Variations motorisées : des voitures, de la mécanique et des fluides


« Dis à ma copine qu’il faut que je l’oublie, que je préfère m’acheter un nouveau carburateur [1]. »
Queen, « I’m in love with my car »

« Des voitures, partout des voitures, et nulle part la moindre issue. » Ce pauvre crétin d’Herman, personnage principal de Car [2] – livre dément du non moins dément Harry Crews, auteur notamment du jouissif Body – rêve, et ce n’est pas folichon. Des bolides parcourent son corps et déroulent leurs courses le long de ses membres, klaxonnent au carrefour de ses poumons, s’introduisent dans chaque partie de son anatomie ; «  jusqu’au moment où, des pieds à la tête », il n’est plus « qu’un énorme embouteillage ». Le périph aux heures de pointe s’invitant dans ton organisme, vision d’horreur. Certes, lui ne va pas tarder à se réveiller, en sueur, cerveau troublé par l’invasion motorisée. Mais ce rêve-là n’est pas anodin pour Herman, cinglé puissance 100 (chevaux-moteur). Depuis sa plus tendre enfance, sa vie se déroule à l’ombre de la chose carrossée, baigne dans l’agressive odeur des pots d’échappement et dans le culte de la mécanique bien huilée. Un enfant des pistons et des carburateurs. Comme nous, en pire.

Herman, grassouillet rejeton de l’american way of life, finit donc par se rebeller. D’une manière étrange, indigeste : « «  Pourquoi faut-il que je… mange… une… voiture ? » Herman articulait avec une extrême lenteur, comme s’il eût voulu savourer les mots. « Je peux te le dire. Partout où il y a des Américains, il y a des voitures. » Il s’interrompit de nouveau. « Et parce qu’il y a des voitures partout, je vais en manger une. » »

Vroum-Vroum, Crunch Crunch

Manger… une… voiture ? Mmmhhh… C’est peu de dire qu’il ne fait pas les choses à moitié, Herman. D’autres se seraient contentés de se défouler à coups de battes sur une Cadillac. Ou de poser une bombe aux 24 heures de Daytona. Trop facile, trop évident. Sans panache. Pour se rebeller dans les formes, Herman, enfant né dans la plus vaste casse automobile de son État, n’a qu’une seule solution, il le sait : grignoter son obsession. Manger une voiture. Une Ford Maverick. Entièrement. Pour la posséder, qu’elle ne le possède plus. Pour que ce tas de métal rende gorge (en entrant dans la sienne), des pistons à l’allumage. Rude, mais juste.

Comment est-ce possible, tu demandes ? Facile : chaque jour, Herman doit avaler un petit bout de métal ou de plastique. Une infime part de la voiture, bout d’automobile dont les bords ont préalablement été polis par un technicien muni d’une meuleuse. Les choses sont faites dans les règles, avec un minimum de précaution et – même – sous le contrôle d’un médecin. Pour une bonne raison : l’ingestion se veut spectaculaire, exhibition quotidienne organisée par un publicitaire qui pense faire fortune avec ce show mitonné aux petits oignons. Le public paye pour assister à l’ingestion de cette fraction de voiture, il paye aussi pour assister à sa déjection. Mieux : la télévision finance le tout, qui a allongé des biftons pour retransmettre la chose. Herman mange voiture, il chie voiture ; pour les deux, un organisateur vend des tickets et monnaie l’exclusivité télévisuelle. Du spectacle, encore du spectacle.

Une défaite, tu dis ? C’est tout l’inverse, justement. Réfléchis : quelle meilleure manière, pour se défaire d’une quelconque emprise, que de manger le-ou-la responsable de celle-ci ? Ce n’est pas Alain de Monèys, noble grignoté par une foule à Hautefaye le 16 aout 1870 qui s’inscrira en faux (Cf. le dernier livre de Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez). Ce ne sont pas non plus les cohortes de bâfreurs de hamburger/hot dogs agglutinés dans ces compétitions intestinales qui diront le contraire. Infliger à ses viscères une violence volontaire pour – symboliquement – s’insurger est tout sauf anodin. Il s’agit de lutter contre deux limites : la finitude biologique (cet estomac devrait s’étendre à l’infini, bordel… voir ICI, le combat épique entre le champion du monde de l’avalage de la saucisse et… un ours affamé) et la finitude civilisationnelle (les objets prennent de plus en plus d’importance dans nos vies ; il est temps de se rebeller avant qu’ils ne prennent le contrôle). Contre celles-ci, une seule solution, donc : engloutir l’objet du délit. Ça se tient.

Ça peut te surprendre, mais le choix du plat principal est évident. Un Eskimo mangerait un phoque (ou une motoneige) ; moindre mal. Un Italien engloutirait sa Vespa ; déjà plus difficile. Mais lui, Américain élevé à l’huile de moteur, il n’a d’autre choix que de s’attaquer au monstre suprême, au symbole de son bout de monde : la grosse bagnole. Logique, c’est tout ce qu’il aime, comme s’en rend rapidement compte son père : « Easy, lentement gagné par l’horreur, se rendit compte qu’Herman aimait tout cela. Qu’il aimait les voitures agglutinées pare-chocs contre pare-chocs dans la rue, qu’il aimait ces émanations qui piquaient le nez et irritaient les yeux, vomies par des centaines de pots d’échappement brûlant. »

Si notre héros est un peu benêt [3], il n’en a pas moins une intuition du tonnerre. Profondément, il le sent, il ne peut mettre en scène son obsession qu’en la faisant passer par pertes et viscères. En ça, il réconcilie deux pulsions américaines (et, par extension logique, occidentales) : la pulsion « bagnolesque » (vroum-vroum) et la pulsion « intestinesque » (crunch-crunch) [4].  Mêler les deux et recracher l’ensemble à la face de l’Amérique toute entière (son exploit est retransmis sur les télés nationales), voilà l’exploit d’Herman, entre manipulation du spectacle (post-Debord), dénonciation de la fétichisation de la marchandise (post-Marx) et happening total (post-Fluxus). Un maelström médiatique parfait, auquel tout le monde peut s’identifier [5] et dans lequel je commence à me perdre (de quoi je parle ?). Il est temps d’embrayer…

Vroum-Vroum, Han-Han

« Je la kiffe, elle est trop belle. C’est une grande histoire d’amour entre ma voiture et moi. C’est plus qu’un mariage, c’est à vie, c’est un contrat à vie. Je la lâcherai jamais. »
Christelle, fan de tuning

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Allons plus loin dans l’analyse, veux-tu ? Je crois que le geste d’Herman est geste d’amour. En avalant ce qu’il aime le plus au monde, en s’hypertrophiant les viscères pour l’accueillir en son sein, il l’honore plus qu’il n’aurait jamais pu le faire autrement. Et surtout, il parvient à posséder ce qu’il adule, à faire entrer de plein fouet son obsession dans une dimension sexuelle.

La voiture, si elle a toujours été érotisée (pour ses formes, pour sa sensualité, cf. toutes les pubs de merde où la voiture est féminisée), n’est pas non plus le parfait réceptacle à la sexualité qu’elle dégage, techniquement parlant en tout cas [6]. Comment passer à l’acte avec une voiture ? Comment faire pour concrétiser ce que la pub nous serine depuis si longtemps ?

On trouvera une parcelle de réponse dans My Car is my Lover, « documentaire » déjanté (extrait ci-dessous ; les images de ce billet en sont toutes extraites) explorant les arcanes de la mécaphilie : l’art de la sexualité avec la chose carrossée. Se taper sa bagnole ? Une gageure tant la chose semble déviante, too much. Et pourtant, quelle meilleure réaction à l’emprise de l’automobile sur nos vies ? Pourquoi se priver quand tout y encourage ? De la vogue du tuning au film Crash de Cronenberg, d’Un Amour de coccinelle à K 2000, l’imaginaire occidental contemporain n’a cessé de représenter la voiture comme amie, compagne et partenaire. Freddie Mercury l’a chanté dans « I’m in love with my car » : « Les voitures ne te contredisent pas, C’est juste des amies à quatre roues [7]. » Il n’avait pas tort : rarement relation n’aura été si simple que celle entretenue avec la gente à pistons : pas de récriminations, pas d’embrouilles, une mécanique relationnelle bien huilée. [8]

De là à tomber aussi que bas qu’Edward Smith, le personnage principal de My Car is my Lover, il y a un pas que je ne franchirais pas. « Il y a des moments, au milieu de nulle part, où je vois une petite voiture stationnée et je sais qu’elle a besoin d’être aimée. Certaines voitures m’ont attiré tant que j’attendais la nuit pour m’approcher d’elles, les étreindre et les embrasser. », nous dit ce très étrange mécaphile, confit d’amour pour ses compagnes calandrées.

Bon… Je sais bien que ce documentaire est une blague [9]. Que ce billet s’étire en longueur dans des territoires étranges. Et que tu commences à salement te demander où je veux en venir. Normal. Ceci dit, il me semble que de tous les éléments abordés ici se dégage une évidence : celle de la puissance d’un mythe fabriqué de toute pièce et qui en vient à s’imposer comme raison de vivre et d’aimer, unique horizon.

Dans Car, Herman n’est que le rejeton d’une époque : sa rébellion a tellement peu d’imagination qu’elle ne peut que se confondre avec ce qu’il rejette. Il hait ce qui a bercé sa vie, l’empire bagnolesque. Pourtant, dans le même temps, il n’a d’autre moyen de l’affirmer que de se couler dans ce moule motorisé. Il ne fuit pas la voiture, il la mange. Ainsi, elle pénètre dans ses entrailles, fait totalement partie de lui.

Le récit d’Harry Crews charrie une vérité aussi évidente que vaporeuse. Pas question de le penser comme un rejet frontal de la société de consommation. C’est plus subtil. Herman affronte le monde moderne en l’exagérant, en le poussant à son paroxysme. En le mangeant. Démarche finalement assez proche de celle que Morgan Spurlock a réalisé avec Super Size Me, récit d’un mois d’agapes glauques chez Ronnie McDonald. Dans une société hypertrophiée, obèse, la seule manière de se rebeller serait de pousser la chose plus loin, de trouver le point de rupture stomacal. Là où le roi se retrouve nu, toutes entrailles sorties : [10]

Manger, manger, manger. Toujours plus. Des voitures, des hot-dogs, peu importe. Ingurgiter, maladivement. Jusqu’à implosion. Une métaphore plutôt adaptée à l’époque. S’écharper pour un t-shirt pourri siglé Sonyia Rykiel ou avaler une voiture pièce à pièce, dépenser l’ensemble de son salaire pour rajouter un aileron à sa Subaru Impreza ou commander un triple menu « bouchage d’artères » chez Ronnie McDonald, tout cela relève finalement de la même chose, d’une obsession consumériste poussée à son paroxysme boulimique. Maladie contemporaine incurable [11].

Source: www.article11.info

Notes

[1] Told my girl I’ll have to forget her
Rather buy me a new carburetor

[2]

[3] Pour tous les détails, je te renvoie au livre d’Harry Crews, réellement merveilleux.

[4] Ça en jette, hein, quand je commence à échafauder des théories.

[5] Ainsi sa meilleure amie : «  Mais toi s’écria-t-elle d’une voix soudain triomphante, toi, tu vas la manger cette saloperie ! » Elle était secouée d’un tremblement frénétique. « Seigneur Dieu, que je voudrais pouvoir la manger moi aussi, l’avaler toute entière. »

[6] Non non, je ne m’étendrai pas…

[7] Cars don’t talk back They’re just four wheeled friends now.

[8] La suite de ce documentaire en six parties est aisément dégottable sur YouTube. Je te le conseille : de quoi choper le sourire pour quelques jours…

[9] N’en déplaise à certains esprits crédules que je ne nommerai pas. Ben, je te dédie ce billet…

[10] Extrait du Sens de la vie, des merveilleux Monthy Pytons.

[11] Quoique, il y a incurable et incurable. Ouvrant le dernier numéro de La Décroissance, je lis : « pour la première fois depuis 1945, le parc automobile des EU a diminué ; dix millions de voitures vendues pour 14 millions à la casse. » Lueur d’espoir.

2 commentaires sur “Variations motorisées : des voitures, de la mécanique et des fluides

  1. ViMceMt

    c’est la 3ème pub d’un livre en 3 jours mais celle là est drôle et en plus on voit la couverture du livre et des photos
    j’imagine que la maladie de la conclusion est une maladie sociétale et non individuelle; les américains innovent encore une fois dans les fast food furious

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