Une catastrophe parmi tant d’autres catastrophes

La glorieuse histoire des États-Unis, vue sous l’angle de l’écologie avec pour fil conducteur l’énergie … (troisième partie)

Le mardi 20 avril 2010 dans le Golfe du Mexique et sur les eaux territoriales des États-Unis d’Amérique, une plateforme pétrolière, au nom emblématique de « Deepwater Horizon », explose à la suite d’une avarie technique ou de « négligences » et coule deux jours plus tard, par 1500 mètres de fond. Il s’ensuit une « marée noire »…

Sur le littoral, les activités économiques des zones touchées par la marée noire sont perturbées puis arrêtées. La population condamnée à l’inaction tente de se mobiliser et de faire quelque chose avec des moyens dérisoires devant l’ampleur de la catastrophe. Durant ces jours qui passent sans solution, la classe politique de ce pays prend progressivement conscience de la situation et de son impuissance puis, mesure peu à peu l’horreur de la catastrophe…

« 11 septembre écologique ! »… « Tchernobyl des pétroliers ! »… « Tsunami Noir ! », « BP responsable ! », « désastre inimaginable ! », « BP coupable », « la pire catastrophe écologique de tous les temps ! »… « BP va payer ! »… « Pearl Harbour écologique !»… « BP coupable BP paiera ! ».

Pour rester présente, visible et « active », la classe politique matériellement désarmée en est réduite à surenchérir dans les vocalisations et les menaces verbales. Dans la sphère du langage c’est l’escalade rapide des formules catastrophistes. Mais en définitive le champ médiatique a circonscrit la totalité de leur pouvoir de gestion de la crise. Sans plus de moyen matériel d’intervention sur « la fuite », et donc tout aussi impuissant que tout le monde, le président des États-Unis tente de sauver son leadership en étant omniprésent sur la scène médiatique. Pour son peuple menacé il se bat énergiquement, se démène en tous sens et peut ainsi récupérer quelques poignées de dollars d’avance de la part de la compagnie pétrolière, désignée « responsable » à l’unanimité…
….
Le Jeudi 15 juillet 2010, la compagnie pétrolière « responsable » de la plateforme annonce « l’arrêt de la fuite », momentané, peut-être durable ou même définitif…

Près de trois mois de lourdes et noires incertitudes ont été infligées au peuple des États-Unis Amérique… Pour un problème technique sur son propre territoire, près de trois mois de totale impuissance révélés, étalés à la face du monde pour l’unique et dernière superpuissance du monde…

La fuite est arrêtée, l’horizon s’éclaircit et peut-être « L’Amérique est sauvée ! » « BP, le « Géant pétrolier » a sauvé l’Amérique ! »

Morts suspectes dans le Golfe du Mexique

La catastrophe écologique sans catastrophe technologique peut donc reprendre tranquillement son cours normal. L’exploitation industrielle et commerciale de l’écosystème littoral du Golfe du Mexique, permise par l’utilisation massive du pétrole et momentanément perturbée par la marée noire, peut retrouver sa routine mortifère infra catastrophique.

Cependant, par la gestion de la marée noire, la catastrophe technologique a insidieusement révélé la catastrophe écologique sans catastrophe technologique, celle de la marchandisation industrielle d’un écosystème.

L’enquête, débutée pour évaluer les conséquences écologiques et les causes de mortalité des animaux liées à cette marée noire, a révélé en effet quelques surprises. La récolte des animaux morts en nombre supérieur à la normale et en particulier les autopsies des cadavres de tortues ont permis de faire des constatations suspectes et inattendues. Les tortues ne sont pas toutes mortes mazoutées, ni intoxiquées ni engluées. Nombreuses sont mortes noyées, c’est la mort habituelle des tortues prises et restées trop longtemps, au-delà de leur temps d’apnée, prisonnières dans les filets.

Devant ces morts difficilement attribuables en première analyse à la marée noire, les « pêcheurs » (commerciaux et industriels) réapparaissent au premier plan, mais cette fois-ci comme suspects. Ceux qui s’affichaient ostensiblement comme de grandes victimes de cette marée noire et qui seront indemnisés de leur « manque à gagner », auraient profité de la diversion de la marrée noire, pour se dispenser des contraintes de protection en faveur des tortues, et ainsi mieux remplir leur filets.

Quels que soient les résultats définitifs de l’enquête des vétérinaires, cette découverte suspecte accuse doublement le monde industriel. Que ce soit directement ou indirectement, par intoxication aiguë ou par utilisation ordinaire, le pétrole reste encore au centre de la catastrophe écologique.

Le « Géant pétrolier » BP a donc bien sauvé l’Amérique ! Il va sans dire que lorsque l’on parle d’Amérique l’on ne pense plus à un écosystème en péril accéléré. C’est de l’Amérique construite par le pétrole qu’il s’agit, celle justement qui a su si bien imposer au monde l’exploitation industrielle et la marchandisation des écosystèmes, permises par l’utilisation massive du pétrole. L’Amérique, la catastrophe écologique avec ou sans catastrophe technologique…

« Un mauvais moment à passer… »

Trois mois d’une marée noire ont mis à rude épreuve le peuple américain.
Prise de conscience ou négationnisme de la crise ?

« 11 septembre écologique ! », « BP coupable BP paiera ! », ces phrases prononcées par des représentants politiques au plus haut niveau dans la hiérarchie de l’administration américaine peuvent aussi dire en filigrane : « États-Unis  victime (innocente) » et même « États-Unis irresponsable ! »

Trois mois d’incertitude et d’agitation intense de la classe politique, si « la fuite » est durablement contrôlée, l’Amérique est tirée d’affaire mais il n’est pas certain qu’il en soit de même pour l’écosystème.

Habituellement, pour un « géant pétrolier » comme BP, une marée noire n’est qu’un « mauvais moment à passer », une affaire de quelques mois, un an au grand maximum. Gérer la crise, laisser passer « l’orage médiatique », encaisser sans moufter les pantomimes et autres envolées lyriques obligées de la classe politique et attendre… Tout finira par rentrer dans l’ordre… et le désastre écologique pourra reprendre son cours normal, celui justement de la prospection pétrolière en eau profonde avec ou sans catastrophe technologique.

Lorsque que l’on détient une part substantielle de l’énergie primaire du commerce et de la guerre, on acquière facilement une certaine vision du monde, très détachée, aérienne même. Et, de ces hautes altitudes l’on peut se permettre d’afficher un flegme typiquement britannique, celui justement du temps de « l’immense empire où le soleil ne se couche jamais », le flegme très britannique où régnait sur le monde la séculaire et célèbre Pax Britannica.

Trois mois d’incertitude totale pour la première puissance mondiale : le temps passe et la situation se dégrade, la marée noire s’éternise sans solution bien précise visible à l’horizon… Un moment historique difficile pour les États-Unis d’Amérique…

Dans le brouhaha, les tergiversations et la panique générale, un représentant républicain a, semble-t-il, pris la mesure réelle de la situation. Il l’a révélé de manière innocente dans sa dimension historique en exprimant son incompréhension : « En tant que pays le plus puissant du monde nous devrions être capable d’arrêter cette « fuite » ! »

Que s’est-il passé sur le plan historique ?

Un incident technique sur une plate forme pétrolière suivi d’une marée noire… Habituellement « Un simple mauvais moment à passer… »
Cependant cet événement présente quelques caractéristiques dont les conséquences doivent être analysées dans leurs implications politiques.

Même si l’enquête juridique établira une vérité technique et quantifiera le désastre écologique, même si la culpabilité du « Géant pétrolier » BP ne fera aucun doute, même si « BP coupable BP paiera ! » (…) ; il est important d’au moins questionner l’événement dans son contexte sur le plan historique.

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La catastrophe ne s’est pas passée n’importe où dans le monde et les acteurs du drame ne sont pas la France, Total et l’Erika ou des « seconds rôles » dans un quelconque pays de second ordre. Dans le Golfe du Mexique, où était érigée l’emblématique plateforme « Deepwater Horizon », on est dans les eaux territoriales des États-Unis d’Amérique, la première puissance mondiale.

La transnationale BP fait partie intégrante, en tant qu’acteur majeur, du dispositif énergétique national des États-Unis. C’est une superpuissance technique autorisée à agir sur le territoire du pays le plus puissant du monde et aussi à intervenir sur le plan politique. Les hommes politiques ambitieux, qui comme Barack Obama, veulent réussir leur carrière politique doivent savoir montrer patte blanche pour entrer en grâce transnationale.

Auprès des compagnies pétrolières ils doivent faire signe d’allégeance au moins symbolique. A ces puissances occultes il leur faut prouver qu’ils sont capables d’être des « hommes de confiance » en acceptant « l’argent de poche » qu’elles offrent… Un rite initiatique en quelque sorte à l’entrée dans la vie politique. Il se trouve justement que le président des États-Unis d’Amérique avait brillamment réussi ses examens de passage et avait été le mieux gratifié sur le plan financier par le « Géant BP »…

Le pétrole qui envahit aujourd’hui le territoire des États-Unis n’est pas du « pétrole conventionnel », du pétrole ordinaire « pas cher » et « facile à extraire » en provenance de n’importe quel point du monde. C’est du pétrole « pur et dur » celui qui redonne le « goût de l’aventure » vers de nouveaux horizons. Le « pétrole technologique » (« non conventionnel » en langage technique) est celui qui fait la fierté et la force nouvelle des compagnies pétrolières.

C’est surtout celui qui constitue pour l’Amérique le seul espoir possible de perpétuer encore sur quelques décennies le « Rêve Américain ». Avec les sables bitumeux de l’Alberta, ce pétrole technologique représente l’unique planche de salut capable d’assurer la survie de l’Amérique comme le pays le « plus puissant du monde ». Sur le plan stratégique pour le moral des troupes, ce pétrole s’affiche comme capable de terrasser le scepticisme, de battre en brèche la courbe de Hubbert et de repousser le spectre du « Peak Oil ». C’est lui qui veut offrir quelques « belles décennies de rêve » à l’Amérique…

Lors de la phase aiguë de la gestion de la crise, s’est violemment posée l’invraisemblable et déchirante question pour ce pays, d’un « moratoire » sur les nouveaux forages. Un instant de doute s’est exprimé au sein même de la classe politique, ce pétrole technologique. L’euphorie collective du « drill baby drill » a soudain pris une résonance amère, débile et irresponsable.

Et même le président des États-Unis en personne adepte de la dernière averse du « drill baby drill » a éprouvé le besoin d’un « moratoire » le temps de souffler un peu, de se refaire une santé morale et repartir d’un bon pied vers un « new drill daddy drill », plus cadré sur le plan technique et encadré sur le plan bureaucratique.

L’Amérique sans le pétrole technologique comment est-ce possible aujourd’hui ?

Sans pétrole l’Amérique, ce n’est plus l’Amérique. Le pétrole est l’essence même de l’Amérique, le pays qui a inventé, construit et mondialisé le capitalisme du 20e siècle. Comment est-ce possible une Amérique qui se refuse d’exploiter le pétrole salvateur sur son propre territoire ? C’est justement cette substance qui, depuis le début, huile tous les rouages de la vie politique. Depuis la fin de la guerre de sécession et l’émancipation finale des États-Unis de la Grande Bretagne, c’est avec cette énergie que s’est opérée la pacificatrice passation de pouvoir sur le monde. La Pax Britannica de la « Machine à Vapeur » a cédé la place à la Pax Americana du moteur à explosion, du pétrole et de la « Fée électrique » (2)…

Avec le pétrole, les États-Unis avaient pris le leadership du capitalisme mondial dès la fin du 19e siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, toujours avec le pétrole et avec l’automobile, ils créent et mondialisent « l’homme de masse », « base de masse » militante hiérarchisée par la technique et dévouée au capitalisme.

Dans le même temps, les États-Unis s’imposent comme les gendarmes incontestés du monde et ouvrent l’ère du capitalisme des transnationales libres… Au cours de cette marée noire, c’est une société transnationale qui a assumé la gestion d’un problème technique sur le territoire des États-Unis d’Amérique, le pays le plus puissant du monde. Il y a là peut-être un changement d’époque. La Pax Americana cède la place à la paix des transnationales… Comment dit-on en latin « paix des transnationales » pour le capitalisme du 21e siècle ?

Le président des États-Unis avait bien appris sa leçon et avait bien compris sa mission. Irréprochable dans sa conduite il était devenu le porte parole dévoué du pétrole technologique. Dix jours avant l’explosion de la plateforme, le président des États-Unis d’Amérique faisait allégeance officielle au Pétrole Offshore en exprimant son credo technologique, sa croyance infaillible dans l’infaillibilité des plateformes. « La technologie est très avancée ! » « Les plateformes aujourd’hui ne causent généralement plus de marée noire ! » (3) Contre le doute et les craintes, en Caroline du Nord, il avait mis courageusement son pouvoir de persuasion au service de l’Amérique, c’est-à-dire des forages en eaux profondes. L’avenir du « Rêve Américain » implique une plongée profonde et sans limite dans le « Grand Bleu »

Pour le « Rêve Américain », censure officielle du « Cauchemar de Darwin »

L’Amérique veut rester l’Amérique. Avec cette marée noire survenue sur le territoire des États-Unis d’Amérique, la prospection pétrolière Offshore va impliquer une acceptation institutionnalisée de la prise de risque technologique ainsi qu’un négationnisme délibéré de la crise écologique…

Pour les écologistes, le pétrole technologique avec ou sans catastrophe technologique impliquait déjà de manière intrinsèque ce négationnisme de la crise écologique.

Mais, avec le cauchemar prolongé de cette marée noire historique sur le territoire des États-Unis, pour continuer comme avant et grappiller encore quelques décennies supplémentaires du « Rêve Américain » ou le caractère « non négociable de notre mode de vie », il incombe désormais à la classe politique de ce pays l’organisation d’une censure administrative du « Cauchemar de Darwin », un négationnisme maintenant institutionnalisé de la catastrophe écologique.

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(1) ENQUÊTE : MARÉE NOIRE : Mystère autour de la cause de la mort des animaux retrouvés, actualité Monde : Le Point
(2) L’hydroélectrique appartient à la deuxième phase de la conquête de l’Ouest. Après la conquête militaire et l’épuration ethnique du territoire par le charbon et le « Cheval de Fer », la « Conquête l’Ouest » devient industrielle par la politique des grands barrages. Dans cette deuxième phase de conquête ou d’asservissement industriel des bassins versants, l’énergie primaire de ce énième désastre écologique, a été le pétrole.
(3) Le Monde samedi 29 mai 2010. Paroles prononcées par Barack Obama en Caroline du Nord pour relancer les forages…