Indicateurs environnementaux

Depuis la conférence de Rio de 1992, le Département des Affaires Économiques et Sociales des Nations Unies s’est engagé fermement dans le développement environnemental. Le “développement” est la propagation progressive, ultime et universelle de la culture technique de la modernité dans tous les recoins du globe et dans toutes les aspects de la vie moderne.

Aucune critique de la modernité ne figure dans ces principes du progrès et de son application universelle. Aucune regard pour les cultures anciennes et traditionnelles, et aucune prise en compte du fait que les éléments des sociétés traditionnelles existantes pourraient avoir plus d’intégrité et une meilleure symbiose avec leur environnement local. La modernité technique est introduite à tous les niveaux et partout comme étant meilleure, plus grande, plus abondante et plus commode. Alors que son lien culturel étroit avec l’Occident rend ces principes presque invisibles, ils sont aujourd’hui largement contestables. Les sweatshops et les conditions proches de l’esclavage dont souffrent beaucoup de peuples dans des nations moins “développées” ne sont pas des anomalies mais sont des éléments véritablement constitutifs de la production industrielle et du capitalisme global.

Le Département des Affaires Économiques et Sociales des Nations Unies a demandé, à plusieurs reprises, l’élaboration de techniques de calcul plus précises pour mesurer les indicateurs environnementaux : “des mesures simples, élégantes et efficaces qui ne compromettent pas la complexité sous-jacente” du développement durable […]. Des lignes de conduite pour des calculs clairs facilitent les initiatives politiques concrètes et rendent possibles les comparaisons nationales. Ce type de diagnostics environnementaux se prête tout-à-fait aux équations coût/bénéfice des néolibéraux.

Pour pouvoir stabiliser le climat, il est nécessaire de réduire de manière drastique les émissions de carbone et de méthane. De nombreux pays dans le monde ont signé le protocole de Kyoto qui appelle à un maintien des émissions de carbone à leurs niveaux de 1990. Dans cette initiative est imbriquée l’hypothèse selon laquelle nous pouvons calculer quelles sont nos émissions et ainsi les réduire. Le taux de réduction est discutable, mais George Monbiot se positionne pour une réduction de 90% avant 2050, Arnold Schwarzenegger vise 80% en Californie ¹[…] et Mike Rann, Premier ministre d’Australie-Méridionale, poursuit l’objectif d’une réduction de 60% en dessous des niveaux de 1990 (Climate Change and Greenhouse Gas Emissions Reductions Bill, South Australia)².

Si nous ne réduisons pas les émissions de carbone et de méthane, la vie économique et sociale va en fait empirer plutôt que s’améliorer. L’aptitude de l’environnement à continuer d’absorber la pollution est terminée. Les terres et l’océan se sont réchauffés au point que dans beaucoup de régions, ils émettent du dioxyde de carbone au lieu de l’absorber. Alors que le pergélisol sibérien est en train de fondre, il rejette beaucoup plus de méthane que tous les troupeaux de bétail dans le monde […]. Dans certains cas, une fois que le réchauffement a été enclenché, des phénomènes de rétroaction positive aggravent et accélèrent le processus.

Le rapport de Stern s’ouvre sur l’aveu que les effets économiques seront pires si nous continuons comme d’habitude, au lieu de réduire nos modes de consommation d’une manière globale :

Les augmentations de la température moyenne globale de seulement 1 à 2°C (au-delà des niveaux pré-industriels) pourraient vouer 15 à 40% des espèces à l’extinction. Comme la température augmente de 2 à 3°C, comme cela va probablement arriver durant la seconde moitié de ce siècle, le risque de dommages violents et ce à une grande échelle augmente, et les coûts associés au changement climatique – tant humains, que dans les domaines écologique et économique – vont très probablement augmenter plus violemment. En termes mathématiques, la fonction de dommages globaux est convexe. […]³

Dans ce but, l’O.C.D.E., les Nations Unies et l’Union Européenne œuvrent tous pour développer des indicateurs environnementaux. L’Union Européenne aussi souhaite “simplifier des informations complexes pour qu’elles deviennent quantifiables [et] qu’elles puissent être comprises et communiquées.” Il y a un risque que les indicateurs soient fragmentaires et arbitraires. Ils émergent souvent des statistiques qui avaient en fait été rassemblées dans d’autres buts et qui se retrouvent utilisées à des fins politiques.

Lire aussi :  À une armée de connards (sur la bagnole)

Même si l’on est conscient des listes arbitraires et des implications politiques des mesures environnementales, il reste l’argument que l’épistémologie positiviste devrait nous permettre de calculer en gros les processus complexes des conséquences chimiques des polluants sur la biosphère. Un exemple en est la découverte que l’utilisation depuis les années 1950 de polyfluorocarbone est responsable du trou dans la couche d’ozone. Des calculs fiables devraient être possibles pour calculer le nombre de tonnes de dioxyde de carbone rejetées dans l’atmosphère, qui perturbent l’“équilibre” des écosystèmes fragiles. Souvent, des contingences économiques et sociales persistent à ignorer les preuves écologiques et scientifiques. Le trou dans la couche d’ozone n’a commencé à se réparer seulement après que l’utilisation de polyfluorocarbone ait été totalement arrêtée. Les calculs de risques sont des tentatives de placer des mesures arbitraires sur des niveaux “acceptables” de déchets toxiques.

Les gouvernements qui sont à l’origine du marché des émissions de carbone sous-entendent le fait qu’il existe des taux « acceptables » d’émissions de gaz à effets de serre. Or, même si le taux de gaz qu’il est possible d’émettre était réduit au minimum, l’industrie et les transports fondés sur le carbone en émettraient quand même trop, et donc il serait peut-être impossible de continuer ces pratiques (du moins sous leur forme actuelle).

Cette dépendance vis-à-vis des calculs de risques est un bon exemple du problème philosophique qui se produit à un niveau plus profond. Les mesures et les calculs sont considérés comme des vérités irréprochables sur les phénomènes terrestres. Pourtant, les mesures et les faits sont fondamentalement des données qui entrent d’un côté dans une série d’expériences et de faits, et de l’autre dans un système épistémologique. Même avec les dispositifs techniques les plus sophistiqués au monde, les informations statistiques ne font que contenir un pan étroit de connaissance sur le réseau de facteurs complexes qui constitue tout fait et toute chose. Plus nous avons de connaissances sur un objet spécifique – même après une enquête poussée –, plus il reste à découvrir sur cet objet.

Les calculs ne redresseront pas fondamentalement l’échec de l’humanité à appréhender les besoins de la terre, car, paradoxalement, ils constituent une partie du problème, lequel est que mesures et calculs obscurcissent notre conscience, et notre relation avec la planète, au lieu de les renforcer. L’exactitude absolue ne peut jamais être atteinte. La couche d’ozone commence à se régénérer – un merveilleuse preuve que nous pouvons changer nos pratiques de consommation et nos modes de vie. Toutefois, ce rétablissement est le résultat d’un moratoire complet et mondial sur les hydrofluorocarbones, et non le résultat d’estimations impressionnantes et de seuils de risques visant une utilisation “acceptable”.

Néanmoins, ces types d’indicateurs multi-référentiels sont des comparaisons utiles pour les gouvernements qui commencent à prendre en compte les problèmes posés par la pollution et le changement climatique. C’est un début. Le danger, c’est qu’ils soient considérés en tant que seules solutions.

Extrait du chapitre 4 (« Categories, Environmental Indicators and the Enlightment Market ») de Heidegger, Politics and Climate Change (Risking It All), Ruth Irwin. Traduction libre (et médiocre).

Ruth Irwin est professeur de philosophie à l’Université d’Auckland, Nouvelle-Zélande.

  1. Schneider, Stephen (2006), Creating a Climate for Change, Adelaide Thinkers in Residence public lecture.

  2. Climate Change and Greenhouse Emissions Reduction Act 2007.

  3. Stern, Nicholas (2008), The Economics of Climate Change, Cambridge: University of Cambridge Press, consultable sur le site http://www.hm-treasury.gov.uk/independent_reviews/stern_review_economics_climate_change/stern_review_report.cfm

11 commentaires sur “Indicateurs environnementaux

  1. shi

    Il est vraiment urgent d’agir pour lutter contre le réchauffement climatique, car plus on attend des progrès technologiques, plus la planète se réchauffe, n’attendez pas que au dernier moment pour agir. La meilleure et la plus efficace pour réduire l’émission CO2 et méthane , c’est de manger moins de viande et de devenir végétalien, le régime végétalien permet non seulement de protéger la planète mais aussi de lutter contre la faim dans le monde

  2. joshuadu34

    Si la réalité du sujet est évidente, j’avoue que l’illustration me gène quelque peu aux entournures… Heidegger et son Geistell, c’est plutôt une passivité face aux changements technologiques, le changement inéluctable et l’indisociable lien entre l’homme et la technique… pas vraiment ce qui ressort du texte, je pense !

    Peut-être aurait-il été plus « senti » d’y placer Ellul (« le système technicien » ?)…

    Sans compter que Heidegger était un maître à penser du nazisme, autre point gênant (surtout avec cette idée de l’auto pour tous dont il a été question hier)…

    Enfin, c’est un avis, hein…

  3. Minou

    « Heidegger et son Geistell, c’est plutôt une passivité face aux changements technologiques […] »

    Une passivité ? Je ne prétends pas connaître ni bien comprendre Heidegger mais, du peu que j’en ai lu, son questionnement de la technique moderne est le plus radical, le plus philosophique de tout le XXe siècle. Peux-tu préciser ce que tu entends par « passivité » ?

    « Sans compter que Heidegger était un maître à penser du nazisme, autre point gênant (surtout avec cette idée de l’auto pour tous dont il a été question hier)…

    Enfin, c’est un avis, hein… »

    Est-ce que c’est un avis forgé après avoir un peu lu Heidegger directement, ou est-ce que c’est un avis forgé après avoir lu uniquement certaines personnes qui ont écrit sur Heidegger ?

    Sans vouloir rentrer dans le débat infini sur la question, je pense – ce n’est que mon humble avis – que Heidegger n’était pas irréprochable, qu’il est même impardonnable. Pourtant il est un penseur très important. Il a influencé tout le XXe siècle. Tous les « penseurs » les plus influents du XXe siècle gravitent autour de la pensée de Heidegger. Ce n’est absolument pas une excuse, mais il demeure un fait : s’il y en a un au XXe siècle qui a pensé la technique moderne, c’est Heidegger. Nous n’avons pas le choix de penser à la fois avec et contre Heidegger, c’est impossible de lui échapper.

    Attention toutefois avec l’expression « maître à penser du nazisme ». L’engagement d’un an en 1933 n’est pas la même chose qu’une adhésion totale pendant la guerre. Heidegger a reconnu l’erreur de son engagement de 1933. Inacceptable et inexcusable, il l’est. Quoi qu’il en soit Heidegger reste le penseur de la technique et du nihilisme au XXe siècle.

    Au fait, « son » concept de Gestell (et pas Geistell) n’est ni passif ni actif, c’est un constat, un diagnostic. Pour ne prendre qu’un exemple : en quoi le fait de constater que le Rhin est muré par la centrale hydro-électrique (donc qu’il ne tire plus son essence de lui-même mais de la centrale, donc qu’il devient un objet parmi les objets, un objet prêt à être consommé, donc qu’il perd son être) est-il passif ?

    Je t’invite à lire ou relire « La question de la Technique », dans les Essais et conférences.

  4. joshuadu34

    Pas vraiment en accord avec toi, Minou (en toute sympathie, hein, ne le prend pas mal, tu sais que tu fais parti de ceux que j’apprécie beaucoup, ici…)

    Tu as, sur le XXème siècle, et en schématisant un peu, longueur du com oblige, trois courants de pensée…

    Heidegger, qui estime que la technologie constitue « le vérouillage ultime de la clôture de la métaphysique », obligeant l’homme à subir cette technologie (la base de sa pensée, la soumission, et c’est d’ailleur la raison première de son rapprochement du nazisme qui constituait, y compris après 33 puisque non seulement il n’a jamais renié cette idéologie, y compris après la chute du nazisme, le but à atteindre… Il appréciait d’ailleurs ce régime pour cette « réduction en pensée de l’humanité à un degré jamais atteint », but, selon lui, nécessaire), sans, il est vrai, faire l’apologie de la technique, en la condamnant même, mais la rendant obligatoire… Pour moi, le constat qu’il fait est un constat passif, et d’ailleurs, il le rend infranchissable et nécessaire, voilà ou est la gène que je ressent face à ses mots…

    Jacques Ellul, beaucoup plus proche, dans sa vision technologique, à mon avis, de ce qui apparait ici, et surement de ce que tu pense et livre ici, pour lequel, sans aucune « nostalgie », le regard historique était important, et pour lequel l’aspect « inéluctable » de la technologie n’était qu’une barrière artificiellement mise en place pour, justement, aliéner les peuples (à lire, et c’est indispensable, le triptyque sur la technologie : « La technique, ou enjeu du siècle », « le système technicien » et « le bluff technologique »)

    Et enfin l’acceptation béate d’un Sloterdijk, bien trop éloigné de notre mode de pensée…

    Maintenant, pour en revenir à Heidegger, il est vrai que ses livres sont dignes des écrits d’Hegel, de par leur complexité, et qu’on peut se fourvoir en y cherchant des éléments… et je reconnais que c’est peut-être mon cas, mais ses prises de position me gènent, alors, concernant la technologie, je lui préfère encore Ellul…

  5. Minou

    J’espère bien que nous ne sommes pas d’accord, nous ne pouvons pas toujours l’être. Je ne suis d’ailleurs pas d’accord avec moi-même pour ce qui concerne Heidegger : je me méfie de la “fascination” qu’exerce sa pensée, je doute.

    […] Il appréciait d’ailleurs [le nazisme] pour cette «réduction en pensée de l’humanité à un degré jamais atteint», but, selon lui, nécessaire), sans, il est vrai, faire l’apologie de la technique, en la condamnant même, mais la rendant obligatoire… Pour moi, le constat qu’il fait est un constat passif, et d’ailleurs, il le rend infranchissable et nécessaire, voilà ou est la gène que je ressent face à ses mots…

    Non, Heidegger ne “rend” pas la technique obligatoire : il constate qu’elle est devenue le seul mode d’existence : “Nous ne vivons plus que des conditions techniques. Ce n’est plus une Terre sur laquelle l’homme vit aujourd’hui.” (1966, Heidegger interrogé par le Spiegel) Étaient-ils nombreux, ceux qui faisaient ce constat – certes simple – à cette époque de frénésie technique ?

    Un constat passif ? Pourtant Heidegger dit qu’à force de voir toute chose comme “ressource”, comme “matière première”, comme fonds disponible, “[…] alors l’homme suit son chemin à l’extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds.” Je ne trouve pas cela passif de mettre en garde contre ce qui se prépare et a déjà lieu.

    Heidegger dénonçait aussi le langage hospitalier où l’on parlait dans les années 50 de “matériel humain”, d’ “effectif des malades d’une clinique”, de “capital humain”… et là ce n’est pas les années 50, c’est aujourd’hui, regardez ça (ce n’est pas une blague) :

    http://www.tropheeducapitalhumain.com/

    Jacques Ellul, beaucoup plus proche, dans sa vision technologique, à mon avis, de ce qui apparait ici, et surement de ce que tu pense et livre ici, pour lequel, sans aucune « nostalgie », le regard historique était important, et pour lequel l’aspect « inéluctable » de la technologie n’était qu’une barrière artificiellement mise en place pour, justement, aliéner les peuples […]”

    Technologie est surtout un anglicisme. Technologie n’a pas le même sens que technique mais c’est un autre problème, et de moindre importance je crois. Je ne connais pas Ellul. Son analyse de la technique moderne me semble assez proche de celle de Heidegger, notamment sur la mort du sacré et des cultures traditionnelles.

    Mais ce que tu reproches – et que je reproche aussi à Heidegger – (ses rapports plus ou moins ambigus avec le nazisme), il faudrait aussi l’appliquer à Ellul. Car il ne faut pas oublier que Ellul était chrétien anti-musulman. Il en a tout à fait le droit. Personnellement, je méprise autant le dogme chrétien que le dogme musulman. Mais attention ! De quelle nature est son mépris, à Ellul ? En 1989, il a publié l’article “Non à l’intronisation de l’Islam en France”… dans le journal hebdomadaire protestant Réforme !
    (voir ici: http://www.michelledastier.org/index.php/2007/01/20/136-jacques-ellul-sur-l-islam).

    Si Ellul s’était un peu plus penché sur la question du rapport entre dévastation écologique et monothéisme (et surtout christianisme puisque c’est le christianisme qui a longtemps dominé), il aurait honte d’être à la fois ouvertement chrétien, anti-musulman et penseur de la technique. C’est assez rigolo et contradictoire tout ça.

    Pour Ellul, il n’y a pas de dérives de l’islam : c’est l’islam le problème, de la même manière qu’il n’y a pas de « dérives » du capitalisme puisque le capitalisme est le problème.
    Pourtant, il accorde une exception à sa religion : en fait, le christianisme a souvent été mal interprété, mais bon tout ça c’est des dérives, il n’y a pas de problème fondamental, la preuve c’est fini ont ne brûle plus les hérétiques. C’est quand même très creux comme raisonnement et ça n’effacera pas la destruction qu’a causée cette religion et que continue de causer son cadavre. Car le dieu chrétien est mort, et pour le remplacer nous avons quoi ? Le vide. Le travail. La consommation de tout ce qui peut l’être, dont l’être humain.
    Or sans sacré il n’y a pas de respect de la vie, pas de morale. La religion chrétienne était sacrée, mais elle méprisait la vie, elle l’a souillée avec sa notion de péché. Elle ne pouvait donc que se détruire elle-même et le monde avec, car si dieu n’existe pas, alors tout est permis. Les techniciens n’ont aucune morale, il font juste leur boulot de techniciens, et ça c’est Ellul qui le dit ! Pour maintenir l’humanité et la morale sans dieu, sans puissance supérieure à l’homme, sans respect pour quelque chose de sacré, que faire ? Le stalinisme ? L’attente sans fin du Progrès moral ? À ce que je sache, Ellul ne questionne pas la mort de dieu. C’est embêtant.

    Pour Ellul donc, le danger des dangers, c’est les musulmans. Soit. Sauf que catastrophe écologique arrivera probablement avant son « choc des civilisations », avant sa guerre de religions.
    Et quand sa guerre de religions arriverait, la dévastation serait, en termes de proportions, rendue pire par la technique que le christianisme a mis à la place du dieu chrétien en putréfaction et de toutes les traditions, religions et cultures du monde (pas d’holocauste possible avec des sabres, à ce que je sache). C’est sa religion à lui qui a fait ça. Mais ça, Ellul ne peut pas l’admettre…puisque qu’il est chrétien !

    Pour Ellul, l’islam met l’humanité en péril. C’est vrai, d’une part par sa nature, et surtout d’autre part par la technique moderne occidentale… chrétienne, qui est maintenant universelle (le minaret en plastique est autant chrétien que le Hummer). Alors je trouve que Ellul n’est pas très cohérent, que son diagnostic de la technique moderne, même s’il n’est pas mauvais, va bien moins loin que celui de Heidegger. Du point de vue de l’histoire de la technique et de l’histoire tout court, la pensée de Ellul est incohérente. Son “oeuvre” me semble tout de même non négligeable, je n’en dirai donc pas plus parce que je la connais trop mal.

  6. joshuadu34

    Ellul, en fait, était protestant et tout aussi opposé au clergé et à « l’église » qu’à toute religion moralisatrice (l’article que tu cite fait parti d’une longue série attaquant toutes les religions, y compris le protestantisme, puisque, pour lui, la religion doit développer « un courage particulier, un esprit d’invention, une lucidité, une radicalité, une volonté de justice et de liberté » absentes des religions qui, selon lui, détournent la pensé évangélique -cf « anarchie et christianisme »-).

    Loin de moi l’idée de porter Ellul au pinacle, ses écrits sont bons, mais peuvent aussi receler des choses avec lesquelles je ne suis absolument pas en accord. La pensée religieuse, développée dans ses écrits théologiques, est bien moins interessante (point de vue personnel, encore), et le point de vue concernant la suprématie de la technique sur le marché est philosophiquement discutable, mais concernant le fond et la vision technologique, et à la même période qu’Heidegger (les deux oeuvres phares de ces penseurs sont sorties la même année… et le même mois), l’interprétation y est beaucoup plus proche de ce qui est exprimé ici, y compris par toi… Je ne saurai que trop te conseiller le triptyque cité au dessus, très intéressant !

    Pour résumer (très succintement), il ressort de ses écrits que le « progrès » nous échappe, menaçant non seulement la biosphère, mais aussi inscrivant l’injustice au coeur du monde en rejettant une majorité de l’humanité et en la condamnant à n’être que rebus inutile. Pour lui, le progrès n’est ni obscurantisme, ni bienfait, mais, débarassé de la raison qui devrait lui être rattachée, comme cela est fait, il condamne l’humanité à l’esclavage ! Il invoque donc l’exercice de l’esprit critique dans l’analyse du monde et du « progrès ». D’autant que, toujours pour lui, le contrôle du progrès n’est qu’une illusion à laquelle il faut résister. Ellu préconise un renforcement des rapports et valeurs humaines (« le changement qualitatif ne peut se faire qu’en retrouvant la relation humaine vraie, sans arrière pensée, sans moralisation, en acceptant l’autre sans jugement. Cette amitié est l’attaque la plus radicale qui puisse être portée soit à une société technicienne vouée à l’efficacité, soit à une société communiste fondée sur le conformisme et la délation »).

    Enfin, Ellul préconise l’engagement (« penser global, agir local », c’est de lui) lucide et éclairé, informé…

    Si tu veux avoir une petite idée, il convient de savoir que « le meilleur des monde » d’Huxley fut écrit par Aldous après avoir lu Ellul, et la perception que celui ci avait du devenir humain (clonage, crises sanitaires, propagande et rejet d’une partie de l’humanité)…

    Voilà, j’espère t’avoir donné envie de le découvrir un peu plus, en tous cas…

  7. Minou

    « Ellul, en fait, était protestant et tout aussi opposé au clergé et à « l’église » qu’à toute religion moralisatrice (l’article que tu cite fait parti d’une longue série attaquant toutes les religions, y compris le protestantisme […] »

    Cela ne me semble pas une raison pour stigmatiser une religion en particulier (sans d’abord se regarder soi-même), compte tenu de la récupération immédiate que font les fascistes de cette stigmatisation. Ce n’est pas une raison, et c’est surtout dangereux, cela ne fait qu’attiser la haine.

    « […] pour lui, la religion doit développer « un courage particulier, un esprit d’invention, une lucidité, une radicalité, une volonté de justice et de liberté » absentes des religions qui, selon lui, détournent [je souligne] la pensé évangélique -cf « anarchie et christianisme »-). »

    « détournent »… c’est pour ça que j’ai donné la comparaison des « dérives » du capitalisme. Tu ne tiens pas compte de cet argument. Le problème n’est pas le détournement de la pensée évangélique. Le problème c’est cette pensée évangélique elle-même.

    C’est bien beau d’être opposé au clergé*, mais si le problème était plus profond ? C’est comme les Verts, Europe Écologie et toutes les associations humanitaires qui se contentent de poser des pansements partout où passe le capitalisme, qui veulent le « réguler », le « moraliser », qui veulent rendre la finance « moins nocive, voire positive ». Leur action est sincère, moralement bonne, nécessaire, peut-être même indispensable, mais pessimiste, parce que conciliante, défaitiste, naïve. Ils ne peuvent ni ne veulent proposer de changement radical parce qu’ils ont un problème avec la définition et la compréhension de ce qu’est le capitalisme. Changement rapide et radical, pour eux cela veut dire utopie et bolchevisme (enfin pour Lipietz par exemple). Ces gens sont sincères et bons mais naïfs. Je ne dis pas que moi je ne suis pas naïf. Je dis : il faut questionner plus loin dans le temps et dans ce qui constitue les fondements des valeurs modernes. Il faut aller les chercher dans les valeurs chrétiennes, qui fondent tout l’Occident et le monde entier maintenant. Peut-être même nous faudrait-il aller les chercher à la fin de la Grèce classique, dans le Phédon de Platon.
    Dans le Phédon, vous trouverez une haine de la vie qui n’a absolument plus rien de grec mais tout de chrétien.

    « […] concernant le fond et la vision technologique […] »

    Grrr, technique, pas technologique !

    « […] l’interprétation y est beaucoup plus proche de ce qui est exprimé ici, y compris par toi… Je ne saurai que trop te conseiller le triptyque cité au dessus, très intéressant ! »

    Excuse-moi, je n’ai pas compris, qu’est-ce qui est proche de quoi ? Merci pour le conseil de lecture, il me semble qu’en effet ce sont des oeuvres importantes, je les lirai !

    « D’autant que, toujours pour lui, le contrôle du progrès n’est qu’une illusion à laquelle il faut résister. »

    Je suis bien d’accord ! Mais Ellul se pose-t-il la question de l’origine de l’idée de progrès ? Je ne crois pas, parce que cela reviendrait à remettre en cause sa religion et sa philosophie. Cette idée de progrès, pourtant, vient bien du monothéisme et en particulier du christianisme, avec cet idée de « but de l’histoire », de « fin de l’histoire », de « fin du monde », de « Jugement dernier ». Elle est à chercher là l’idée de progrès, elle est à chercher là l’origine des valeurs modernes, c’est-à-dire l’absence de toutes valeurs : le nihilisme. Du moins il me semble que c’est une piste si nous voulons faire un autre diagnostic que « le-progrès-et-la-technique-tout-dépend-de-comment-qu’on-s’en-sert-ils-peuvent-être-utilisés-gentiment-ou-méchamment ». L’idée de progrès n’est pas juste un jugement de ceux qui subissent l’injustice des capitalistes. C’est surtout un jugement sur l’existence. Au-delà de la lutte des classes, l’idée de progrès est le jugement de celui qui ne supporte pas le hasard amoral de la NATURE : mort, maladie, climat, animaux féroces, danger. Le christianisme et son idée de progrès ne voient que le mal dans la nature. De quatre saisons, il ne voit que l’hiver, et ne voit même pas la beauté de l’hiver. Non, que froid, croix, mort, tombeau, crocodiles aux méchantes dents, tigres aux méchantes griffes. L’horreur de notre chère modernité n’est pas le fruit du hasard. Enfin…peut-être que si, mais ce hasard a une origine.

    *L’opposition au clergé, c’est cela le protestantisme, et justement Max Weber a cherché les liens entre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Alors, « être opposé au clergé », la belle affaire ! Ce n’est absolument pas une excuse, surtout quand on sait ce qu’ont fait les protestants qui se sont installés dans leur « Nouveau monde ». Mais ce qu’ils ont fait, c’était encore des « dérives » du christianisme ? Les pauvres âmes égarées ont mal interprété le message de la Bible ?

  8. joshuadu34

    Tu ne m’as pas compris, Minou, effectivement… je ne dis rien d’autre que ce que tu dis, concernant la religion, et je ne pense rien d’autre ! Concernant Ellul, le bonhomme était certe contradictoire (c’est même le principal reproche que je lui fait), mais les idées qu’il développe dans ces trois livres que je cite concernant la technique sont on ne peut plus dans la droite ligne de ce que tu dis ici !

    alors, oui, il était protestant, mais avait aussi une vision des thèmes marxistes interessante (et replacée dans le temps, tout en condamnant par ses mots la nécessité du travail qui transparait de Marx et qu’Ellul ne partage pas, comparant, et tu seras surement en accord avec ses mots, le travail à un nouvel esclavagisme), ainsi qu’une sympathie anarchiste marquée (il fut très proche, dans les années 60, de Debord -et ami proche-, même s’il ne rejoignit pas le mouvement situationniste, du fait, principalement, de son attachement religieux, mais il avait quand même un regard critique sur lui même et sur cette contradiction qu’il exprimait fréquement)…

    Quand à l’origine du progrès, son regard, justement, est extrèmement lucide, relevant le fait que ce « progrès » est récent, relevant, aussi, la méfiance des peuples, notament grecs, vis à vis du « progrès » qu’ils détachaient de la science et dont ils se méfiaient, le rabaissant a de basses oeuvres et rappelant que la « grande préocupation [à l’époque grecque!] est l’équilibre, l’harmonie, la mesure »…

    Il note, aussi, le saccré qui entoure ce « progrès », remplaçant le religieux, justement, et condamnant toute remise en cause et se permet fréquement une comparaison avec la moralisation religieuse qu’il condamne aussi…

    Alors, oui, Ellul est attaquable sur cet aspect religieux, et je suis le premier, d’ailleurs, à te rejoindre là dessus ! Mais il l’est autant que Heidegger, sur ses sympathies politiques…

    Comme tu le signale avec justesse, cela ne remet pas en cause la vision des choses, la base ! Par contre, avoir ces contradictions à l’esprit, à la lecture d’Heidegger, de Ellul, ou de quiconque, permet, dans un regard critique, de se forger une opinion… N’est ce pas l’essentiel ?

    Pour ma part, je pense, justement, que son analyse (à Ellul) de la technique (de la technologie, du « progrès »,…) est interessante parce que assez complète et proche, concernant cet aspect, de ce que j’en pense ! Voilà tout !

  9. Minou

    […] avoir ces contradictions à l’esprit, à la lecture d’Heidegger, de Ellul, ou de quiconque, permet, dans un regard critique, de se forger une opinion… N’est ce pas l’essentiel ? »

    Absolument… mais tu n’as pas répondu à la réponse que moi je t’ai donnée concernant le constat « passif » de Heidegger.

    Sinon à part ça, en 2010 Ruth Irwin a aussi écrit un essai : « Climate Change and Nihilism: Living in the Zone of Nihilism », publié dans une collection de dix essais « examining the significance of philosophical inquiry in relation to the issue of climate change » : Climate Change and Philosophy.
    Il est très cher : plus de 100 euros mais en cherchant bien il est possible de le trouver à 30 ou 35 euros (certes peut-être pas immédiatement).

    Si j’en parle ici c’est parce qu’à ma connaissance il n’y a pas quasiment pas d’engagement chez les professeurs de philosophie français (à part peut-être Gérard Guest et quelques autres). Il me semble qu’il y a plus de conscience à l’étranger, et il faudrait que les Français sortent de leur universitarisme.

    Quand j’ai évoqué à Ruth Irwin la possibilité d’une pétition internationale lancée par l’ensemble des professeurs, voilà quelle a été sa réponse :

    « A petition was tried in 1992. Thousands of scientists and academics signed it and none of the major newspapers would print it. It disappeared entirely in a wave of apathy from the public sphere. »

    C’est désespérant, c’est pourquoi il faut encourager cette minorité de profs engagés en les faisant connaître, afin qu’ils soient de moins en moins minoritaires. Il ne faut pas oublier qu’ils sont toujours une caste très puissante. S’ils avaient participé au mouvement anti-sarkozyste d’octobre-novembre nous aurions gagné. Ils ont préféré leur regard « observateur », « analytique » ou encore leur « posture réflexive ». Traduction : leur ignoble petit confort universitaire. Le monde universitaire est un monde qui se regarde lui-même, il est presque impossible d’attendre quelque chose de lui, mais on peut toujours espérer ! Alors que les étudiants et profs de philosophie qui passent par là tentent de réveiller le râtelier universitaire !

  10. joshuadu34

    Tu as quand même quelques philosophes de langue française qui publient sur la question… de « l’optimiste » Michel Serres (« La crise climatique est la plus impressionnante, et nous somems en danger. Mais tout est lié. Le lien entre l’homme et son monde qui s’est dénoué, virtualisé, tandis que le monde commençait à étouffer… ») à ceux qui intègrent, justement, la technologie dans la question climatique, comme Isabelle Stengers (« Nos sociétés exploitent et détruisent sans penser pour des bénéfices à court terme sans prendre en compte les conséquences. Nous allons vers un avenir extrêmement agité, et nous le sentons sur un mode de perplexité, de désarroi, de radicale impotence. On est en train d’habituer nos populations à accepter comme malheureusement nécessaires des situations qui étaient encore jugées intolérables il y a trente ans. » Lire les 7 tomes de « cosmopolitique » qui intègrent un regard sur le lien entre la technique et la catastrophe écologique), ou, pour ne citer que ces deux là, Dominique Bourg (« l’humanité fait diligemment en sorte que le ciel lui tombe sur la tête. », lire « peut-on encore croire au progrès ? »).

    Je n’ai pas lu Irwin, mis à part cet article, j’ai vu qu’elle avait, justement, écrit sur Heidegger (le livre en photo sur l’article, ce qui me fait mieux comprendre sa présence ici, d’ailleurs… Erreur de ma part de ne pas avoir fait de recherche sur le nom de l’auteur du texte, ce qui m’aurai permis de relativiser mon commentaire initial, même si, finalement, je suis assez heureux de cette petite erreur de ma part, puisqu’elle permet cette discution)… Je vais tenter de trouver ça pour le lire, histoire de me faire une idée moi-même !

    Concernant Heidegger, ce qui, à mon avis, est très interessant dans ce qu’il dit, au delà de la critique de la technologie, c’est le rapport « humanisant » de la société qu’il décrit. La tendance, pour l’homme, de tout ramener à l’échelle humaine qui démontre un détachement de la réalité, et surtout un égocentrisme certain (quelque part, nous sommes toujours dans un rapport tel que celui qu’on peut ressortir de la bible et de son fameux « croit et multiplie » mettant le monde au service de l’homme). Heidegger, dans sa critique, permet une prise de conscience de cet état de fait et permet, aussi, de comprendre que la technique n’est, en fait, qu’un moyen de mettre au service de l’homme la totalité de la nature, ce qui est une abérration. Il permet donc, pour peu qu’on s’y penche avec un esprit critique, de comprendre que la technologie, et même la science, ne cherchent pas, en fait, une compréhension du monde tel qu’il est, mais juste le moyen de mettre ce monde à notre botte !

    Autre point interessant dans Heidegger, c’est cette réflexion concernant l’aspect « fini » de la société humaine. Il y décrit, et c’est interessant dans cet aspect, l’humanitude d’une société (elle nait, elle vit, elle meurt…).

    Mais, dans le fond, on reconnaitra que Heidegger ne fait que reprendre, là dessus, Platon, qui avait déjà décrit ces mécanismes… (la boite de Pandore et le dualisme humain, même si Heidegger y intègre une troisième dimension, plus proche de la psychologie -moi, surmoi, ça-)

    Là dessus, on sera en accord pour dire qu’Heidegger est interessant à lire… Mais est-il, pour quelqu’un qui cherche à se forger un esprit critique, le premier à lire ?

    Je ne pense pas qu’Heidegger soit à appréhender le premier, parce qu’il y a, chez lui, un aspect matérialiste quand même assez marqué et une inéluctabilité qui, je l’ai dis plus haut, sont, je pense, dangereux ! Il fait parti, c’est vrai, des outils pour se forger un esprit critique de par sa vision, mais je pense sincèrement qu’il faut, avant d’en venir à Heidegger, plutôt aborder l’aspect technologique par son côté sociologique (la démarche d’Ellul, justement), plutôt que d’attaquer abruptement la philosophie d’Heidegger sans être déjà armé pour en déceler les risques. Sans compter, et je suis sûr que tu seras d’accord avec moi là dessus, que le mieux est quand même de commencer par les bases et de reprendre la philosophie grecque qui, déjà, posait les bases de la réflexion que reprend Heidegger…

    En tous cas, j’apprécie vraiment énormément la discution, permettant de se creuser les méninges (même si, je me doute, pas mal ont déjà dû décrocher) ! Merci, donc, Minou, pour ça, c’est vraiment un régal !!!

  11. Minou

    Merci Joshua pour ces lectures que tu m’as suggérées !

    « Je n’ai pas lu Irwin, mis à part cet article, j’ai vu qu’elle avait, justement, écrit sur Heidegger (le livre en photo sur l’article, ce qui me fait mieux comprendre sa présence ici, d’ailleurs… »

    En fait ce texte n’est pas un article mais c’est justement un extrait du livre en question (l’illustration c’est sa couverture) ! Mais Ruth Irwin a écrit aussi un certain nombre d’articles.

    « Mais, dans le fond, on reconnaitra que Heidegger ne fait que reprendre, là dessus, Platon, qui avait déjà décrit ces mécanismes… (la boite de Pandore et le dualisme humain, même si Heidegger y intègre une troisième dimension, plus proche de la psychologie -moi, surmoi, ça-) » [je souligne]

    OH
    MY
    GOD

    Où ça ? Je ne prétends pas bien connaître Heidegger, mais es-tu sûr de l’avoir lu pour dire une chose pareille ? Si oui, dis-moi où, parce que s’il y a un penseur qui éprouve un mépris total pour la psycho-machin/psycha-chose, et dont la pensée se situe à mille années-lumières de cette « fatale introspection », c’est bien Heidegger.
    Les psycho/psycha sont des sciences, se veulent des sciences (dans le sens moderne), or je te rappelle un des mots de Heidegger : la science ne pense pas, elle ne peut pas penser.

    Comment se fait-il que la psycho et toutes ses branches n’apparaissent qu’à la fin du XIXe siècle ? Tout simplement parce qu’elles sont une partie et une création du « progrès ». Et ce progrès consiste à affirmer que l’homme moderne, du haut de sa pyramide de savoir historique, est en droit de juger tout le passé, toutes les civilisations, d’après son critère de valeurs à lui d’homme moderne.
    Cet homme moderne en conclut qu’en fait, comme les sciences de la psycho-psycha n’existaient pas avant le XIXe siècle, nos ancêtres ne se comprenaient pas eux-mêmes ! Heureusement que nous sommes là, nous modernes, pour corriger tout ça, et expliquer qu’en fait Œdipe il voulait juste niquer sa mère. Tout ce qui fait le sujet de ces tragédies grecques, que les Grecs n’ont pas compris eux-mêmes, nous Modernes, nous le comprenons, nous pouvons tout expliquer ! Trop naïfs, ces Grecs !
    L’esprit moderne souille tout ce qu’il touche. Il est capable de réduire des oeuvres d’art immortelles à de la psycho, et d’en détruire toute la beauté et la pensée.

    « Là dessus, on sera en accord pour dire qu’Heidegger est interessant à lire… Mais est-il, pour quelqu’un qui cherche à se forger un esprit critique, le premier à lire ? »

    Nombreux sont ceux qui sont initiés à la philosophie par la lecture de Heidegger, et quelqu’un qui cherche à se forger un esprit critique y trouvera l’essentiel, comme chez tous les grands penseurs : « pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? », « qu’est-ce que l’être ?», « qu’est-ce que la technique moderne ?». Personnellement, mon « esprit critique » a été très affûté dès l’âge de 15 ans (et ce n’est pas tôt) par la lecture de L’introduction à la métaphysique, des Questions, ou de la Lettre sur l’humanisme, par exemple. Heidegger est souvent compliqué pour les non-initiés, mais il est aussi souvent très accessible.

    « Je ne pense pas qu’Heidegger soit à appréhender le premier, parce qu’il y a, chez lui, un aspect matérialiste quand même assez marqué et une inéluctabilité qui, je l’ai dis plus haut, sont, je pense, dangereux ! »

    Un aspect matérialiste et une inéluctabilité ? Où ça ? Tu n’as toujours pas dit ce que tu entends par « passivité » et « inéluctabilité ».

    « Il fait parti, c’est vrai, des outils pour se forger un esprit critique de par sa vision, mais je pense sincèrement qu’il faut, avant d’en venir à Heidegger, plutôt aborder l’aspect technologique par son côté sociologique (la démarche d’Ellul, justement), plutôt que d’attaquer abruptement la philosophie d’Heidegger sans être déjà armé pour en déceler les risques. »

    « Aborder l’aspect technologique [grrr, plutôt technique !] par son côté sociologique », c’est-à-dire scientifique ! Mais pourquoiiiiii ? Pourquoi faudrait-il commencer à penser… en ne pensant pas ? La sociologie est une science. Pourquoi fuir la philosophie ? Toutes les sciences procèdent de la philosophie, elle seule est capable de penser toutes les sciences, alors que l’inverse est impossible !
    Attention, je ne suis pas en train de dire que la sociologie c’est le diable parce que c’est une science, simplement je ne comprends cette obsession à n’avoir comme seul horizon l’horizon scientifique.

    « Sans compter, et je suis sûr que tu seras d’accord avec moi là dessus, que le mieux est quand même de commencer par les bases et de reprendre la philosophie grecque qui, déjà, posait les bases de la réflexion que reprend Heidegger… »

    Là bien sûr je suis d’accord.

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