« Marchands de Mort » « Shi no shônin »

Réponses aux critiques, 2ème partie: Phase agonique finale du nucléaire

Dans un article récent de réflexion sur l’Après Fukushima on avait osé anticiper et parler de phase agonique finale pour le nucléaire (6). Il n’est pas certain que ce sombre pronostic soit une évidence pour tout le monde. Pour éclairer ce problème, l’ensemble N des entiers naturels est par chance largement suffisant. Il est donc possible d’argumenter l’obscure affirmation en restant dans un domaine de définition qui est celui du marché du nucléaire et dans lequel le journaliste pose un pronostic contraire. Mais pour cela il faut élargir la période d’analyse, l’étendre au passé pour avoir une vision globale de la grande aventure nucléaire.

Comme pour le pétrole où l’on a défini un « pic de découverte » survenu au siècle dernier dans les années 1960-1970 et un « peak oil » reconnu officiellement en 2006, on peut définir pour le nucléaire un « pic de construction » et un « pic de production ».

Avec un rush fulgurant de 230 réacteurs en chantier dans le monde, le pic de construction est survenu en 1979, au moment même où survenait dans la nation mère de l’ »atoms for peace » la catastrophe de Three Mile Islande. En 1986, au moment de la catastrophe de Tchernobyl, le nombre de réacteurs en construction n’était plus que de 120, malgré des besoins déclarés « colossaux » et surtout le « doublement tous les dix ans ».

Dans les états major du club nucléaire il existait pourtant une volonté farouche et toujours intacte de promouvoir l’énergie atomique. Les années 1990 étaient les meilleurs millésimes de bonification du nucléaire. Indirectement mais très énergiquement éco-labellisé par le GIEC comme énergie « carbon free », le nucléaire s’imposait comme indispensable dans le mix pour « décarboner » l’économie et « sauver la planète » du réchauffement climatique. Mais rien n’y a fait. Le coup de pouce du GIEC, l’inébranlable détermination du club atomique désormais labellisée pour une bonne cause ne semblent pas modifier l’évolution de fond à la baisse des constructions. Au moment où survient la catastrophe de Fukushima, le nombre des réacteurs en chantier selon l’AIEA était de « 64 »… seulement.

Oui « seulement! » Malgré une régression inquiétante de la mouvance « écolo » mondiale depuis ses grandes années du siècle dernier, depuis « Le Printemps silencieux », le rapport Meadow et « L’utopie ou la mort », et malgré le constructivisme inébranlable des membres du club nucléaire, les mises en chantier régressent.

Il ne faut pas se faire d’illusions, les événements catastrophiques semblent n’intervenir que très peu dans cette dégringolade spectaculaire du nucléaire. Au rythme rapidement dégressif des mises en chantier, l’agonie finale du nucléaire avec ou sans catastrophe peut être extrapolé vers 2030. Avec un arbitraire inflexible, quelles que soient les circonstances, une trentaine de réacteurs seront peut-être encore construits en 2030. Indépendamment des réserves limitées de combustible et sans atteindre leur épuisement, le nucléaire semble sortir de lui-même du nucléaire. Mais la question éthique essentielle est celle d’une sortie volontaire avant la survenue d’une nouvelle catastrophe nucléaire.

Une secte de fanatiques

Lorsque l’on parle d’arbitraire à propos du nucléaire, c’est bien sûr par euphémisme. Le mot fanatisme serait plus juste. La chose se révèle régulièrement en situation de crise et s’exprime sans mauvaise conscience. Après la catastrophe de Tchernobyl, un haut responsable de l’AIEA a donné un échantillon du mode de pensée régnant dans la secte »atoms for peace ». Son envolée lyrique pour électrifier ses troupes déboussolées par la catastrophe est restée célèbre: « Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans je considèrerais le nucléaire comme un source d’énergie intéressante« .

Alors que les liquidateurs se sacrifiaient et mouraient encore en grand nombre, le directeur de la sûreté nucléaire à l’AIEA, Morris Rosen, en conférence publique à Vienne donne la mesure du fanatisme actif dans sa secte. Le choix du mot vague et inconsistant « intéressante » montre qu’il était un peu embarrassé mais parfaitement conscient d’être en situation de désinformation. Dans le contexte de Tchernobyl, il était en effet difficile de parler au sujet du nucléaire, d’énergie « sûre ». L’électrochoc a semble t-il été efficace pour réanimer la foi en la flamme nucléaire. Un quart de siècle plus tard les troupes étaient en parfait ordre de bataille pour la « Renaissance du Nucléaire » quand survint la catastrophe de Fukushima.

Dans l’ensemble R des nombres réels on a humblement constaté que le pic de construction a bien eu lieu il y a bientôt un demi-siècle et que depuis le nombre des réacteurs en chantier suit une courbe rapidement décroissante avec une division par deux tous les 10 à 20 ans.

Le fanatisme nucléaire n’est pas seulement une manifestation paroxystique en situation de crise. Il peut être repéré dès ses origines et aussi considéré comme consubstantiel à l’aventure atomique. Le mythe de l’énergie électrique inépuisable pour illuminer le monde rêvé au début du 20e siècle, s’est violemment réactivé après la seconde guerre mondiale avec l’énergie nucléaire…

Dans « Stratégies énergétiques planétaires », Amory B. Lovins, témoin de premier plan en Amérique pour les Amis de la Terre, décrivait l’ambiance générale d’exaltation de la course aux énergies. On est dans les années 1970, le fanatisme ou par euphémisme disons l’optimisme aveugle, dominait les esprits de l’époque. L’élite scientifique et technique survoltée se posait en fer de lance d’une ère électrique nouvelle dans l’aventure énergétique, comme au début du 20e siècle où Tesla voulait électrifier et illuminer le monde.

Pour la mobilisation générale de la nation américaine, l’appareil médiatique mis en branle assurait en tir de barrage nourri la saturation des consciences: « La promotion énergétique a engendré une confusion très répandue entre la demande et les besoins. Elle soutient également des prophéties qui poussent à leur propre accomplissement. C’est ainsi que les planificateurs énergétiques prédisent un doublement de la consommation d’énergie tous les dix ans, puis travaillent dur pour que cela devienne vrai, tout en criant d’une même voix « Crise de l’énergie », « Tout électrique », et ensuite ils se plaignent de la difficulté de leur tâche« . (7)

La rhétorique exaltée des experts n’a pas changé d’un iota. Aujourd’hui comme hier avec le même vocabulaire, la course aux énergies reste l’unique obsession des experts. On y a rajouté en France la menace supposée terrifiante du « retour à la bougie ».

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Amory B. Lovins cherche ses mots pour coller à l’état d’excitation de monde énergétique tellement l’irrationnel dominait: « La ruée mondiale vers une forme d’ « énergétite » virulente rappelle à beaucoup d’observateurs sensés cette remarque de Santayana : « le fanatisme consiste à redoubler d’effort une fois le but oublié. » Comme l’hypothèse d’une relation de bien-être social a été largement admise, la conversion énergétique semble être devenue un bien social qu’il faut porter au plus haut degré. »

L’invraisemblable a bien été pensé par les experts « ès énergie » de cette époque. Mais le miracle n’a pas eu lieu. L’énergie nucléaire lancée au pas de charge aux États Unis a très vite été rattrapée puis heureusement freinée dans son élan par ses propres inconséquences, ce que l’on appelle les contraintes matérielles. Dans ce pays où des milliers, oui des milliers de « parcs » étaient projetés avant l’an 2000, la catastrophe de Three Mile Island a arrêté net le raz de marrée nucléaire.

Au passage de l’an 2000, le nombre de « parcs » n’a pas atteint la centaine. Il faut pourtant le rappeler, dans la tête des « éminents planificateurs ès énergie » des États-Unis pas moins de « 4000 parcs de fission en bord de mer » (8)  avaient été projetés avant la fin du 20e siècle. Douze ans plus tard après le passage de cette échéance symbolique de l’An 2000, les États-Unis d’Amérique ne comptent que 70 « parcs » et 104 réacteurs nucléaires.

Mais si la course à l’énergie nucléaire a été brutalement ralentie, l’arbitraire et le prosélytisme des États du noyau dur du club atomique sont restés intacts ou pire encore. On peut dire sans aucune exagération qu’ils ont viré au fanatisme, car de toute évidence ils se renforcent et on « redouble d’effort » après chaque catastrophe.

Cette intensification permanente de l’effort dans une aventure désastreuse pour une production d’énergie somme toute dérisoire et définitivement incapable de construire « l’indépendance énergétique » promise, nous amène à poser une question. Mais au juste quel est le but ultime du club atomique?

« Shi no shônin »

Au Japon « marchand de mort » se dit « shi no shônin ».

Depuis le voyage express de Sarkozy dans ce pays, les Français ont discrètement reçu le surnom de « shi no shônin », « marchands de mort ». Ils le doivent à leur représentant suprême.

Imperturbable et infatigable VRP du nucléaire, le président s’était fixé la mission commerciale de préserver au Japon le marché du MOX d’Aréva mis à mal par « l’événement » de Fukushima (9). Il y est allé franco, sans aucune mauvaise conscience, puisque dans la doctrine officielle de l’État Français il n’y a pas eu de catastrophe nucléaire au Japon, seulement une catastrophe naturelle.

Comme le dit très clairement le grand bâtisseur de « l’indépendance énergétique «  de la France, VGE: « Contrairement à ce que montre beaucoup d’images, ce qui se passe au Japon n’est pas un accident de la filière nucléaire, comme à Tchernobyl. C’est un tremblement de terre, suivi d’un tsunami, qui a fait plus de 20.000 morts, et qui a mis à mal le système de protection de la centrale. Il ne faut pas faire croire à l’opinion que c’est le cycle nucléaire qui est à l’origine de l’accident. Or aussi loin que l’on cherche dans le passé, en Europe, ne trouve pas de séisme d’une telle ampleur. » (10)

Sur le risque de catastrophe en France, contentons-nous humblement de l’aveu d’impuissance statistique du directeur de l’ASN André-Claude Lacoste: « Personne ne peut garantir qu’il n’y aura pas d’accident grave en France« . (11)

La leçon de Fukushima est d’avoir mis fin au mythe de « sûreté nucléaire », de l’avoir réduit à un oxymore. Lorsque l’on envisage la construction d’une centrale nucléaire dans un rayon de 100 kilomètre autour d’une grande ville, il ne faut pas seulement étudier la géologie, la sismicité de la région ou encore l’hydrologie du bassin versant mais aussi et surtout la météorologie. Que l’on veuille ou non y faire brûler du MOX…, le déplacement des masses d’air, est le problème.

Là se situe une des grandes leçons de Fukushima et aussi la condamnation irrévocable du nucléaire. Car la météorologie est totalement imprévisible et en conséquence impossible à intégrer dans les calculs statistiques. Le déplacement des masses d’air et les précipitations rendent totalement inopérants les bataillons humains de la « force d’intervention rapide nucléaire » mobilisables en urgence en cas de catastrophe. Aussi organisés, disciplinés et équipés qu’ils soient, les masses d’air circulent, incontrôlables au-dessus de leur tête, chargées de radioactivité elles frappent à distance avec des vitesses et des rayons d’actions inaccessibles aux hommes.

Au Japon, 100.000 personnes sont devenues des réfugiés nucléaires, mais Tokyo l’immense mégalopole de plus de 30 millions d’habitants a échappé de justesse au drame historique, elle n’a pas dû être évacuée. La catastrophe totale n’a pas eu lieu. Ce miracle ne doit rien à la « sûreté nucléaire ».

« Marchand de mort ! », « Shi no shônin », pourrait être une réponse à la question: quel est au juste le but ultime que se fixe le club atomique? Ayant échoué dans la construction de l’indépendance énergétique et perdu toute crédibilité dans la lutte contre le réchauffement climatique, il ne reste plus qu’à refourguer du matériel obsolète aux diverses tyrannies d’Asie et d’Afrique. Sauver au moins le marché du nucléaire, la grande aventure de l’âge atomique du 20e siècle se ratatine sur elle-même, assure une grande braderie pour sa survie. A quoi reconnaît-on un « nouveau chien de garde » dans le paysage nucléaire de l’Après Fukushima. Les « marchands de morts » affichent « une santé éclatante »…


Notes

(6) Rien pour remplacer le nucléaire, est-ce bien suffisant ?
(7) Amory B. Lovins « Stratégie énergétiques planétaires » Éditions Bourgeois 1975 page 35
(8) Amory B. Lovins « Stratégie énergétiques planétaires » page 87
(9) Rue 89, le 16/04/2012 Janick Magne Tribune : « Sur Fukushima, l’incompétence inquiétante de NKM »
(10) Le Monde vendredi 25 mars 2011. « VGE, l’Atome tranquille »
(11) Le Monde Jeudi 31 mars 2011. « Nucléaire : le risque existe en France »

Un commentaire sur “« Marchands de Mort » « Shi no shônin »

  1. Claudine

    Pourquoi appliquer ce surnom aux français plutôt qu’à un seul homme ?

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