Du concept de « déficit » en milieu ferroviaire

Assez régulièrement, les sociétés de chemin de fer publient des chiffres dans lesquels elles affirment que telle ou telle ligne n’est « pas rentable » ou encore expliquent que de tout leur réseau, seules quelques lignes importantes sont « rentables ». Ces deux alternatives signifient que les recettes perçues pour les voyageurs se déplaçant sur les lignes en question sont respectivement inférieures ou supérieures aux coûts d’exploitation (auxquels s’ajoutent souvent l’amortissement des investissements qui ont été nécessaires pour les construire ou les rénover).

Les journaux relaient le plus souvent cette terminologie sans beaucoup la mettre en question. Conçue de cette façon, la notion de « rentabilité » est cependant suspecte et mérite d’être approfondie.

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que l’organisation d’un réseau de transports en commun ne peut se comprendre et se penser uniquement de façon atomique, en disséquant le réseau en morceaux et en jaugeant de l’intérêt chacun de d’entre eux séparément. Si j’habite Esneux, petite ville de la vallée de l’Ourthe à une vingtaine de kilomètres au sud de Liège, et que je veux me rendre à Bruxelles, j’emprunterai d’abord un omnibus vers Liège, où je monterai dans un train rapide pour Bruxelles. Beaucoup d’autres personnes venant de Visé, de Seraing ou de Trooz feront de même, en utilisant les différentes petites lignes qui les relient à la gare principale de la région. La SNCB est-elle fondée à conclure que les omnibus desservant ces localités ne sont le cas échéant pas rentables tandis que la ligne Liège-Bruxelles le serait ? C’est très loin d’être évident, car il n’est pas du tout certain que cette dernière le resterait si l’on fermait les différentes dessertes locales ; il est fort probable qu’habitant d’Esneux (par exemple), j’envisagerais l’acquisition d’une voiture et n’utiliserais plus du tout le train.

La position consistant à nier cela (de manière plus ou moins explicite) équivaut grosso modo à celle d’un médecin qui prétendrait que, dans un organisme humain, les capillaires sanguins ne servent à rien et qu’on peut se contenter de conserver les artères car elles seules font transiter une quantité suffisante de sang pour que leur entretien soit « rentable ». Il faut être économiste ou sot pour accepter une telle présentation des choses. J’ai l’impression d’aligner ici de purs truismes ; si l’on en juge par la politique européenne en matière de transports ferroviaires ou par l’approche que les plupart des sociétés de transports ont (ou disent avoir) de la question, pourtant, ce genre de propos est aujourd’hui tout sauf évident.

Le raisonnement que je viens de présenter est d’ailleurs loin d’être seulement valable selon une approche géographique. On peut, mutatis mutandis, l’appliquer aux horaires ou à la politique tarifaire des transports publics.

Mettre en place une offre minimale de transports en communs 24h/24 — même s’il ne s’agit pas d’une mesure « rentable » si on la prend isolément — contribue énormément à la modification des choix de mobilité des citoyens, en permettant par exemple à ceux qui le souhaitent de renoncer à l’achat d’une voiture, aujourd’hui indispensable s’ils veulent sortir le soir |1|, ce qui n’est évidemment pas sans conséquence sur la fréquentation du réseau dans son ensemble.

Quant à la politique tarifaire, elle devrait évoluer vers des formules plus souples, intégrant le fait, de plus en plus, que les déplacements des usagers des transports en commun se complexifient, ne se limitent plus à un trajet maison-boulot aller-retour. Dans cette perspective, des mesures visant à la gratuité des transports urbains, facilitant l’interopérabilité de différents réseaux de transports en commun ou encore l’attribution aux abonnés (moyennement éventuellement un petit supplément ou une adaptation tarifaire) d’un droit d’utilisation de tout le réseau ferroviaire (plutôt que d’une seule ligne comme actuellement) seraient sans doute de nature à inciter de nombreuses personnes à utiliser le train de façon régulière.

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Enfin, la notion de rentabilité d’un réseau ferroviaire doit être considérée plus globalement, en y intégrant autant que possible les externalités des différents modes de transports en concurrence, par exemple le fait que la voiture pollue énormément l’atmosphère, occupe des espaces très importants en parking et autoroutes ou provoque de nombreux accidents qui font de nombreux morts et blessés. Cela justifie que la société organise des transferts financiers entre les usagers des différents modes de transport pour favoriser les moins nuisibles à l’environnement, à la santé ou à l’organisation de l’espace public. Et la façon la plus simple et efficace d’organiser ce transfert s’appelle la fiscalité, qui dégage des moyens permettent d’organiser des services publics. Dans cette optique, la notion — chère à nos dirigeants libéraux, à la Commission européenne et ailleurs — de « concurrence non faussée » n’a évidemment plus beaucoup de sens : dès lors que l’organisation d’un service public est un choix assumé pour différents motifs sociaux, sanitaires, environnementaux ou urbanistiques, il est légitime que la concurrence soit « faussée ».

En Belgique, l’argumentaire libéral a justifié de nombreux reculs du service public, notamment par la fermeture de nombreuses lignes de chemin de fer. En Wallonie par exemple, le réseau ferroviaire comptait encore 3 219 kilomètres de voies de chemin de fer en 1980 (après en avoir déjà pardu un certain nombre). Il n’en comptait plus que 2 766 en l’an 2000. Aujourd’hui, les augmentations de capacités annoncées (et imposées par le pouvoir politique à la SNCB dans son contrat de gestion, merci Johan Vande Lanotte) semblent mettre provisoirement à l’abri les « petites » lignes, mais la pression reste forte : ces augmentations de capacités n’ont ainsi pas empêché au cours de la dernière année la fermeture de plusieurs dizaines de « petites » gares, jugées non rentables, surtout dans les zones rurales.

Concevoir au contraire la rentabilité d’un réseau ferroviaire comme celle d’un ensemble mène à refuser de façon radicale ce genre de logique et, par conséquent, la privatisation des chemins de fer, car celle-ci n’est possible qu’en segmentant le réseau en morceaux, ce qui rend pratiquement impossible l’organisation d’une politique de service public, réduit l’offre (car mène à la fermeture de lignes « non rentables »), complique énormément les transferts financiers entre modes de transports (au détriment des transports publics) et organise au contraire des transferts vers les gestionnaires de lignes privatisées qui entendent exploiter les seules lignes rentables en niant le fait que cette rentabilité dépend d’un tout (et que, bien évidemment, ce seront les pouvoirs publics qui se chargeront de financer, au détriment de toute la collectivité, les lignes « non rentables » qui seront éventuellement conservées).

L’actualité en matière ferroviaire — la libéralisation du chemin de fer qui est aujourd’hui un fait dans plusieurs secteurs et qui risque de s’étendre dans les années à venir, la « bataille des trains Corail » en France, les différents combats pour la préservation du service public, les luttes syndicales qui s’organisent sur ces questions — illustrent parfaitement ces enjeux.

Il est des évidences qu’il est parfois utile de rappeler. Voici en tout cas quelques bonnes raisons de soutenir les grèves des cheminots en lutte contre la privatisation des chemins de fer et pour la défense du service public, aujourd’hui en France et demain ailleurs.

François Schreuer

Photo: d_oracle

|1| À titre d’exemple, le dernier train de Namur vers Bruxelles démarre chaque soir à 22h23 !

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