Don’t Worry, Be Happy

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« Ne t’en fais pas, sois heureux. » D’où peut bien nous venir cette sérénité béatissime, qui pourrait tout autant signifier une jubilation inconsciente qu’une sagesse raisonnée ? En effet, les adeptes du positivisme techno-scientifique du IIIe Millénaire (pas de quoi s’inquiéter de la pénurie des ressources, on aura des solutions très bientôt, disent-ils) sont aussi dans le credo « tout va bien » : ils sont aussi dans la droite ligne héritière de la méthode Coué, mais ils ne sont pas encore sûrs de connaître le moyen par lequel ils vont réussir à sortir leur tour de magie salvateur.

Si j’écris les paroles chantées par Bobby McFerrin, c’est parce que mes sentiments positifs traduisent ma recherche de la douceur de vivre, vivre sans cette violence économique et sociale généralisée. Tout au plus, ma violence s’exercera calmement au moment où j’irai glisser mon bulletin dans l’urne, car personne ne pourra contester mon secret politique scellé. J’aurai le dernier mot dans l’urne, même si je suis en minorité.

Si j’utilise ce refrain pacifiste « Don’t Worry, Be Happy », c’est parce que le militantisme, c’est bien (je m’y suis mis, quand je considérais qu’il rejoignait vraiment des choix politiques portant clairement sur le bien commun, commun universellement et pas réservé à une élite ou une corporation même quelconque), mais il ne fait pas autant transformer une mentalité isolée que la « positive attitude ».

Alors, voici les cas de voirie où j’applique la phrase des bienheureux (je vais vous donner les ingrédients de ma recette, qui sort ainsi du secret familial pour devenir sociétale) : il vous faut un transport doux à taille humaine (vélo, ou marche à pied, ou planche à roulettes, ou trottinette, ou patins à roulettes) dont vous serez l’acteur ; il faut en face de vous quelqu’un qui emprunte un des plus mauvais exemples d’écomobilité, à savoir l’automobile ; il faut aussi que ce quelqu’un en voiture soit dans une « galère » (vous comprendrez plus tard l’usage du terme « galère », qui fait référence à la servitude des galériens) relativement embêtante (l’exemple le plus actuel de galère individuelle embêtante pour l’automobiliste est la neige, source de dérapages au démarrage, donc source d’énervement) ; l’ingrédient de tempérament qui doit régner chez vous est le sourire, la bonne humeur, chose pas trop compliquée quand vous aimez la neige, les transports doux, et que la neige ne vous vient pas en pleine figure en rafales.

Maintenant que vous avez tous les ingrédients, la préparation ! Partant de la Dialectique du Maître et de l’Esclave chère au philosophe Hegel (dans La phénoménologie de l’esprit) [1], nous pouvons considérer que celui qui est au volant de sa voiture tient le rôle du Maître ; celui qui se meut par sa propre énergie sportive (c’est-à-dire vous) tiendra le rôle de l’Esclave. En effet, celui qui a le pouvoir de vie ou de mort sur le piéton ou le cycliste par sa bonne ou mauvaise conduite est l’automobiliste. Hop, un comportement égoïste, et des vies sont si vite parties ! D’ailleurs, il va sans dire que beaucoup de gens se mordent les doigts, une fois qu’un accident a eu lieu, de ne pas avoir su rester maîtres de leur véhicule : donc, même pas besoin d’être profondément méchant pour avoir un pouvoir physique de vie ou de mort sur les autres usagers, sans que ce pouvoir soit un droit (encore heureux que, dans notre État de droit, soit répréhensible la soustraction d’une frêle vie), puisque chaque conducteur peut être d’accord sur le fait qu’il met en danger de temps à autre des piétons, ne serait-ce que parce que le poids du véhicule conduit surpasse de très loin le poids du piéton qui traverse la route.

Bien ! Nous avons établi le fait que le rôle du Maître est tenu par l’automobiliste. Nous pourrions continuer sur cette question pendant des heures, arguant que même la fiscalité n’est pas désavantageuse à l’automobiliste, mais maintient encore le piéton sous le joug de l’automobiliste : en effet, beaucoup d’impôts servent aux dépenses de santé dues aux accidents de la route ou aux maladies pulmonaires ; le paiement de la TIPP par les automobilistes est forte, mais le financement des grands axes routiers et notamment des autoroutes est assez grand aussi. Je vais vous citer un paragraphe entier qu’on peut lire sur un site favorable à l’autoroute puisqu’il en est un promoteur [2] :

Le coût de construction risque aussi de faire chuter le kilométrage annuel de nouveaux tronçons. Causes principales : Les autoroutes dont on a besoin aujourd’hui sont à construire dans des lieux complexes, comme les milieux urbains ou montagneux. La réglementation a aussi évolué vers des contraintes de construction plus élevées, en matière d’environnement en particulier. Le tout inquiète les sociétés d’autoroutes qui déboursaient hier en moyenne 5 millions d’Euros (35MF) du km pour une autoroute en plaine, déboursent 7 millions d’Euros aujourd’hui (env. 45MF), et débourseront peut-être 9 millions d’Euros (60MF) dans les années à venir. Sans compter les autoroutes bloquées par les écologistes et opposants divers, ce qui engendre des coûts encore supérieurs. On peut dépasser les 25 millions d’Euros (160MF) du Km sur certaines sections. Par ailleurs, en ce qui concerne les autoroutes dites « d’aménagement du territoire », certaines autoroutes sont « évolutives ». Ainsi pour revenir à des coûts plus raisonnables de 5 ou 6 millions d’Euros, l’autoroute adopte des dimensions et des normes nimimales d’équipements à leur inauguration.

Bref, l’automobiliste, qui se dit libre comme l’air (qu’il pollue) au volant de sa voiture, est Maître en certains points. Le piéton, lui, est Esclave fiscalement (si une taxe carbone un peu moins timorée voyait le jour, le rapport de force changerait bien évidemment) et Esclave aussi au sens où il doit « sur-veiller » (= veiller bien au-delà de ce qu’il devrait si la ville était écomobile)  s’il veut garder la vie sauve dans la jungle urbaine (le Shere Khan d’automobiliste ne voyant qu’à peine le « petit d’homme ») : s’il veut marcher en toute prudence, il attendra qu’un automobiliste s’arrête pour passer au passage piéton ; en théorie, il est dans son droit à chaque moment qu’il traverse un passage piéton sans feu, malheureusement sa vie pourra voler en mille éclats comme dans quelques drames que nous avons déjà aperçus çà et là (par exemple, un automobiliste qui était trop « en-r’tard-en-r’tard », comme s’écrie le Lapin Blanc du Pays des Merveilles, pour s’arrêter à temps devant « ce piéton bien téméraire face à mon bolide »).

Maintenant que les rôles sont donnés, l’humeur est facile à trouver. Un automobiliste qui patine pour rentrer la voiture dans son garage (séparé de la chaussée par un trottoir mal déneigé), alors que le garage et la voiture sont deux biens qui lui appartiennent (après tous les prêts bancaires qu’il a contractés pour les acquérir tous deux), n’est pas toujours très zen (dommage pour lui). Pour ce qui est de l’humeur de vous en tant que piéton, souriez, et abordez la situation qui va suivre comme une petite occasion de donner un peu de votre temps et surtout une « leçon » (désolé pour le côté moralisateur).

La cuisson, maintenant que la préparation est toute faite ! Avant d’enfourner le tout dans l’appareil de cuisson, regardez un peu la scène, laissez un peu monter la tension chez l’automobiliste (généralement, il vient rarement à l’esprit d’un automobiliste de demander de l’aide en milieu urbain). Quand il gêne vraiment trop tous les autres usagers de la route (les automobilistes sur la chaussée, les piétons sur le trottoir qu’il traverse pour rentrer dans son garage, les vélos de la piste cyclable quand celle-ci a été aménagée sur ce même trottoir), alors, passez à la cuisson. Vous pouvez commencer à faire un détour de quelques mètres dans votre itinéraire pour aller aider ce piteux conducteur ; vous allez alors l’éconduire gentiment de sa patinoire, avec le sourire, jusqu’à ce qu’il soit sorti de son piège, de sa « galère » (terme faisant référence au sort des esclaves).

Lire aussi :  Ridicule!

Le plus fort est de régler en quelques secondes le problème qui résistait à l’automobile durant plusieurs essais. Le plus remarquable est de descendre de vélo pour aller lui montrer que votre transport doux est aussi très souple, vous permettant ainsi, sans gêner la circulation, de vous arrêter dix secondes dans un endroit exigu, puis de repartir sans encombre. N’oubliez pas de regarder la personne que vous avez aidée avant de repartir. Toute la valeur de la scénette réside là-dedans. S’il ne vous regarde même pas, vous êtes en droit de réclamer un merci comme on le ferait avec un enfant en apprentissage de politesse. S’il vous regarde et vous fait un signe de tête, alors peut-être a-t-il compris quelque chose. S’il vous adresse oralement un merci, vous êtes en face de quelqu’un qui écoutera si vous lui parlez ; vous êtes alors en mesure de lancer un « Une voiture, c’est pas génial par ce temps-là » ou un « Ah, mais moi, quand je suis à pied ou à vélo, mon environnement immédiat est immédiatement accessible, je peux donner des coups de pouce en dix secondes » ; il vous dira qu’il travaille à 30km, et tout et tout ; vous lui direz que vous avez aussi du courage pour faire vos 5 km à vélo par une température qui n’excède pas le zéro, etc.)

Que dire de tout cela ? Vous avez été serviable, oui ; « cruche », dira-t-on ? Pas si sûr, car vous aurez fait comprendre que votre déplacement actif (les transports tels que la marche et le vélo peuvent être considérés sans difficulté comme des « déplacements actifs« , alors que la conduite automobile demande une certaine attention, mais on a vu que l’automobiliste ne peut se sortir tout seul de son pétrin) est bien plus humain et moins dangereux (pour les vies des autres, comme pour le matériel) que la situation éminemment passive de l’automobiliste bloqué et patinant dans la neige. Le Maître est devenu dépendant du travail de l’Esclave, et l’Esclave a démontré toute la liberté qu’il avait dans son mode de déplacement doux. Esclave de l’Esclave, l’automobiliste pourra s’en trouver étonné. Connaissent-ils Hegel, les « routiers [qui] sont sympa » ? À nous de leur apprendre ce qu’est pour nous la liberté, loin des grandes autoroutes.

Jean de La Fontaine a aussi écrit, après Esope (eh oui, le thème est vieux), Le Lion et le Rat [3] :
« Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
[…]
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage. »

Enfin, nous pourrions encore revenir très longtemps sur le sens de ces paroles « Don’t worry, be happy ». Les doux sifflotements de Bobby McFerrin [4a] ont maintes fois été utilisés dans le domaine de la publicité [4b], reste que le message initial de sérénité n’est justement pas une apologie de la société de consommation (d’ailleurs, Bobby McFerrin a aussi intitulé son album Simple Pleasures, 1988, ne poussant pas non plus à la frénésie consumériste) : il faut pour ceci remonter à la Bible, dans le passage de l’évangéliste Matthieu (chapitre 6, versets 25 à 34) [5]. Une fois écrite, la philosophie de dépossession matérielle attribuée à Jésus dans les évangiles n’a pas été entendue ainsi au XXe siècle, à l’heure de la surconsommation. Et pourtant, on continue à dire « Don’t worry ». L’aphorisme marche très bien, il a le vent en poupe. Comment est-il compris ?

Les différentes lectures que l’on peut faire du verset 34 [6] amènent à des philosophies diamétralement opposées. Que dit ce verset 34 ? « Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain prendra soin de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. » (En anglais, puisque le dicton du titre de l’article est en anglais : « Be not therefore anxious for the morrow: for the morrow will be anxious for itself. Sufficient unto the day is the evil thereof. » Traduction : American Standard ; il est à noter que, dans cette traduction, il n’est pas dit « Don’t worry ») On peut très bien lire ce verset comme une réponse qui pourrait sortir tout droit de la bouche de Claude Allègre, comme d’un grand sage (même du XXe siècle) tel que le Mahatma Mohandas Gandhi. Entre le chantre du positivisme climato-sceptique et le sage non-violent qui fut un penseur de la dépossession, il y a un énorme fossé.

Les adeptes de la simplicité volontaire (les « simplivolistes ») sont aussi dans cette sérénité qui amène à ne pas saturer matériellement notre environnement, et donc à ne pas se soucier excessivement du lendemain en ce qui concerne la capitalisation matérielle et financière.

Mais dans une tout autre forme, la négligence du lendemain est aussi une fierté pour une jeunesse qui se dit elle-même parfois désabusée ; aussi bien cette négligence du lendemain est-elle l’astuce de toute une foule de gens qui disent qu’il n’y a rien à changer, puisque le futur nous apportera les solutions. Bref, le titre de l’article est ambigu, il faut donc bien considérer avec sagesse cette phrase ultra-connue dans le monde entier.

Pour conclure, souriez, sentez la liberté qui vous est permise par… la marche à pied et le vélo ! Et profitez de l’hiver pour vous convaincre (vous le savez certainement déjà, mais convainquez aussi les autres sans dire mot, juste en agissant au début) que le transport doux est la chance d’humaniser un peu plus les rapports sociaux urbains. Cette humanisation des rapports sociaux urbains passe par le respect de ce piéton si léger face à plus d’une tonne, par la réduction des nuisances sonores des transports, par moins d’agressivité dans les déplacements (ah, les jurons de l’automobiliste…). Mais, et vous le savez très bien, c’est quand vous marchez sur une place centrale que vous rencontrez le plus de connaissances ; vous en rencontrez également davantage à vélo qu’en voiture, et davantage en transports en commun qu’en voiture individuelle ; et davantage en covoiturage qu’en trajet de voiture à une personne ; davantage, davantage, davantage, je suis en train de parler avec du « toujours plus » ; voici un slogan pour les transports doux à taille humaine (vélo, trottinette, marche à pied, course à pied, patins à roulettes, etc.) : « travailler plus des jambes pour rencontrer plus ».


Notes :

[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Dialectique_du_Ma%C3%AEtre_et_de_l%27Esclave
[2]
Info-autoroute
[3]
https://www.poetica.fr/poeme-1056/jean-de-la-fontaine-le-lion-et-le-rat/
[4a]
http://www.musiquedepub.tv/titre/don-t-worry-be-happy
[4b] http://www.dailymotion.com/video/x3igoh_pub-huggies-be-happy_family
[5] http://cogwheel.wordpress.com/2008/03/20/bible-study-dont-worry-be-happy/
[6] http://www.universdelabible.net/lire-la-segond-21-en-ligne/ref,Matthieu%206.19-34/

Sources :

Hegel, 1807, La phénoménologie de l’esprit.
http://books.google.fr/

Un commentaire sur “Don’t Worry, Be Happy

  1. Minou

    Une philosophie pratique à vocation éducative ? Plutôt philosopher à coups de marteau – et pas au sens figuré – sur ces saloperies de bagnoles, (et au passage sur leurs occupants ?) ahahah !

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