La Notion d’Énergie dans le Meilleur des Mondes

Première partie. Les trois niveaux d’analyse de l’énergie: Technico-économique, Technico-écologique, Historico-écologique.

Répondre à la question « c’est quoi l’énergie? » ne relève plus de la science mais d’un niveau scolaire de connaissance et peut servir ici à définir le niveau zéro d’analyse de l’énergie.

Pour définir ou caractériser les trois autres niveaux de compréhension de l’énergie on peut se contenter ici de répondre à la question: « A quoi sert l’énergie? »

1) Analyse technico-économique

Le premier niveau d’analyse reste de niveau scolaire, il est celui des experts sortis des grandes écoles et aussi celui de n’importe quel individu qui n’a pas réfléchi à la question: « L’énergie sert à faire marcher des machines!« . Par exemple « l’essence est nécessaire pour faire avancer la voiture et l’électricité pour regarder la télévision!« .

Quel que soit le niveau d’étude, souvent très élevé, de la personne interrogée, c’est la réponse la plus logique et spontanée car elle est la plus technique à la question posée. Dans ce cadre technique d’analyse, l’univers des machines est un présupposé non négociable en conséquence de quoi la demande énergétique est toujours pensée comme nécessairement vitale et croissante.

Dans une approche dialectique de l’homme de cette réponse technique, on peut d’emblée et facilement inverser les rôles et l’ordre des choses pour le désigner en retour comme étant un « automobiliste téléspectateur ». Parce que c’est autant la machine et son utilisation qui font l’homme et son mode de pensée pour donner une telle réponse que l’homme qui pense pour produire et utiliser la machine. En langage plus philosophique l’homme dans son monde logique de machine ou produit par cet environnement technique tout en normes et en chiffres atteint le stade de l’Homo oeconomicus. Car en définitive tous les problèmes de cet utilisateur de machines se résument en des données chiffrées, des prix et des coûts dans une logique économique exclusive. Connaître le coût du carburant à la pompe ou le montant de la facture d’EDF du trimestre et leurs évolutions futures représentent d’importants sujets de réflexion…

Cet « automobiliste téléspectateur » a acquis en tant qu’homme de masse standardisé par l’utilisation de machines une grande importance politique. Car c’est à lui et à ses craintes existentielles que s’adressent les candidats aux élections présidentielles. Ou encore, exprimé d’une manière inversée, pour avoir des chances d’être élu président c’est à ce type d’homme qu’il faut répondre avec la stratégie énergétique de son programme électoral.

De son coté, l’expert capable de tout mettre en chiffres et en perspective économique, s’active en véritable oracle des temps modernes afin de produire des stratégies énergétiques dites « réalistes » en fonction des diverses ressources disponibles, c’est en quelque sorte sa charge sacerdotale.

Avec un tel niveau de rationalité technique faisant de l’énergie une nécessité vitale, pour l’expert comme pour l’automobiliste téléspectateur, une chose est claire, le mode de vie occidental posé comme référence est « non négociable ».

En conséquence logique et pratique de toutes cette tautologies, pour satisfaire les besoins vitaux de l’automobiliste téléspectateur, toutes les sources d’énergies sans exception sont éligibles: gaz de schiste, biocarburants de énième génération, sables bitumeux, pétrole non conventionnel recherché en eau profonde…

2) Analyse technico-écologique

Le deuxième niveau d’analyse répond de la même façon technique à la question, l’arrière fond culturel scolaire ou universitaire est le même mais intègre en plus une préoccupation d’ordre écologique ou plus généralement environnementale dans sa stratégie énergétique.

Après un siècle de désastre écologique intimement lié au paroxysme énergétique de l’ère pétrolière avec le pétrole comme énergie primaire et pilote de toute l’économie, la problématique écologique acquiert droit de cité comme une menace à moyen terme pour le système économique. Ce qui fait que dans ce deuxième niveau de compréhension de l’énergie, sa prise en charge reste confinée dans le registre de l’administration du désastre.

Les stratégies énergétiques sont recentrées sur la notion de « durabilité » des sources d’énergie en fonction de la nature du gisement, de leur impact plus ou moins important sur la thermodynamique ou la physico-chimie de l’atmosphère. Mais la crise écologique actuelle reste déconnectée de la problématique énergétique.

Ici on fait un premier tri entre les énergies. Pas toutes ne sont éligibles… les énergies fossiles et nucléaires sont à l’index. La séparation se fait entre énergies dites « renouvelables » et énergies « non-renouvelables ». Mais le panel renouvelable reste encore très large.

Dans son ensemble le mode de vie occidental reste « non négociable » mais doit être adapté sur ses aspects quantitatifs dans un souci d’administration du désastre. Le mode de pensée reste encore profondément technique: l’énergie sert à faire marcher des machines et les machines servent à produire de l’énergie. Par cette tautologie « non négociable » l’énergie s’impose en toute logique comme besoin vital pour « nos sociétés développées ».

3) Analyse historico-écologique

Le troisième niveau d’analyse est radicalement non technique. Il intègre d’emblée dans la réponse les dimensions historique et sociologique pour une compréhension globale du désastre écologique: « pour l’essentiel, les diverses conversions énergétiques servent à la marchandisation du monde et à la production de producteurs consommateurs dociles et prévisibles!« .

L’énergie ne fait pas que faire marcher des machines, elle définit des rapports sociaux et structure une puissante hiérarchie sociale. Par cette organisation générale, l’énergie assure une relation de prédation totale et terminale sur la nature.

Il faut bien faire un effort d’imagination pour voir à quel point les individus d’un monde obsédé par la « marchandisation » du vivant sont eux-mêmes des produits pétroliers. L’automobiliste téléspectateur est lui-même par nécessité industrielle un produit manufacturé. L’énergie que les individus croient consommer pour eux afin de satisfaire des besoins qu’ils considèrent comme leurs propres besoins n’est en réalité technique que le procès de leur production en tant qu’agent économique. L’esprit humain est ainsi fait que les individus continuent à croire qu’ils sont encore des utilisateurs de machines alors que depuis l’abattoir industriel de « 14-18 » ils ne sont plus que les serviteurs économiques de machines.

Exprimé en d’autres termes, sous l’autorité totalitaire des machines, l’essentiel de l’énergie sert à détruire les liens sociaux et à accroître sans cesse la « marchandisation » du monde vivant. Le rapport à l’énergie s’est radicalement inversé depuis l’enterrement des hommes dans les tranchées sous la puissance de feu des machines exprimée lors de la Première Guerre mondiale. Depuis cet évènement apocalyptique, où les hommes instrumentalisés croyaient encore se battre entre eux sous des bannières nationales alors qu’ils n’étaient que les serviteurs d’une unique puissance de feu qui les enterrait sans distinction de nationalité, depuis la Grande Guerre donc, le rapport dialectique opposant énergie/machine aux hommes c’est inversé. D’utilisateur d’outil ou d’énergie on est passé à l’homme comme produit énergétique ou produit industriel.

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La trinité mortifère de l’énergie

Le moins qu’on puisse dire avec cet éclairage global de l’énergie c’est qu’il noircit passablement le tableau idyllique que les deux premières réponses faisaient entrevoir avec l’énergie comme un besoin vital pour les individus.

Une deuxième différence peut d’emblée être notée: le désastre écologique n’est plus seulement un dégât collatéral regrettable des conversions énergétiques mais devient consubstantiel à la problématique énergétique.

On pourrait même parler de trinité mortifère de l’énergie car il existe une réelle consubstantialité entre les conversions énergétiques, le désastre écologique et la multiplicité des catastrophes humanitaires, sociales et sanitaires.

Pour valider ce sombre éclairage de l’énergie et surtout le mettre en opposition avec les deux autres on va analyser une sentence humaniste plutôt pessimiste semblant déplorer l’état de détresse énergétique d’une partie de l’humanité. Aussi bienveillante qu’elle soit, il s’agit ici de montrer sa fausseté.

Dans une revue réputée sérieuse de vulgarisation scientifique, La Recherche (Hors série sur l’énergie de février 2012), on peut lire cette courte phrase: « L’électricité reste un rêve pour 20% de l’humanité« . Cette affirmation pourrait être celle de n’importe quel expert en énergie qu’il se préoccupe ou non de la crise écologique actuelle.

Exprimé en valeur absolue cela donne: « plus d’un milliard d’êtres humains n’ont pas accès à l’électricité. »

Mais qu’on se rassure, de la bouche même des experts l’espérance n’est pas illusoire, la « Fée électricité » ne les a pas oublié.

De toute évidence l’auteur de cette courte phrase en exprimant cette détresse réelle veut se faire le porte parole d’une attente pressente en provenance d’une importante partie de l’humanité. A l’entendre, un milliard d’individus attendent les bienfaits de la Fée électrique.

Cependant un énorme pan de la réalité du monde semble lui échapper. On pourrait même dire qu’il est hermétiquement enfermé dans une tour d’ivoire pour affirmer une chose pareille tellement cette réalité contraire est criante.

Sans aucun doute c’est un expert en énergie, puisqu’il connaît parfaitement les chiffres. Mais il est totalement aveugle au monde contemporain et ne semble avoir retenu en mémoire que très peu d’éléments d’histoire même technique de l’énergie.

Partout dans le monde et pour des millions d’hommes au quotidien l’électricité loin d’être un « rêve » est d’abord le pire et le plus durable des cauchemars.

L’état de guerre perpétuelle dans sa forme moderne

Qu’ils soient peuples indigènes d’Afrique ou d’Amérique latine, paysans de Chine ou d’Indochine, peuple Nubien d’Égypte, ou encore ouvriers des mines de charbon partout dans le monde, la production d’électricité est une réelle et très actuelle catastrophe humanitaire. Tous sont frappés le plus cruellement du monde par la Fée électrique. Et en plus de ses millions de drames humains au quotidien, la course aux énergies pour la production d’électricité est centrale dans la marchandisation des hommes et du monde vivant. Elle est l’essence même du désastre écologique actuel.

Si aujourd’hui en Égypte la dictature militaire semble invincible c’est qu’elle tire tout son pouvoir de l’électricité en provenance du grand barrage d’Assouan. Les Nubiens de Haute Égypte restent parfaitement conscients, un demi-siècle après l’érection du grand barrage, de l’origine de leur cauchemar actuel. Leur vie dépendait d’un fleuve libre et de son écosystème spécifique et ils ont été foudroyé, dépossédé et chassé de leur terre en tant que peuple par le grand barrage. Dans les années soixante du siècle dernier un écologiste avait affirmé à propos de ce grand barrage: « ce sera pour l’Égypte la catastrophe des catastrophes« .

Un demi-siècle de dictature militaire encore au pouvoir reste toujours invincible. L’écologiste ne pouvait pas savoir jusqu’à quel point il avait raison.

Dans les mines de charbon du monde entier c’est l’hécatombe, les hommes meurent chaque année par milliers. La Chine, grande adepte pour sa croissance des sacrifices humains sur l’autel de la Fée électrique, reste toujours incapable de venir en aide à ses victimes et il n’est même pas certain que ceux qui périssent dans les mines n’aient pu bénéficier de quelques kilowatts dans leur vie.

Les indiens au Brésil se battent depuis plus d’un quart de siècle contre la construction du grand barrage de Belo Monte sur le rio Xingu. Leur vie est devenue un cauchemar depuis, car justement ils ne veulent absolument pas des 72 turbines et des 11 000 Mégawatts de puissance électrique « renouvelables ».

En Inde, la police tire sur la foule des manifestants pour imposer l’EPR d’Aréva. Car là aussi les villageois ne veulent pas bénéficier des Térawatts/ heure des futurs réacteurs de 1600 Mégawatts de puissance de la Fée électrique.

En Chine, le barrage des Trois Gorges a dépossédé et déporté vers les bidonvilles ou les dortoirs d’usines plus d’un million d’hommes de femmes et d’enfants du monde rural. Ses conséquences écologiques catastrophiques sur le fleuve, d’emblée prévisibles et dénoncées avant sa construction, sont maintenant un cauchemar pour les survivants rescapés du premier exode rural vers les dortoirs d’usines. Mais bientôt eux aussi à leur tour formeront les contingents de futurs habitants de bidonvilles.

En Afrique, le barrage en cours d’érection sur la rivière Omo en Éthiopie menace plusieurs centaines de milliers de paysans kenyans qui dépendent de l’écosystème du lac Turkana.

Pour les peuples indigènes perdus très loin et souvent très haut à l’intérieur des terres le déluge a commencé. La montée des eaux faisant disparaître leur territoire sous des milliards de mètres cubes d’eau n’est pas liée au réchauffement climatique mais bien à la Fée Énergie.

Non il est faux de croire que « l’électricité reste un rêve pour 20% de l’humanité« . Il est toujours possible de le dire de manière idéale, mais il ne s’agit que d’une nouvelle robinsonnade de la pensée occidentale: les être humains théoriques des contrées encore sauvages espèrent être riches en or ou en kilowatts/heure comme des automobilistes téléspectateurs.

La triste réalité du monde de l’énergie même « renouvelable » est toute autre. Elle relève plus du cauchemar que du rêve et cet état de fait dure depuis plus d’un siècle. En faisant un pas de plus dans l’analyse historique, avec un nombre toujours croissant de victimes, on peut dire que la course aux énergies en continuation de la course aux armements représente l’état de guerre perpétuelle dans sa forme civile moderne.

Image: The Land of Giants, Jin Choi and Thomas Shine (2010)

2 commentaires sur “La Notion d’Énergie dans le Meilleur des Mondes

  1. MOA

    Le paragraphe « L’état de guerre perpétuelle dans sa forme moderne » termine en fanfare cet article.
    Merci à l’auteur.

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