Contre le despotisme de la vitesse

En 1991, l’ « Alliance pour l’opposition à toutes les nuisances » s’efforçait de fédérer les résistances menées aux quatre coins de la France contre les aménagements autoritaires (autoroutes, lignes TGV, grands barrages sur la Loire, carrières, décharges…). Cette agitation, « terrain d’un redéploiement de la critique sociale », a réinsufflé une critique radicale de l’aliénation engendrée par la toute-puissance de l’économie. Le « relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse » constitue un uppercut direct, pour réveiller les consciences face à la « démence organisée ».

Nombre d’écologistes de salon applaudissent à la création de nouvelles lignes à grande vitesse. Ils assurent que le développement du rail diminuera le recours aux camions, bagnoles et avions. Tout le XXe siècle démontre pourtant le contraire : les infrastructures de transport, aérien, ferroviaire ou automobile, se sont répandues de manière simultanée, coordonnée. Quand l’Etat déroule des lignes à grande vitesse, il bétonne des autoroutes en parallèle.

Aller toujours plus vite est la condition de la croissance économique. Le chemin de fer a été mis en place au XIXe siècle, lors de l’industrialisation. La vie totalement dominée par les impératifs économiques impose une mobilité sans cesse accrue : il faut faire circuler plus vite les marchandises et le « fret humain standardisé et conditionné », à l’existence conforme. « D’exigence essentiellement économique, le transport rapide des marchandises et des hommes est devenu une fin en soi […] ; les exigences fonctionnelles de la vie stéréotypée des cadres, courtiers et courtisans de cette mobilité marchande et véritables appendices technologiques de l’Economie, se sont imposées à l’ensemble de la population comme besoins dominants. »

L’ « accélération de la déraison » a abouti à l’enclavement de régions entières, la désertification des campagnes, l’entassement dans des banlieues sans passé et des villes invivables, l’appauvrissement des territoires, la disparition des spécificités régionales, le renforcement de la centralisation. La banlieue parisienne s’étend à toutes les gares de TGV.

Les réseaux de la vitesse ont permis la spécialisation du territoire : loisirs compensatoires, tourisme-marchandise, industrie, commerces, cités dortoirs, tout est cloisonné. On ne vit plus localement, on crée de nouveaux trajets, on accentue les distances à parcourir. On ne gagne pas de temps, on en perd : il faut de plus en plus de travail pour financer la construction des infrastructures nécessaires aux transports et à la prise en charge des maux engendrés par la vitesse (hôpitaux par exemple).

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« Mettre un terme au saccage de la vie »

Nous vivons dans l’urgence. Notre mode de vie frénétique nous interdit la contemplation. Constamment (op)pressés, nous sommes priés de ne rien apprécier. L’homme ne voyage plus, il est transporté. « Il faut supprimer le trajet ; il est impératif d’arriver seulement. » Notre existence rétrécit, l’ennui se généralise pendant les temps de transit. Les constructeurs installent la télé dans les voitures pour que les enfants se tiennent tranquillement enchaînés. Dans les bus et trains règnent le silence et le vide. Nous sommes dans des non-lieux, où l’individualité s’efface, où le collectif disparaît, sans paroles. Passifs et isolés, il ne reste qu’à attendre.

Malgré la liste des destructions engendrées par le transport rapide, la décomposition de la société, les gardiens de la civilisation technicienne s’acharnent à persuader que les grands aménagements sont bénéfiques pour la collectivité, puisqu’ils servent l’économie…

Contre les entreprises du béton et des transports, contre les technocrates et les hommes politiques « dont la tâche principale consiste à persuader les populations que leur intérêt est de s’en remettre totalement à eux et d’admettre que leurs choix arbitraires servent l’intérêt général », le combat pour « mettre un terme au saccage de la vie » doit se mener sur tout le territoire. Et se renforcer. Être libre, c’est dénoncer toute contrainte, refuser la soumission au bougisme, se réapproprier le présent, défendre la vie et améliorer la qualité de l’existence.

Alliance pour l’opposition à toutes les nuisances, Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse à l’occasion de l’extension des lignes du TGV (1991), Editions de l’Encyclopédie des nuisances, 1998.

Source: http://pedaleurop.over-blog.com/

Un commentaire sur “Contre le despotisme de la vitesse

  1. Gandar

    Bonjour,

    à propos de l’éloge de la lenteur:
    Ce qui caractèrise notre époque moderne et industrielle, disait Ivan Illitch, c’est la séparation du savoir technique de la conscience intérieure.
    L’alliénation mentale de nos dirigeants, responsables, directeurs ne fait plus de doutes.
    Il s’agit moins aujourd’hui de se poser la question de la décroissance que de la croissance en humanité. La seule croissance qui vaille est celle qui ne se monnaye pas, qui ne se chiffre pas.

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