De la légitimité d’un salaire astronomique

Par Olivier Meunier

Les chiffres sont tombés : monsieur Carlos Ghosn, PDG du groupe Renault-Nissan, est le mieux payé des patrons du CAC 40. Son salaire annuel, pour l’année 2009, est de 9,2 millions d’euros. Pour le commun des mortels, cette somme ne veut rien dire, parce qu’elle est inaccessible à une vie entière de travail salarié pour la classe dite « moyenne ».

Faisons par conséquent un calcul rapide : ces 9,2 millions d’euros représenteraient un salaire mensuel de 766 666 € et quelques centimes ; cela représente donc environ 650 à 700 fois le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC). Nous y voyons donc plus clair : il faudrait, à une personne exerçant un métier à bas salaire durant toute son existence, à peu près 50 ans pour gagner le salaire mensuel de monsieur Carlos Gohn. Je terminerai cette introduction en disant que monsieur Ghosn gagne un SMIC toutes les heures, si l’on part du principe que son activité ne compte pas de week-end, et que ces journées de travail durent 24 heures : du moins, à ce tarif-là, il faut l’espérer.

Exprimer les torrents d’inégalités que cause l’existence de tels salaires, en comparaison de ceux des quelques millions de bénéficiaires du salaire minimum (et d’autres, qui ne gagnent guère plus) serait une évidence, à part peut-être pour monsieur Ghosn, ses pairs et les individus qui vivent et travaillent dans son entourage direct. Par ailleurs, les économistes libéraux sauront nous expliquer à quel point monsieur Ghosn sait créer de la richesse, qui bénéficie de diverses façons en retour aux pays où est implanté Renault/Nissan.

Ce sur quoi il est intéressant de réflechir et qui représente une évidence moindre pour tout-un-chacun, c’est sur l’utilité fondamentale de l’automobile : André Gorz avait écrit, suite à sa rencontre et son travail commun avec Ivan Illich au début des années 1970, un article intitulé « L’idéologie sociale de la bagnole », qui avait paru dès 1975 dans la première édition d’Ecologie et politique. Deux idées dominaient cet article important : d’une part, la valeur d’usage de la voiture, ce à quoi elle sert réellement, est supplantée par sa valeur d’échange, et surtout par sa valeur symbolique, donc par ce qu’elle représente inconsciemment ; d’autre part, cette valeur d’usage désormais absorbée par les valeurs symboliques et d’échange, l’automobilisme exacerbe l’égoïsme et la haine des autres, qui deviennent purement et simplement des obstacles et des gênes. Une observation même distraite des automobilistes aux heures de pointe en milieu urbain (et même en milieu péri-urbain) suffit à justifier ce deuxième point.

C’est qu’au départ, les voitures n’étaient faites que pour la bonne bourgeoisie, afin de leur procurer un objet de distinction sociale manifeste. En tant que bourgeoisie, cette frange de la population avait les moyens financiers de déléguer l’entretien et les réparations à une foultitude de spécialistes : les « propriétaires » des automobiles, autonomes pour leurs déplacements, devenaient de facto des usagers/consommateurs : « l’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance », rajoute Gorz. Et c’est cette dépendance qui a intéressé d’abord les magnats du pétrole, puis les constructeurs : encourager la totalité de la population non bourgeoise à posséder une automobile personnelle, rendait en retour cette même population tributaire d’une énergie marchande, ainsi que de spécialistes de la chose, pour l’achat, l’entretien et la réparation.

La propagande s’est bien évidemment appuyée, non sur la dépendance, mais sur la perspective de posséder le même bien que la bourgeoisie, donc d’accéder au même objet de distinction sociale : en effet, il est bien compréhensible que la possession d’une automobile ne pouvait être, au départ, que la recherche d’une distinction sociale par l’objet possédé, puisque les activités quotidiennes étaient essentiellement locales, et ne nécessitaient pas de moyens mécaniques de transport. Jusqu’à ce que la base prolétaire de la population y accède à son tour : l’objet de distinction pour tous signifiait que personne ne pouvait plus se distinguer ! Plus grave : les infrastructures, les voies de communication en particulier, n’étaient pas organisées pour cette afflux toujours plus important d’automobiles ; le phénomène du « bouchon » commençait à se faire connaître, avec son lot de nuisances –sociale, sonore, olfactive, esthétique– rendant les centres-villes et les environs urbanisés immédiats littéralement inhabitables.

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La « révolution » était en marche : la popularisation d’un gros objet fondamentalement cher et inutile modifiait complètement, par ses inconvénients, l’aménagement de l’espace et du temps. Les raisons invoquées pour acheter des automobiles étaient évidemment autres : des « options » (payantes) adaptés aux « besoins » et aux tempérament de chacun, la liberté de partir loin en famille lors des congés, la possibilité de fuir et de s’isoler des désagréments de la vie, et, au final, la profonde utilité de cette objet pour les individus dits « modernes ». Dès lors, « pour l’industrie capitaliste, la partie est donc gagnée : le superflu est devenu nécessaire. Inutile désormais de persuader les gens qu’ils désirent une bagnole : sa nécessité est inscrite dans les choses », rajoute Gorz.

En outre, la possibilité individualisée massive de se rendre au travail ou sur des lieux de loisirs a bien évidemment discrédité les transports en commun, puisque il n’était plus nécessaire de supporter les autres individus, ou, selon l’état de l’ambiance sociale et de la politique sécuritaire gouvernementale, de s’exposer au danger potentiel de la folie aveugle d’un homme. Se sont agglomérés entre temps des phénomènes socioculturels importants qui ont pleinement justifié la possession d’automobiles, qui ne sont pas développés par Gorz dans cet article : on peut évoquer notamment l’émergence de la « culture-jeunes », dès les années 1960 et 1970, pour laquelle, génération après génération, l’automobile s’est affirmée comme un des outils et symboles de l’émancipation vis-à-vis des parents et de la recherche pugnace de « sensations fortes » et de « limites » (qui provoquent leurs lots d’accidents graves très régulièrement).

Monsieur Carlos Ghosn a par conséquent ponctionné ses 9,2 millions d’euros sur le dos d’une aliénation collective et d’une illusion, comme nous le démontre André Gorz. Le plus troublant est qu’il ne faut pas remettre la soi-disant « utilité » en cause, sous peine de paraître réactionnaire : la rengaine de la nécessité de la voiture pour « aller au boulot », « faire les courses », « avoir des loisirs », « amener les enfants à l’école » et d’autres imperturbables raisons, voisine pourtant avec la plainte des emprunts contractés pour l’acquisition et des prix délirants du carburant et des réparations (désormais inaccessibles aux plus débrouillards d’entre nous, puisque contrôlées par ordinateur).

Mais n’est-ce pas l’idéologie sociale de la bagnole qui a déterminé l’emplacement des lieux de résidence, des lieux de commerce, des lieux de travail, des lieux de loisirs, etc. pour justement être forcé d’utiliser les voitures et les justifier à posteriori ? Silence. Monsieur Ghosn peut être rassuré, ses pairs avec lui, car leurs salaires annuels à venir leur sont assurés, et ils ont tout le temps de réfléchir au renouvellement de cette aliénation et aux arguments de l’écofascisme à venir : la masse n’a pas de raison de réagir.

Olivier Meunier.

Un commentaire sur “De la légitimité d’un salaire astronomique

  1. Gari

    9 200 000 € en 1 an, c’est aussi
    9 200 000 € en 210 jours travaillés
    9 200 000 € en 210 x 7 heures travaillées (merde, les 35h c’est pour tout le monde :p)

    soit 6 000€ de l’heure. Soit 5 SMIC au moins, si je ne m’abuse.

    Hummm à combien s’élèvent les subventions et autres allégements d’impôts pour Renault ? Juste pour savoir si c’est bien nous qui payons intégralement ce monsieur…

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