiteurs, signalait que la vitesse était limitée à 30 km/h et ajoutait : « Sans panneaux de circulation ». C’était toute la finesse de l’humour de Monderman : un panneau… qui annonce l’absence de panneaux.

Rien ne prédisposait Monderman à devenir un révolutionnaire de la circulation routière. Né dans le petit village frison de Leeuwarden d’un père directeur d’école, il a travaillé comme ingénieur de travaux publics à réaliser des routes, puis comme enquêteur sur les accidents à analyser la manière dont les collisions se produisaient. Mais c’était un penseur d’une aisance exceptionnelle. Pendant le repas donné lors de ma visite, il m’a partagé avec enthousiasme ce qu’il avait lu de la théorie selon laquelle les sociétés du delta ont tendance à encourager l’innovation en raison de la souplesse avec laquelle elles abordent les paysages changeants. Il y a vu un parallèle avec les Pays-Bas, où l’altitude est très faible. « Je crois que le paysage confère aux Néerlandais cette qualité: la recherche des évolutions ».

Et il est certain que Monderman a transformé le paysage de la ville provinciale de Drachten par le projet qui, en 2001, lui a permis de se faire un nom. Au centre-ville, à un croisement à quatre sens de circulation appelé le Laweiplein, Monderman a supprimé non seulement les feux, mais pratiquement tous les autres moyens de régulation du trafic. Au lieu d’organiser l’espace en l’encombrant de poteaux, de feux, d' »îlots » et de flèches de sens obligatoire, Monderman a créé un genre radical de rond-point (qu’il appelait une « place-point » parce que cela ressemblait davantage à une grand’-place qu’à un rond-point classique), délimité uniquement par un rond de gazon surélevé au centre, plusieurs fontaines et quelques indicateurs du sens de circulation très discrets, imposés par la loi.

Pendant que j’observais le véritable ballet de relations de proximité qui se déroulait devant moi, les voitures et les vélos ralentissant pour entrer dans la ronde (les piétons étant invités à traverser aux passages piétons un peu avant le croisement, Monderman s’adonnait à un de ses tours favoris. Il traversait le Laweiplein à reculons et les yeux fermés. Le trafic s’écoulait autour de lui. Personne ne klaxonnait et lui n’était pas renversé. Au lieu de s’écouler sur un mode binaire mécaniste (arrêt/passage), le mouvement du trafic routier et des piétons à l’intérieur du cercle prenait une allure humaine et biologique.

Un an après cette transformation, les résultats de ce « changement de look extrême » étaient stupéfiants. Non seulement les embouteillages avaient diminué au croisement (par exemple, les bus passaient moins de temps à attendre pour traverser), mais il y avait deux fois moins d’accidents alors que le trafic routier total avait augmenté d’un tiers. Les élèves d’une école d’ingénieurs locale s’étant penché sur le croisement ont signalé que les automobilistes comme (ce qui est plus insolite) les cyclistes se servaient de signaux de type électronique ou manuel. Leurs enquêtes ont également montré que les gens du quartier percevaient cet endroit comme étant plus dangereux, et ce malgré l’augmentation mesurable de la sécurité. C’était une parole douce aux oreilles de Monderman. S’ils ne s’étaient pas sentis moins en sécurité, disait-il, il aurait « immédiatement changé son fusil d’épaule ».

Comme on pouvait s’y attendre, on a beaucoup parlé de ce genre de résultats contraires à l’intuition dans les journaux. Mais souvent, les articles ramenaient les théories de Monderman à une simple aversion libertarienne pour la réglementation, quelle qu’elle soit. Je vous l’accorde, il tenait parfois ce discours. « Lorsque l’Etat retire leur responsabilité aux citoyens, ceux-ci ne peuvent plus élaborer d’eux-mêmes leurs propres valeurs », me disait-il. « Donc, si on veut que les gens se construisent leur propres valeurs pour régler leurs relations de proximité, il faut leur donner la liberté ». Mais sa philosophie était plus qu’une simple aversion pour les contraintes. Il remettait ainsi en question toute notre manière de réfléchir à la circulation routière et à sa place dans le paysage.

Plusieurs années d’enquêtes en vue d’un livre sur la circulation routière m’ont amené à interviewer un certain nombre d’ingénieurs, mais aucun d’eux ne citait Marcel Proust… sauf Monderman ! Dans A la recherche du temps perdu (1913-27), Proust prend des accents lyriques pour parler de la manière dont l’automobile a modifié notre conception du temps et de l’espace. Lorsqu’un automobiliste lui annonce qu’il ne faudra que 35 minutes pour aller de Quetteholme à La Raspelière, cela plonge le narrateur dans ses réflexions : « Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées. »

Proust, contrairement aux critiques tels que John Ruskin (qui soutenait que “tout voyage devient monotone exactement en proportion de sa rapidité”), voyait tout ce qu’il y avait à exalter, comme l’a fait son contemporain belge Maurice Maeterlinck. Dans son essai de 1904 intitulé “En Automobile”, Maeterlinck s’enthousiasmait de ce que “en une journée,” l’automobile nous donne “autant de vues, autant de paysages et de ciel que ce qu’il nous aurait été donné de voir en toute une vie”. Le chemin de fer avait déjà radicalement modifié la conception du temps et de l’espace, puisqu’une même heure réglementaire unifiait les villages où autrefois, comme l’écrit Thomas Hardy, « les horloges à une aiguilles subdivisaient suffisamment la journée ». Mais l’automobile nous a libérés encore plus des destinations et des horaires fixes.

Monderman s’intéressait à cette notion que la voiture transformait le temps et l’espace. Il commentait l’observation de Proust qui disait qu’une visite à un membre de la famille qui mettait autrefois quelques jours pouvait désormais se faire en une seule journée. Tout à coup, on pouvait faire plus de déplacements, mais chaque déplacement semblait plus court. « Qu’est-il arrivé à ces gens ? », disait Monderman. « Ils s’étaient rendus chez leur oncle, avaient passé trois jours. Tout à coup, les voilà pressés. . . . C’est tout simple : ils ont acheté une voiture. La première chose qu’on met dans une voiture, c’est une montre, qui tourne sur un temps linéaire objectif. Par le passé, le temps s’écoulait différemment. On s’éveillait avec les poules et on se couchait à la tombée de la nuit. On avait son propre emploi du temps selon le rythme des saisons. Tout à coup, voilà qu’on peut mesurer toute la journée selon un temps objectif ».

Les implications sont évidentes pour tout automobiliste moderne. Les temps de trajet quotidien sont précisément cela (des temps), la notion de distance ayant disparu, comme si on conduisait devant une pendule. Les villes ont pour l’essentiel grandi en taille dans la mesure où les nouveaux moyens de transport sont apparus pour maintenir les temps de trajet quotidien plus ou moins stables. D’autre part, les piétons, possédant une connaissance plus intime de la géographie qu’ils traversent (et devant fournir le vrai pouvoir de le faire), ont tendance à penser en distance. Pour ma part, habitant New York, mon premier mouvement quand je songe à une destination est d’envisager la distance en nombre de pâtés de maisons et non en durée de marche.

Le mouvement de la circulation routière se mesure en temps et il est frappant de voir des expressions proustiennes telles que le « temps perdu » faire leur apparition dans la documentation technique. Aux feux, par exemple, le « temps perdu au démarrage » est le temps qui s’écoule lorsque les voitures en file commencent à accélérer les unes à la suite des autres après un arrêt. Le temps que les automobilistes se trouvant à l’arrière perdent au fur et à mesure que la file avance au pas est la somme du temps perdu par tous les autres. Ceux qui font la navette redoutent eux aussi la « perte de temps » dans la circulation.

Bien entendu, le temps est extrêmement subjectif. Les experts en circulation routière savent depuis longtemps que lorsqu’ils circulent, les gens ont l’impression de plus avancer en effectuant un trajet continu lent que si, sur la même distance, ils arrêtent longtemps à un feu pour ensuite avancer vite jusqu’au feu suivant. La circulation routière influe sur ce qu’on appelle la « psychologie de la file d’attente ». On pense que les attentes durent plus longtemps lorsqu’on ne sait pas combien de temps elles vont durer, ou lorsqu’on est seul, par exemple. David Levinson, chercheur à l’Université du Minnesota, a constaté que les automobilistes considéraient l’attente sur l’autoroute comme étant moins pénible que l’attente à un feu de bretelle d’accès les autorisant à s’insérer dans la circulation sur l’autoroute.

Monderman pensait que le meilleur moyen de faire évoluer la conception du temps (et donc de modifier le comportement des gens) était de modifier le cadre. Cette idée simple constituait l’un des piliers de sa révolution de la circulation routière, qui a pris racine dix ans avant qu’il remodèle Drachten. Au milieu des années quatre-vingts (1980), un inspecteur régional de la sécurité du Friesland a été envoyé dans le petit village d’Oudehaske pour vérifier la vitesse d’écoulement du trafic routier en centre-ville (deux enfants avaient été mortellement touchés). Auparavant, Monderman, en bon ingénieur hollandais de la circulation routière, aurait déployé, sinon de véritables feux de signalisation, du moins les outils de ce qu’on appelle « stabilisation du trafic » : ralentisseurs, panneaux d’avertissements, bornes ou un nombre quelconque d’interventions extrêmement visibles.

Mais ces solutions n’avaient pas la faveur de ses supérieurs, étant soit inefficaces, soit trop coûteuses. Perplexe, Monderman a proposé aux villageois de donner tout simplement à Oudehaske davantage l’aspect d’un village ; ces villageois avaient fait appel à un consultant extérieur pour les aider à améliorer l’esthétique de la ville. Ces interventions furent subtiles. Des panneaux ont été supprimés, des virages disjoints et l’asphalte a été remplacé par de la brique de pavage rouge, par deux « gouttières » grises situées de chaque côté, légèrement courbées, mais utilisables par les voitures. Comme l’a relevé Monderman, on avait l’impression que la route ne faisait que cinq mètres de largeur, “mais offrait tout le potentiel de six.”

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Les résultats ont été surprenants. En l’absence de ralentisseurs ou de feux clignotants, les automobilistes ont ralenti, d’autant plus que le pistolet-radar de Monderman ne pouvait même pas enregistrer leur vitesse. Au lieu d’apporter clarté et différenciation, il avait créé désordre et ambiguïté. Dans l’incertitude sur l’espace qui leur était imparti, les automobilistes devenaient plus conciliants. Plutôt que de donner aux automobilistes une directive de comportement (par ex. en mettant un panneau de limitation de vitesse ou un ralentisseur), il avait, en réaménageant la route, subtilement suggéré la ligne de conduite à adopter. Et il faisait encore autre chose : il utilisait le cadre pour modifier le comportement. Il avait fait ressembler la grand-route à une petite route de village, et pas seulement à une voie de circulation traversant une ville anonyme.

Ce que Proust ne prévoyait pas dans son enthousiasme moderniste des débuts pour la mobilité accordée par l’automobile, c’était que l’aptitude à conquérir la distance dévaloriserait les paysages traversés entre le point de départ et la destination, et qu’une fois que la masse de la société aurait acquis des voitures, ces distances paraîtraient beaucoup plus pénibles à parcourir, accroissant ainsi la pression du temps. Comme l’écrit Wolfgang Sachs dans Pour l’amour de l’automobile (1992), “Les maîtres de l’espace et du temps se réveillent pour se retrouver esclaves de la distance et de la précipitation”.

Et c’est ainsi que des lieux comme Oudehaske commencent à être considérés moins comme des villages que comme un endroit où il ne faut pas s’attarder pour aller ailleurs trouver quelque chose de beaucoup plus intéressant. Pour Monderman, les ingénieurs chargés de la circulation routière ont contribué à refondre ces lieux par leurs panneaux et autres aménagements. “Autrefois, dans nos villages,” disait Monderman, “on lisait la rue du village comme on lisait un bon livre.” Il n’y avait pas lieu d’installer des panneaux annonçant une école puisque la présence d’une école et d’enfants était flagrante. “Lorsqu’on supprime tout ce qui fait que les gens savent où ils sont, ce à quoi ils appartiennent et lorsqu’on l’a transformé en un monde uniforme”, affirmait-il, “alors il faut tout expliquer”.

Les panneaux de circulation montrent bien notre mobilité accrue, mais aussi notre absence de connaissance du local. C’est un peu comme du fast food standardisé en lieu et place de la cuisine locale. Au cours des décennies précédentes, le géographe Denis Wood a énormément cartographié son coin, les Hauteurs de Boylan (Boylan Heights) à Raleigh (Caroline du Nord, Etats-Unis) pour bien tout montrer, de la répartition des citrouilles allumées de Halloween sous les porches à la lumière projetée par l’éclairage public. Il a remarqué que les rues ayant le plus de panneaux indicateurs étaient celles qui amenaient le plus de monde à passer dans le quartier. “Globalement, ces panneaux n’étaient pas destinés aux habitants du coin”, disait-il. Un autre plan montrait que les appels à « Police-Secours » provenaient pour la plupart de ces mêmes rues, en général pour signaler des accidents. Les panneaux n’amélioraient pas nécessairement la sécurité (bien que, naturellement, on pouvait toujours affirmer que sans panneaux, il y aurait eu encore plus d’accidents).

Monderman entrevoyait un univers à deux niveaux : d’une part, il y a le « monde de la circulation routière », celui de la route, standardisé et homogène, où on se repère grâce à des consignes simples lisibles à grande vitesse ; et d’autre part, il y a le « monde des relations de proximité », où les gens vivent et dialoguent par des signaux humains, à des vitesses humaines. La raison pour laquelle il ne voulait pas d’infrastructures régulant la circulation au centre de Drachten ni dans un certain nombre d’autres lieux est simple : “Je ne veux pas un comportement de grande circulation, je veux un comportement de relations de proximité.” Le monde des relations de proximité a ses limites ; à certains croisements de Drachten, Monderman disait « ne pas s’en remettre à cette solution ». La suppression des panneaux et autres signalisations visuelles n’a pu se faire qu’après une étude approfondie des conditions, comme le volume de trafic, la configuration du croisement et le mélange des cyclistes et des voitures. C’est précisément de cette attention délicate au cadre que manquaient en premier lieu ses collègues (selon la perception de Monderman lui-même) dans la mise en place des moyens de régulation du trafic routier. “Ce sont ce que j’appelle des photocopieurs. Ils agissent toujours d’après ce qui est écrit dans les livres.”

Le travail de Monderman a inspiré ou a été repris par un nombre croissant de projets qui, pour l’essentiel, tentent de remplacer le monde de la circulation routière par le monde des relations de proximité. Ses idées, souvent sous prétexte de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement de “l’espace partagé”, ont fait leur chemin sous une forme ou sous une autre dans certaines villes d’Europe, de Bohmte (Allemagne) où les édiles, s’étant rendus à Drachten, ont décidé de supprimer feux et panneaux de circulation au centre-ville, artère de plus en plus chargée en trafic de passage, à la “place des ragots” de la ville suédoise de Norrköping, où voitures, bicyclettes et piétons traversent les flux de circulation routière sur une place centrale pratiquement dépourvue de signalisation horizontale.

Malgré les réussites de Monderman à des endroits comme Makkinga et Drachten, les sceptiques ont objecté qu’alors que ces dispositifs fonctionnent à la perfection dans les petits villages, ils ne pourraient jamais fonctionner dans des métropoles où la circulation est dense. Un projet engagé à Londres il y a quelques années indépendamment de Monderman laisse entendre autre chose. Dans la grand-rue de Kensington, une voie publique très fréquentée pour piétons, vélos et voitures, les urbanistes locaux ont décidé de toiletter la rue et de la rendre plus attrayante pour les commerçants en supprimant les barrières métalliques qui avaient été mises en place entre la rue et l’aménagement, ainsi que la « pagaille de la rue », c’est-à-dire les panneaux et la signalisation horizontale. Aucune de ces mesures ne respectait les règles édictées par le Ministère des Transports. Et malgré tout, depuis ce toilettage, il y a moins d’accidents qu’auparavant. Bien que désormais, davantage de piétons traversent la rue en-dehors des passages cloutés, la vitesse des voitures (source fondamentale de danger pour la circulation) a baissé, précisément parce que l’automobiliste perçoit de lui-même qu’il faut se montrer prudent à l’approche de ce secteur.

Alors que Monderman a pris la parole à des congrès et dans des conseils municipaux des Etats-Unis en de multiples occasions au cours de sa vie, ses idées n’ont pas été adoptées sérieusement chez nous. Cela tient au fait que les Etats-Unis doivent encore assimiler pleinement les méthodes traditionnelles d’atténuation du trafic. Dans l’ensemble, les Américains ont encore à assimiler le fait que les ronds-points sont plus sûrs (et en général fluidifient davantage le trafic routier) que les carrefours à la signalisation classique.

Si les idées de Monderman font l’effet d’une hérésie pour beaucoup de gens aux Etats-Unis, il est bon de savoir exactement qui a d’abord créé le système américain et pourquoi. Dans Fighting Traffic (Lutter contre la circulation), livre d’histoire fascinant paru au début de cette année, Peter D. Norton montre bien comment les industriels de l’automobile, de concert avec des experts en circulation routière autoproclamés, ont contribué à déplacer le débat sur la sécurité du trafic urbain dans les années 1920. À mesure que les niveaux de motorisation augmentaient démesurément, des dispositifs tels que les « limiteurs de régime » installés sur les moteurs, idée autrefois très répandue, n’ont plus eu la cote, et la rue urbaine a évolué d’un lieu polyvalent pour devenir une voie de circulation destinée à déplacer le plus rapidement possible le plus grand nombre de véhicules possible.

Et voilà le résultat : toute une infrastructure de voies express urbaines et de passages supérieurs pour piétons, dont la philosophie de la délimitation a été adoptée en invoquant la sécurité, mais était en réalité destinée à faire passer les voitures plus rapidement dans les villes (cette stratégie a même eu l’effet inverse de l’effet escompté, l’espace disponible se remplissant bien vite de nouveaux automobilistes). Les infrastructures destinées à la circulation routière étaient destinées à rendre les villes plus sûres pour les piétons en les sortant de la rue, mais dans toute ville animée, ça n’a bien entendu jamais été possible. L’illusion de la sécurité (en réalisant des routes de telle sorte que, comme l’a si bien dit un ingénieur, « les accidents ne soient plus possibles ») a tout simplement apporté de nouveaux dangers, avilissant les qualités mêmes qui rendaient les villes agréables à vivre : la spontanéité, le voisinage, les relations à l’échelle humaine.

Comme on pouvait peut-être s’y attendre, depuis le temps que nous baignons dans cette idéologie constructiviste, les idées de Monderman se sont heurtées à deux critiques très courantes. La première est que les mesures qui parlent au côté lumineux de notre nature ne pourront jamais fonctionner dans un pays comme les Etats-Unis où les automobilistes paraissent s’obstiner à ne pas « partager la route » ne serait-ce qu’avec les autres voitures, et encore moins avec les piétons et les cyclistes, et la menace des procès plane au-dessus de la plus petite intervention sur la circulation. Il est vrai que si une collectivité locale supprime les panneaux à un carrefour très animé et organise le passage fluide des bicyclettes et des voitures, il faut que des normes fortes de vie en société soient en place. Toutefois, ces normes peuvent être influencées par le cadre. Prenons, par exemple, les parcs de stationnement improvisés sur l’herbe aux fêtes foraines : pas de panneaux « Stop », pas de limitations de vitesse, pas d’inscriptions d’aucune sorte ! Tout au plus, éventuellement, quelques enfants portant des fanions pour indiquer le chemin. Pourtant, globalement, les gens conduisent et marchent en faisant bien attention. Et on n’a pas relevé d’épidémie spectaculaire d’accidents mortels sur les fêtes foraines.

L’autre objection qu’on oppose souvent aux idées de Monderman est que les gens se comportent vraiment comme des imbéciles et qu’il faudrait plutôt prévoir plus de délimitations, plus de dispositifs de protection, plus de règles. Se tenant avec moi près du rond-point de Drachten, Monderman a vu un automobiliste passer à toute vitesse. “Seule une petite minorité de la société refuse les règles et les structures sociales”, disait-il. “Ce n’est pas un ingénieur de la circulation routière qui va y changer quoi que ce soit.” Quelques semaines auparavant, rapportait-il, un jeune du coin de 21 ans s’est tué dans un accident ; il venait de décrocher son permis de conduire. “Il prenait de la drogue et de l’alcool. Ce n’est pas une rue qui va résoudre ce problème.”

Pour Monderman, les panneaux de circulation sont une incitation à cesser de réfléchir, à cesser d’agir de sa propre initiative. Dans des rues conçues pour gérer en sécurité les actes des individus les plus dangereux, tout le monde adoptera subrepticement un comportement plus dangereux. Comme il me le disait, “on peut interdire tellement de choses. Le plus étrange, c’est qu’on pense que tout ce qui n’est pas interdit est autorisé.”

Monderman adorait les voitures. “J’aime bien conduire à toute vitesse sur les autoroutes allemandes (où il n’y a pas de limitation de vitesse, juste une vitesse « recommandée », N.d.T.)”, avouait-il. Mais il n’aimait pas les aménagements prévus pour les voitures en-dehors des autoroutes allemandes : les panneaux d’avertissement tapageurs et surdimensionnés, les refuges pour piétons, les routes bitumées anonymes. Cela fait des dizaines d’années que les ingénieurs de la circulation routière poursuivent, avec les meilleures intentions du monde, un objectif impossible : éliminer les accidents. Monderman mettait en doute le niveau de sécurité auquel ce type de sécurité permet de parvenir. Plus fondamentalement, il se demandait si les sociétés de l’automobile adultes pouvaient, au fond, agir en adultes.

Traffic: Why we drive the way we do (and what it says about us) (Anglais)
de Tom Vanderbilt

4 commentaires sur “Le Gourou de la circulation routière

  1. Pietro

    Ce texte est une vraie merveille. Merci à qui l’a écrit. Richesse de la toile.

  2. Pietro

    oubliais: et à Steve de l’avoir traduit! (vous pouvez ne pas poster ou fusionner les deux

  3. Jean-Marc

    Excellent, ses idées (à l’opposé du « bon sens » de certains) sont géniales.

    Mettre le code de la rue, l’interaction et l’adaptation aux situations avant le code de la route.
    Alors qu’à l’opposé, encore beaucoup de municipalités, pour « sécuriser » un carrefour, y mettent un feu (en général, sans détection de 2RM ni de vélo) au lieu d’une simple priorité à droite.

    Ce paragraphe illustre tout :

    « Un an après cette transformation, les résultats de ce « changement de look extrême » étaient stupéfiants. Non seulement les embouteillages avaient diminué au croisement (par exemple, les bus passaient moins de temps à attendre pour traverser), mais il y avait deux fois moins d’accidents alors que le trafic routier total avait augmenté d’un tiers.
    Les élèves d’une école d’ingénieurs locale s’étant penché sur le croisement ont signalé que les automobilistes comme (ce qui est plus insolite) les cyclistes se servaient de signaux de type électronique ou manuel.
    Leurs enquêtes ont également montré que les gens du quartier percevaient cet endroit comme étant plus dangereux, et ce malgré l’augmentation mesurable de la sécurité. C’était une parole douce aux oreilles de Monderman. S’ils ne s’étaient pas sentis moins en sécurité, disait-il, il aurait « immédiatement changé son fusil d’épaule ». »

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