Évènement luciférien

La notion d’énergie dans le meilleur des mondes, 2e partie. A la date d’anniversaire de Fukushima la guerre médiatique autour du nucléaire a repris de plus belle.

Après la catastrophe, la presse officielle tant japonaise qu’internationale a rapidement compris qu(il fallait produire une vérité officielle acceptable pour expliquer l’enchaînement des événements et épargner en définitive le nucléaire. La tache a été très difficile car l’enjeu était de taille: censurer la dimension historique irrévocable de Fukushima, tel était l’impératif à satisfaire pour perpétuer l’aventure nucléaire.

Animée comme il se doit par le plus profond des soucis d’objectivité, la presse a laborieusement mené son œuvre de désinformation. Beaucoup de linge sale a été déballé sur la place publique dans un grand remue-ménage au sein des rangs de l’élite dirigeante.

La corruption de la classe politique, ses complicités sordides avec les industriels, l’incurie sans nom des ingénieurs, le mensonge éhonté des scientifiques, toute la marmaille des crapules accrochées au pouvoir et actives dans les industries en a pris pour son grade, mais au final le nucléaire en lui-même n’a pas été égratigné, il s’en tirerait presque comme une victime de l’incurie de la classe dirigeante mise en place par l’occupant américain et restée indéboulonnable depuis un demi-siècle.

Sans la mobilisation du peuple japonais, sans ses grandes manifestations inouïes dans ce pays où le « no more Fukushima » est venu s’associer au « no more Hiroshima », le nucléaire au Japon serait prêt aujourd’hui à être relancé comme si rien ne s’était passé, comme si le 11 mars 2011 il n’y avait eu aucune catastrophe à Fukushima Daiichi.

Un an après, une nouvelle offensive médiatique est lancée.

Dans un fulgurant élan de synthèse animé par une conscience aiguë de sa mission professionnelle, un éditorialiste du Daily Telegraph a posé l’équation d’état finale de l’événement afin de clore définitivement la discussion: « Tsunami 20 000 morts, Fukushima Daiichi zéro mort ».

Pour la date d’anniversaire de la catastrophe, en toute objectivité statistique, les chiffres sont formels: il n’y a eu qu’une seule vraie catastrophe et pour ce journaliste, elle fut naturelle: « a natural disaster« . La guerre médiatique est à nouveau ouverte.

« Des milliers de gens mouraient sous mes yeux… »

Dans son article d’une très grande importance symbolique, une vérité objective a été révélée. Parlant avec ses tripes pour décrire l’ambiance générale ayant dominé l’information durant l’année écoulée, l’éditorialiste sûr de sa bonne conscience et animé par sa seule objectivité professionnelle, a dénoncé le « climat hystérique » et le « vide informationnel« . Dans sa tête les choses sont claires, l’événement nucléaire de niveau 7 survenu à la centrale de Fukushima a injustement censuré dans la presse la catastrophe réelle, uniquement naturelle.

Comprenant l’importance planétaire de ses conclusions, l’hebdomadaire français « Courrier International » (1) a traduit l’article pour ses lecteurs. « Tout cela s’est produit dans un climat hystérique et un vide informationnel. Il a fallu attendre plusieurs semaines pour qu’émergent du Japon les premiers rapports scientifiques dignes de foi, en particulier celui de l’inspecteur en chef des installations nucléaires au Royaume-Uni, Mike Weightman, qui a montré que la centrale de Fukushima Daiichi, bien qu’obsolète, criblée de défauts de conception et frappée par des forces géologiques supérieures aux prévisions du cahier des charges, a remarquablement résisté. »

Avec cette fin de phrase: « a remarquablement résisté« , il est permis en toute modestie de douter de son objectivité réelle, mais il y a plus à dire…

Pour prouver au monde sa totale objectivité journalistique, l’éditorialiste rappelle qu’il a vu de ses propres yeux les agonisants et les cadavres du tsunami: « Des centaines, des milliers de gens mouraient sous mes yeux, parfois de la plus horrible des manières. Ce premier jour, comme tous les journalistes, je me suis mis à écrire sur la catastrophe comme je l’avais fait lors du tsunami qui avait dévasté les côtes de l’océan Indien le 26 décembre 2004 [plus de 200 000 morts]. »

Cependant au Japon beaucoup de personnes ne partagent pas son point de vue. Et plus encore, de grandes figures de la littérature japonaise de renommée internationale pensent exactement le contraire. Ils ont associé leur nom à la mobilisation anti-nucléaire et ont fait de la sortie de nucléaire une question éthique. Eux ont compris ce qui s’est passé d’irrévocable à Fukushima. Eux ont parfaitement saisi le jeu malsain de la presse officielle japonaise avec la complicité mercantile des scientifiques (2).

Et pour eux c’est exactement le contraire qui se passe, il n’y a eu aucun climat d’hystérie ni de vide informationnel mais pléthore d’informations oiseuses afin de censurer la catastrophe nucléaire ou plus justement encore afin de supprimer la réalité nucléaire de la catastrophe. En face de la mobilisation antinucléaire l’ensemble de la classe dirigeante, les technocrates et nucléocrates, les scientifiques grassement appointés pour mentir et les journalistes de la toute puissante presse officielle, chacun dans son rôle spécifique font front et tentent de censurer la dimension historique de la catastrophe nucléaire.

« Pensées nocturnes »

« Celui qui, aujourd’hui, se limite à ce que l’instant livre de visible, celui-là manque la réalité. Car la réalité est grosse de réalités fantastiques. Celui qui n’a pas assez d’imagination ou qui, par crainte, empêche son imagination de se représenter adéquatement le fantastique, celui-là reste un doux rêveur. Le prétendu monde de la perception est une tour d’ivoire, l’empirisme est de l’escapisme. La vision effective n’est possible aujourd’hui que les yeux fermés; et seul celui-là est aujourd’hui « réaliste » qui a assez d’imagination pour concevoir le fantastique de demain ». Günther Anders: « L’Homme sur le pont, journal d’Hiroshima et de Nagasaki, 1958 » (3)

D’anciennes stèles de pierre indiquaient les limites

La vérité historique n’est pas forcément dans l’analyse statistique ou dans les descriptions strictement objectives des faits de ce que chaque instant offre de visible.

Les anciens japonais savaient où il ne fallait pas construire. Ils avaient mémorisé les limites à ne pas dépasser. « A Aneyoshi, la vague a atteint près de 39 mètres de haut mais n’a pas fait de victime. En commémoration des grands tsunamis de 1896 et de 1933, souvenez-vous de ces désastres et ne construisez jamais vos maisons en deçà de cette limite. Les conseils gravés dans la pierre par les anciens avaient été respectés. 260 stèles parfois vieilles de plusieurs siècles mettaient en garde les générations futures du risque de tsunami. Si on habite près de la mer, c’est bien sur plus facile d’aller pêcher, mais, chez nous, personne n’a voulu prendre ce risque » Soji Kumgagai 85 ans.

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Ailleurs la démesure rationaliste brutale inhérente au développement du capitalisme a transgressé les limites. « Tout au long de la nationale 45 qui suit la côte traversant les départements sinistrés de Fukushima, Miyagi et Iwate, des panneaux routiers, écrits en japonais et aussi en anglais indiquent régulièrement que l’on entre dans une zone à risque de tsunami. (…) Aujourd’hui les agglomérations construites dans ces lieux dangereux, pourtant bien indiquées, sont pour la plupart rayées de la carte » (4).

Le désastre est à la mesure des victoires successives sur la mémoire pour imposer sa logique intensive d’aménagement du territoire… Ce que l’instant livre de visible, « la monstrueuse vague noire, le mur destructeur », ne correspond pas forcément à la vérité historique. En définitive la catastrophe dite « naturelle » ne l’est pas, elle ne peut résister à l’analyse temporelle des faits, prise dans sa globalité humaine. Elle se dilue et s’efface dernière l’immense vague bétonnière conquérante du BTP japonais ayant avant-elle submergé le littoral. En définitive aucune différence dans sa dynamique avec la tempête Xynthia en France, la construction massive en zone à risque n’est pas une spécificité japonaise…

Si le tsunami a fait autant de victimes c’est qu’il y a eu de graves transgressions et l’ampleur humaine de la catastrophe dite « naturelle » est à la mesure de la démesure de l’entreprise économique de conquête territoriale. On retrouve ici comme partout dans le monde les racines profondes du drame, de ce que « l’instant offre de visible ».

« La vision effective n’est possible aujourd’hui que les yeux fermés », par ce paradoxe le philosophe veut dire qu’il faut être à la recherche des racines invisibles, seules accessibles à l’effort d’imagination transfixiant « ce que l’instant offre de visible ». Pour les deux catastrophes, celle dite « naturelle » et celle réellement nucléaire, aussi différentes qu’elles soient, on découvre les mêmes racines invisibles à leurs origines.

Hiroshima et Fukushima

Lumière, tonnerre, ténèbres, la ville fut réduite en cendre et par milliers des hommes des femmes et des enfants, saisis dans leur vie quotidienne, furent mortellement atteint en l’espace de quelques secondes.

Une lumière aveuglante, d’une intensité incompréhensible a recouvert la ville dans son ensemble puis, rompant le silence du long moment de stupeur précédent, un tonnerre vibrant s’est fait entendre. Quelques instants plus tard la poussière de cendre s’élevait et les ténèbres recouvraient la ville. Cent mille mort et agonisants en un seul jour, il était huit heures quinze du matin le 6 août 1945 le soleil se levait et continuait sa course sur l’espace vide de la ville d’Hiroshima.

Au sujet du bombardement atomique réduisant en cendre, non pas seulement détruisant totalement, mais bien réduisant en cendre la ville d’Hiroshima, Günther Anders a parlé d’événement luciférien. Face à l’impossibilité de se représenter mentalement ce qui s’est passé, les mots doivent être choisis suffisamment forts pour tenter de donner une image s’approchant de la réalité.

A Fukushima rien de tel, rien d’aussi spectaculaire ne s’est passé et comme le dit en toute objectivité journalistique, l’éditorialiste du Daily Telegraph « Fukushima Daiichi zéro mort ». Autour de la centrale dévastée, seulement deux cercles arbitraires ont été tracés par les autorités. Une zone interdite de 20 km de rayon et une zone de confinement de 30 km. Cent mille personnes ont dû quitté la région. Pas grand-chose en définitive comparé au « Tsunami 20 000 morts » biens visibles et chiffré de l’éditorialiste…

Mais doit-on se limiter « à ce que l’instant offre de visible » pour saisir la réalité nouvelle de Fukushima?

Bien au-delà de la gravité des réacteurs en fusion, de la fuite du « corium » et de ces zones interdites ou de confinement, il est encore possible de découvrir une réalité fantastique et effrayante spécifique de l’age atomique. Loin de l’épicentre du drame, à 45 km dans des régions montagneuses où absolument rien de visible ne s’est passé, où ni le séisme ni le tsunami n’ont frappé, des hommes, des femmes et des enfants saisis dans les gestes de leur vie quotidienne ont vu leur vie brisée nette. Leur mode de vie hors du temps, lié à la terre et aux bêtes s’est vu vidé de son sens, comme frappé d’une malédiction. Et, réalité inouïe, les milliers de villageois de ces contrées reculées n’ont pas été les seules victimes de la vague radioactive. Dans ces régions rurales de montagne très éloignées du littoral, épargnées par le séisme et le tsunami, des centaines de rescapés de la catastrophe dite « naturelle » sont venus se mettre à l’abri. Ils avaient fui vers les hauteurs la catastrophe dite « naturelle » et eux aussi ont été frappés par la catastrophe nucléaire. Dans ce décor bucolique des siècles passés ils ont subi comme les villageois les pic de pollution cancérigène à l’Iode 131, celui qui dans l’après Tchernobyl à provoqué l’épidémie de cancer de la thyroïde. Ici où tout semblait immuable les quantités énormes de Césium 137 déposées par le panache radioactif condamnent les terres pour des décennies (6).

Poussée par le vent, canalisée par le relief, et rabattue au sol par les précipitations, une immense et dense vague invisible de radioactivité a submergé cette région rurale reculée quasi autarcique. Rien ne s’est passé ici en dehors des cycles millénaires de la vie sur terre.

L’écoulement naturel des eaux a concentré en certains endroits comme le village Iitate des doses de radioactivité incompatibles avec la vie. Il a fallu quitter les vallées empoisonnées.

Dans ces aires rurales restées quasi naturelles, dans ces paysages bucoliques d’un autre âge où absolument rien de visible ne s’est passé, où rien n’a été détruit, mais où un poison mortel s’est infiltré pour de nombreuses décennies dans tous les cycles de la vie, est-il possible de parler d’événement luciférien?

Tours le 12 mars 2012

(1) http://www.courrierinternational.com/article/2012/03/09/tsunami-20-000-morts-fukushima-daiichi-zero-mort
(2) http://www.telerama.fr/livre/un-an-apres-fukushima-les-ecrivains-japonais-s-insurgent,78655.php
(3) Günther Anders « Hiroshima est partout » Seuil 2008
(4) Le Monde samedi 7 mai 2011
(5) Gunther Anders « Hiroshima est partout », page 143
(6) Le Monde jeudi 26 mai 2011, Fukushima dans les vallées empoisonnées.

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