Robinsons à roulettes et pétro-nomades

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Tu bouges ou tu crèves ! Les plus audacieux des socio-politistes ont même osé comparer le Grand Alambic de la société tertiaire de services à une immense autoroute. Mais c’est surtout l’inverse qui est vrai : pas d’autoroute, pas de Grand Alambic !

« Le pétrole, c’est notre vie ». Un ancien Premier ministre
« Nous autres, automobilistes occidentaux… » Un présentateur de télévision pendant la guerre du Golfe
« Contrairement aux idées reçues, la qualité de l’air s’est améliorée très sensiblement ces dernières années ». Jacques Calvet, patron de PSA
« La circulation, c’est l’Etat ». Un ancien maire de Paris

C’est qu’il faut beaucoup de place, de sacrifice, d’énergie, de mutilation et de cadavres pour que l' »homme moyen » devienne automobile et se prenne pour un nomade. C’est pourquoi toutes les administrations qui se prétendaient fidèles à la voix de la modernité, de l’administration Pompidou, qui voulait « adapter la ville à l’automobile », à l’administration Mitterand, friande d’autoroutes et de transports routiers – se sont toujours voulues les vestales zélées de la bagnole, de l’homme moyen à roulettes censé incarner le « dynamisme » de la société civile.

Ainsi toute autoroute est-elle d’abord une autoroute sociale, et ce qu’il faut appeler le pétro-nomadisme de la bagnole tourne souvent au pétainisme à roulettes: l’automobile, c’est d’abord le travail, la famille et la bêtise montés sur pneus.

La bienveillance vis-à-vis du pétro-nomadisme est un point commun à tous les conservatismes, du gentiment burlesque – celui d’un ancien maire de Paris avec son fameux: « La circulation, c’est l’Etat » – au plus perfide, celui du révérend Moon, chef de l’Unification Church, qui prétendait, avec son projet de tunnels et d’autoroutes transcontinentaux, réaliser l’un des plus vieux rêves de l’humanité: faire rouler sa famille ou sa tribu, sans jamais rencontrer un feu rouge, de Londres à Tokyo!

Il serait aussi injuste de ne pas saluer au passage le plus entêté, celui du Parti des automobilistes suisses… Pauvre Victor Hugo, qui s’inquiétait déjà de la prolifération des crétins des Alpes, maintenant métamorphosés en crétins à roulettes!

On pourrait craindre le pire : imaginez nos millions de petits rhinocéros coincés dans un des grands boyaux de M. Moon ! Ils beuglent fort leur “liberté” et, de près, ont l’air un peu hargneux dans leurs carrosseries, mais vus du sommet du “grand alambic”, forment une masse fluide parfaitement docile, qui ne demande qu’une chose : rouler sans problème.

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On ne soulignera jamais assez combien fut cruciale cette domestication de masse par l’automobile, assurant la transition entre ce qu’il convient d’appeler « les solidarités traditionnelles » et le déchaînement inouï de l’individualisme moderne. Qu’importe si la bagnole tue, pollue et rend souvent parfaitement con, sa prolifération détruit tout espace urbain digne de ce nom, puisque l’enjeu est d’assurer la domestication de gigantesques masses humaines, de forger des milliards de psychologies d’hommes moyens à roulettes – de « mentalités autoroutes » singeant partout, jour et nuit pour en faire un paysage, les fluidités et les compétitions du Grand Marché…?

Pas de bagnoles, pas de démocratie-marché ! Pas de maquette grandeur nature capable de nous faire vivre le marché comme un objet familier rencontré  au coin de la rue, exauçant ainsi le vœu le plus cher de l’empiriste mercantile : fabriquer une panoplie de bulles mentales et de clichés capable de doter le Grand Marché d’un folklore aussi populaire que celui des lois d’attraction de Newton.

C’est pourquoi un chien de garde de l’ordre cyber-mercantile aussi talentueux que M. Paul Yonnet peut se féliciter de ce que « l’automobile s’approprie pour un usage personnel un espace public qu’il occupe, investit et aménage, dont il prend soin et qu’il époussette, qu’il nettoie, où il niche et qui le protège de l’extérieur, un espace public qu’il privatise et dont il fait son intérieur ».

Lire aussi :  Merci aux pauvres de subventionner les bagnoles "écolo" des riches !

Il y aurait donc une « égalité démocratique » entre hommes moyens à roulettes. Il y a bien sûr des voitures plus ou moins luxueuses et plus ou moins rapides, mais cette vanité induirait une saine agressivité : « Quel est ce connard qui traîne sur la route comme un SDF, quel est ce fou qui me double avec sa bagnole de chef mafieux ? »

Tout le monde serait à égalité… surtout dans les embouteillages, l’un des rares moments de « solidarité » des automobilistes. Si l’autoroute semble souligner cruellement  les disparités entre « hommes moyens » – par le biais de la vitesse et surtout de la puissance mobilisable – l’embouteillage  réanime la vocation « démocratique » de la bagnole… en gratifiant tout le monde de la vitesse zéro ! L’automobiliste « modeste » peut enfin se délecter : « Regarde la Rolls. Elle est coincée comme toutes les autres. Il y a quand même une justice ! Tout le monde a un nez, tout le monde a des jambes, tout le monde doit bouffer et pisser. Tout le monde finit par crever… même l’autre connard en Rolls. »

L’embouteillage fonctionne donc comme une remise des pendules à l’heure ou, plus exactement, comme une remise à nu aussi féroce qu’un conseil de révision. C’est la fameuse « solidarité » des hommes moyens à roulettes… qui culmine toujours quand les roulettes ne servent plus à rien, et qu’ils sont réduits à ce qu’il sont : des unités de détresse. Compétition hargneuse quand « ça roule », et « égalité démocratique » dans l’impuissance quand « ça ne roule pas ». M. Paul Yonnet a décidément raison: le pétro-nomadisme est bien l’apprentissage le mieux ajusté aux comportements de nos démocraties-marché ».

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C’est pourquoi l’adhésion à ce pétro-nomadisme doit être sans faille, tout comme la discipline exigée autrefois du bon soldat. Toute critique un peu acérée de l’homme moyen à roulettes est sacrilège et n’est qu’une bouffée délirante de tous ces intellectuels de gauche qui vivent si mal le triomphe de l’individualisme de masse.

« Dès que l’on ouvre le ventre des critiques de l’automobile, on découvre – au nom de l’Être suprême – une mise en cause de l’autonomobilité, une apologie des contraintes collectives, bref une attaque frontale (et pas si implicite que cela) contre la démocratie.

« Les célébrants de l’Être suprême invoquent les hécatombes routières, le coût en vies humaines, le coût financier des accidents automobiles. Que ne voient-ils ces résistances et ces hécatombes obéir à une logique autrement fondamentale que celle attachée à la préservation de sa propre vie?

Il y a en effet du maintien stratégique d’un lieu mobile du privé hors d’atteinte des décisions et des manipulations collectives, de la préservation d’une autonomie maximale dans les décisions individuelles, toute atteinte à celles-ci étant comprise comme l’indice possible d’autres atteintes, le signe possiblement avant-coureur d’un enchaînement antidémocratique à l’échelle de la société tout entière.

Il y a même un seuil de tolérance de la lenteur au-delà duquel une société n’est plus démocratique: « Une société obligeant les voitures particulières à ne pas dépasser les 20 km/h, comme en rêve Ivan Illich, supprimerait à peu près sûrement les risques de mort. Mais elle ne serait plus à coup sûr une démocratie ».

Gilles Châtelet
Vivre et penser comme des porcs
Editions Folio actuel/Gallimard 1998

Mathématicien, professeur et philosophe, Gilles Châtelet (1944-1999) est notamment l’auteur des Enjeux du mobile: mathématique, physique, philosophie (Le Seuil, 1993)

Crédit images: Blu, Bikes Crushing Cars, Milan (Unurth street art)

3 commentaires sur “Robinsons à roulettes et pétro-nomades

  1. Pim

    Très joli texte! Lorsqu’il a écrit ceci en 1998, alors que les consciences écologiques, et les limitations des ressources existaient à peine, c’était assez avant gardiste.
    Néanmoins, je suppose qu’il y a 12 ans ca devait être interprété comme un texte anti progressiste, ce qui n’est pas le cas.

  2. Legeographe

    Oui, c’est très frais. Malheureusement, Paris n’est plus une démocratie au regard du critère évoqué dans le dernier paragraphe !
    Où sont les communards, qu’ils se révoltent un peu ?

  3. Folliot Vincent

    La photo n’est pas celle de Gilles Châtelet mais celle du philosophe François Châtelet, grande figure de l’université de Vincennes. Les deux sont évidemment de grands penseurs.

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