L’auto, c’est la guerre

Petit texte sympathique publié dans le journal suisse romand Le Temps ce mercredi 19 mai :

L’auto, c’est la guerre
Par Joëlle Kuntz

Pourquoi la barbarie, maîtrisée dans la plupart des lieux sociaux, persiste-t-elle impunément sur la route?

L’espace pour parquer ma voiture n’était pas grand. J’ai donc piloté au centimètre en effleurant le pare-chocs de mon voisin. Lequel a bondi. Lequel a hurlé, vociféré, menacé avec une grande richesse de vocabulaire: salope, ratée, mal baisée, vieille connasse et ainsi de suite jusqu’à épuisement de son imagination.

Ma passagère, une dame âgée ignorant les usages de la circulation automobile faute d’avoir jamais conduit, a été saisie d’effroi. Éloignons-nous d’ici, m’a-t-elle prié, cet homme est dangereux. J’ai dû la rassurer: Ne t’inquiète pas, ce sont des choses courantes sur la route. «Courantes?» a-t-elle répété avec étonnement.

J’ai attendu que le fâcheux individu quitte les lieux, non sans lui avoir souhaité une bonne fin de journée pour le pousser davantage hors de ses gonds. J’ai terminé mon difficile parcage et j’ai aidé ma passagère toute tremblante à sortir de la voiture. Elle n’a plus fait de remarques mais sa surprise m’a montré nos mœurs d’automobilistes sous un autre angle: la route est l’un des rares lieux de la vie sociale où l’insulte est non seulement courante mais entièrement tolérée.

Le bouillant énergumène qui m’agressait n’aurait pas osé traiter une collègue de travail de «sale conne», du moins pas en face. Peut-être aurait-il pu qualifier sa femme ou sa sœur de putain. Dans les familles, l’injure est également monnaie courante mais ses conséquences affectives peuvent être graves: séparation, procès pour violence conjugale, mise à l’écart d’un héritage,etc. Rien de tel sur la route où tous les codes de bienséance, de politesse et d’honneur deviennent dispensables dès lors que surgit le moindre conflit de tôle, de refus de priorité ou d’usage de la chaussée bitumée.

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«Jusqu’à maintenant, raconte une célèbre journaliste américaine, je croyais que la plus petite unité de temps était celle qui sépare le moment où le feu passe au vert et le klaxon de la voiture de derrière.» Elle en rit, et nous aussi, mais rirait-on d’un type mal élevé dans une queue de magasin qui houspillerait la dame devant la caisse en train de chercher sa carte de crédit au fond de son sac? Non, on le remettrait à l’ordre – l’ordre de l’endurance et du sang-froid – et l’on prierait secrètement pour que la dame se dépêche de retrouver son outil de paiement.

Pareil dans les transports en commun. On a beau se tenir serrés les uns contre les autres aux heures de pointe, on s’excuse de marcher sur les pieds du quidam d’à côté et l’on attend dans un silence résigné le moment de la libération.

Pourquoi la barbarie, maîtrisée dans la plupart des situations criminogènes, explose-t-elle impunément sur la route? Il y a des théories. L’automobile serait un cocon d’intimité dans lequel le moi est coupé des autres. Réfugié dans son privé, ce pauvre moi isolé lutterait contre les attaques de paranoïa en agressant par anticipation ses semblables. Un pare-chocs frôlé, c’est un nerf qui est touché et tout le corps du conducteur qui envoie ses postillons à l’assaut de l’ennemi.

L’auto, c’est la guerre. On met sa ceinture de sécurité et on se garde un bon petit sac d’injures dans la boîte à gants pour intervention en cas d’urgence.

4 commentaires sur “L’auto, c’est la guerre

  1. Vélops

    Derrière l’agressivité il y a la peur. Autrement dit les gens qui sont agressifs sur la route sont des gens qui ont peur, et il n’y a pas que des automobilistes dans le lot.

    Un usager de la voirie peut avoir peur :
    – d’être blessé ou de se faire tuer dans un accident ;
    – d’abîmer son véhicule et de se retrouver obligé d’engager des frais importants ou de perdre la possibilité de se déplacer comme il le souhaite ;
    – de perdre trop de temps ;
    – de perdre la face.

    Par exemple, ceux qui s’impatientent ostensiblement derrière moi quand je roule à vélo sont probablement dans la troisième ou la quatrième situation, alors que ma position sur la chaussée et mon intransigeance est plutôt motivée par les deux premières (et un peu la dernière).

  2. Pim

    Sur cet article, très amusant et agréable à lire, je n’approuve pas tout.
    « Pareil dans les transports en commun. On a beau se tenir serrés les uns contre les autres aux heures de pointe, on s’excuse de marcher sur les pieds du quidam d’à côté et l’on attend dans un silence résigné le moment de la libération. » Euh, en Suisse peut etre, mais à Paris surement pas! Les gens sont aussi très nerveux.
    A propos de stress/agressivité, dans le film de Coline Serreau (solutions-locales…), il y a un passage où on dit que lorsque les porcs sont élevés en surnombre, ils deviennent agressifs (et on est ‘obligés’ de leur couper les dents, les oreilles, la queue etc… à ces pov’betes), je me demandais si par une anaologie on ne pouvait pas expliquer l’agressivité des gens. Surpopulation automobile = nervosité/agressivité tout comme surfréquentation TEC etc.. L’excès nuit en tout non?

  3. Gildas

    Oui, article très révélateur !
    Je nuancerai sur les transport en commun, même à Paris (j’y ai véçu 4 ans et je prenais le métro tous les jours), c’est surtout l’indifférence qui règne dans les rames plutôt que l’agressivité.
    L’agressivité, elle, se retrouve dans les couloirs de métro, mais c’est vraiment sans commune mesure avec ce qui se passe à la surface entre les automobilistes.
    Les voyageurs des transports en communs sont passifs, c’est peut-être pour ça, ils prennent leur mal en patience, alors qu’en voiture on a toujours l’impression qu’on pourrait aller plus vite que la musique!

    Que fait un automobiliste parisien, le lendemain de la tempête de 1999 quand sa rue est barrée par un arbre tombé pendant la nuit?
    Il klaxonne…

  4. Pim

    @Gildas : excellente analyste : « Les voyageurs des transports en communs sont passifs » c’est surement ca la raison de leur ‘calme’. Et en effet, il y règne l’indifférence, car meme lorsque cela chauffe entre plusieurs usagers, personne ne bougerait le petit doigt pour aider l’autre. C’est déjà à peine si on se lève pour laisser la place à une femme enceinte alors…
    Quant aux automodébilistes, ton analyse était juste aussi

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