Pour un ministère de la transition économique

Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est pas tant une volonté de changement profond du côté des citoyens, c’est un soutien politique réel aux initiatives radicales. Obnubilés par les sirènes d’un « capitalisme vert » qui permettrait de poursuivre le (green) business as usual, nos décideurs s’arc-boutent sur les enjeux budgétaires de court terme, la relance des investissements privés, le plan Marshall « 2 point vert » et les arcanes d’une « politique énergétique » bien difficile à saisir. Ce qui reste dormant sous la surface, étouffé par les urgences du moment, c’est le vaste chantier de la transition économique – notre transition économique vers le post-capitalisme.

Nous sommes pris en otage, collectivement, par une logique du profit grâce à laquelle nos employeurs nous paient des salaires et notre Etat social-démocrate finance nos services publics. Les engrenages « profit-emploi » et « profit-Etat » sont profondément inscrits dans notre social-démocratie. Le capitalisme est intrinsèquement gaspilleur non seulement de ressources naturelles, mais de ressources humaines : surconsommation creuse, démotivation au travail, perte de sens, dépression, voire suicide. La prétendue « efficacité » de notre modèle de production et de croissance s’accompagne d’une inefficacité profonde, non seulement écologiquement mais aussi humainement.

Embaucher un salarié, l’utiliser à fond, puis le remplacer ou le remiser (avec la complicité plus ou moins explicite des pouvoirs publics), cela peut coûter cher aux entreprises comme à l’Etat, mais il y a moyen de transférer la charge sur le salarié lui-même : il peut être rendu responsable de sa propre santé, de sa propre performance, de sa propre disponibilité. On peut lui faire comprendre que sa dépression est une question de responsabilité personnelle. On peut engager des avocats pour démontrer que son suicide ne peut être imputé à l’entreprise. Le ressort secret de la croissance capitaliste réside dans cette extrême fragilité et « remplaçabilité » de la ressource humaine. C’est ce qui permet de rendre les gens productifs. Qui plus est, une fois passée de l’autre côté de la barrière dans son rôle d’acheteur, la ressource humaine doit également être rendue « consommative », afin de soutenir la croissance productiviste par une croissance consumériste.

Un capitalisme vert va-t-il remédier à ces mécanismes simplement parce qu’on produira des éoliennes, des sacs en maïs ou des moteurs à cogénération ? Tant que l’enjeu sera la rentabilité maximale, donc le travail productif et le « loisir consommatif », nous ne sortirons pas de la logique ambiante. Il n’est pas plus joyeux d’être exploité pour des éoliennes ou des chemises en lin biologique que pour des voitures diesel ou des trainings en synthétique. Raison principale du malentendu : le capitalisme vert insiste sur la centralité des ressources naturelles et de l’environnement, mais nettement moins (ou pas du tout) sur l’écologie humaine. Quand ses défenseurs nous disent que, par ailleurs, il faut se débarrasser de la mentalité du « toujours plus » pour aller vers le « toujours mieux », ils semblent oublier de nous dire comment nous allons nous y prendre, au sein d’une logique capitaliste mondialisée où, précisément, « toujours mieux » coïncide avec « toujours plus ».

Non, décidément, l’aménagement intérieur du mobilier social-capitaliste par partenariat public-privé entre les entreprises, les syndicats et les pouvoirs publics nous fait tourner en rond. Le dialogue social est certes un indispensable garde-fou, et les luttes syndicales n’ont pas perdu de leur actualité. Mais tout cela manque singulièrement de vision, et d’une saine radicalité. Les partis en place (qu’ils soient dans la majorité ou dans l’opposition) font encore recette, mais c’est sur fond d’un essoufflement croissant.

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Les citoyens, eux, sont de plus en plus nombreux à le sentir, et à se déplacer en douce vers des mouvements politiques et culturels nouveaux, comme l’objection de croissance, la simplicité volontaire, les villes et communes en transition, les coopératives ou les écovillages. Non qu’ils soient tous des « anarchos » prêts à tout faire sauter, loin de là. Ils travaillent d’ailleurs souvent eux-mêmes comme salariés, voire comme managers. Simplement, ils prennent conscience de ce qu’Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy et d’autres ont appelé, dès les années 1970, la « trahison de l’opulence ». Ils voient que les promesses de sens de la vie que le capitalisme productiviste et consumériste nous a proposées n’ont pas été tenues. Ils se décident à devenir des militants existentiels.

Nous entrons dans une ère citoyenne toute neuve, celle où chercheront à émerger des initiatives post-capitalistes : entreprises coopératives orientées vers la décroissance des profits destructeurs et vers des modes de production démocratiques, écovillages adossés à des agriculteurs bio, communautés locales en quête d’autosuffisance économique, habitats groupés tournés vers la lutte « en acte » contre le consumérisme, quartiers alternatifs destinés à vivre avec des « circuits courts », etc. Il s’agit de les accompagner, de les financer, de les encourager et de les amplifier, non de les récupérer ou de les mettre sous tutelle. Il faut notamment repenser radicalement nos politiques de soutien de revenu : un revenu de transition économique (RTE), incluant soins de santé et pension, permettrait à ceux qui y aspirent de se déconnecter de la logique dominante et de construire sur le long terme des exemples de vie alternative. Cela protégerait autant que possible ces initiatives contre la concurrence déloyale de la logique capitaliste, féroce réductrice de coûts et gaspilleuse d’humains.

N’est-il pas temps d’exiger bruyamment la mise en place – en face des ministères de l’Economie et des Finances – d’un véritable ministère de la transition économique, doté d’une puissance budgétaire équivalente et chargé de financer (par le RTE et par divers subsides), de coordonner et d’accompagner ces initiatives citoyennes économiquement novatrices ?

Ce ne serait certes qu’un petit pas, vu la tendance actuelle de nos élus à vouloir étouffer la radicalité citoyenne sous un Green New Deal mi-figue mi-raisin. Mais ce serait déjà un signal fort envers une population qui attend davantage que des réaménagements de la croissance capitaliste. Et ce serait un moyen de rendre visible une orientation vers un changement plus profond – une orientation sur laquelle on ne pourrait plus revenir en arrière, même si on l’embrasse au départ avec tiédeur.

Viendra un jour où les ministres de la transition économique pourront se rendre compte que de plus en plus de mouvements politiques et culturels sont derrière eux, et où ils oseront le pas qui fait encore si peur aujourd’hui à nos décideurs, vers un post-capitalisme déjà en gestation parmi tant de leurs électeurs.

Christian Arnsperger, Maître de recherche du FNRS (Fonds national de la recherche scientifique, Belgique), professeur à l’UCL, auteur, notamment, de « Ethique de l’existence post-capitaliste : Pour un militantisme existentiel» (Paris, éditions du Cerf, 2009).