Le cauchemar du satiriste

Le satiriste est une espèce menacée. Qu’il exerce ses talents en tant qu’humoriste, dessinateur, quelle que soit la forme d’art qu’il a choisie, pour lui, les temps sont durs : la concurrence est sans pitié.

Mais d’où vient-elle ? Y a-t-il en Chine, ou en Corée du Nord, des satiristes à bas salaires ? Assistons-nous à la délocalisation de la satire, vers des contrées où le praticien de cet art multimillénaire est payé au lance-pierres ? Que nenni ! Le cauchemar du satiriste, en ce début de XXIe siècle, est clairement identifié. Il est terrible, il empire jour après jour, il a pour nom… Le Réel. Et son règne ne connaît pas la pitié.

Insensible au ridicule, Le Réel rappelle chaque jour au satiriste la fragilité de son art. Quelle que soit son imagination, le satiriste ne peut plus ouvrir un journal sans craindre que sa satire n’ait été dépassée, que dis-je, écrabouillée par Sa Majesté Le Réel.

Prenons l’exemple de la voiture. Le fait que cette machine participe dans une mesure importante à la destruction de la planète a tendance à quelque peu vous irriter ? Sans doute n’êtes vous pas un fan de l’ex-président, et vous pensez bêtement que « tout n’est pas possible », par exemple utiliser une machine qui détruit le climat de la Terre ? Afin de réduire la pression qui risque de finir par vous faire exploser, vous décidez de tourner en dérision les utilisateurs de cette machine. Vous prenez alors une grande bouffée d’air, un bon Cappuccino, et vous dites à votre imagination : « vole ». Et vous vous laissez aller.

Vous inventez alors une histoire absurde à souhait. A une époque où il est clair qu’une partie de l’humanité anéantit la nature dont elle est elle-même un élément, des milliers de bipèdes se réunissent dans une église, appelons-la l’Eglise de la plus grande grâce. Et situons-la à Detroit, aux Etats-Unis. Puis délirons, et imaginons que la pieuse assemblée a placé au sein de l’église en question, au beau milieu de l’autel… des 4 x 4. C’est un peu poussé, certes, mais par définition, la satire repose sur une bonne tranche d’exagération. Et c’est alors que le révérend, appelons-le Charles Ellis, pour faire couleur locale, se mettrait à prier devant ces dieux de métal et de plastique, afin que les Etats-Unis continuent à construire un maximum de ces machines à détruire la Vie !

Un peu gros, peut-être. La satire n’est efficace que si elle maintient un lien, aussi ténu soit-il, avec la réalité. Du moins le croyait-on. En fait, cela s’est effectivement passé, en 2008 (1). Le satiriste peut toujours courir après Le Réel, il semble bien qu’une partie de nos contemporains ait décidé une fois pour toutes que le cauchemar éveillé qu’est l’anéantissement de la nature par une partie de l’humanité ne suffise pas. Pendant que nous sombrons, il faut en plus que nous soyons totalement, absolument, ridicules. Un peu comme ces génocidaires qui humilient leurs victimes avant de passer à l’acte.

Mais un satiriste, de par sa formation professionnelle, est résilient : il en a vu d’autres. Alors il repart à la charge des moulins qui tournoient au loin. Et il se dit qu’il peut faire pire que Le Réel, dont l’empire, pourtant, dicte sa loi à ce qui reste de la planète et au temps. Le satiriste se dit qu’il a été timoré, ce qui dans son métier ne pardonne pas. Soit. On ne l’y reprendra plus. Cette fois, il va mettre le paquet. La ficelle sera un peu grosse, mais tant pis, il faut ce qu’il faut.

Alors, faisant preuve d’un certain courage, voire d’un peu de témérité, le satiriste décide de situer son histoire une nouvelle fois aux Etats-Unis, le pays où Le Réel règne presque sans partage, laissant loin dans son sillage la Satire et sa cousine, l’Ironie. Cette fois-ci, le satiriste va imaginer qu’un artiste se pique de sauver la planète du désastre climatique.

Ainsi, imaginons qu’un professeur d’art, appelons-le… Robert… Ponzio, nous explique que « protéger la biosphère et modérer le changement climatique demandera une réflexion visionnaire » (2). Et pour ce faire, quoi de plus satirique que de choisir d’utiliser précisément la machine à détruire le climat la plus efficace qui soit ? C’est un peu extrême, mais nous sommes en pleine création d’une fiction satirique.

Donc, joignant l’acte à la parole, imaginons que notre visionnaire de service décide de monter à bord d’un avion de ligne spécialement aménagé pour recréer l’apesanteur zéro, et qu’il fasse ainsi des tours en avion. Tout cela, comme de bien entendu, afin de combattre le réchauffement climatique. Et, comme touche finale, le satiriste imagine que l’artiste en question écrit un blog. Il y raconte qu’avant de monter dans l’avion pour sauver le climat, il est allé acheter des fournitures de peinture, en voiture : « (…) j’aurais pu y aller en vélo, mais je n’avais pas le temps » (3). Cette histoire est peu crédible, mais au moins, cette fois, le satiriste est sûr de son fait : Le Réel ne pourra pas faire « mieux ». Si ? Si. Le Réel a fait tout cela. Robert Ponzio existe, et il a fait un vol en avion spécial zéro gravité dans le noble but d’alerter sur la destruction du climat. Deux à zéro, balle au centre. Dernière tentative de l’artiste satirique.

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Peut-être qu’une satire des Etats-Unis n’est plus possible, ce qui constitue peut-être le diagnostic le plus dantesque que l’on puisse faire d’une société. Mais quid de notre bon vieux pays ? Certainement, chez nous, les Gaulois, il doit encore être possible de pratiquer l’art de la satire. Et n’hésitons pas à forcer le trait, en allant encore plus loin dans l’absurdité, afin de remettre Sa Majesté Le Réel à sa place. Alors imaginons. Imaginons une émission consacrée à la protection de la nature, sur une radio de service publique, France Inter par exemple. On placerait les personnages dans l’émission « CO2 mon amour ». Il s’agirait de personnes présentées comme de grands écologistes. L’un serait, à l’époque, le directeur d’une organisation environnementaliste, disons le WWF France, et il s’appellerait Serge Orru. Et un autre intervenant serait, disons, photographe, et serait présenté comme étant un « éco-citoyen », et on l’appellerait Yann Arthus-Bertrand (4).

Le fil d’Ariane de l’émission serait un festival écologiste en Corse, que l’on appellerait « Le festival du vent ». Et là, la satire commencerait, sauvage, débridée. D’abord, sur le site internet du festival écologique en question, il y aurait une rubrique « Y aller », et l’on vous expliquerait comment se rendre à ce festival « en avion avec Air France » (5). Bien imaginé, non ? Rien qu’avec une entrée en matière pareille, Le Réel est enfoncé. Mais le satiriste ne s’arrêterait pas en si bon chemin. Les deux intervenants imaginés par notre artiste expliqueraient à quel point les atteintes au climat sont graves, très graves, ma brave dame. Et juste après nous en avoir tartiné quelques bonnes couches bien grasses, ils nous diraient tous les deux qu’il viennent récemment de participer activement à la destruction dudit climat, en utilisant la machine la plus efficace pour le détruire, appelée également, de manière euphémistique désormais, « avion ». L’un revenant tout juste d’Amérique du sud, l’autre d’Asie. On pourrait ainsi ajouter une note ironique et vaine à ces personnages, si prompts à faire étalage de leur côté « jet-set ». Du grand art.

Maintenant, le satiriste pose sa plume. Son auguste front se plisse, et il ressent le picotement intellectuel, doux et frissonnant, de la flèche qui se plante au milieu de la cible, avec un « tchack » insolent. Le Réel ne pourrait atteindre ce degré d’absurdité, et des personnages aussi déconnectés de la plus élémentaire logique, de la plus élémentaire morale, de la plus élémentaire décence, ne peuvent exister. Deux clowns de cet acabit ? Impossible. Orru et Artus-Bertrand sont trop misérablement ridicules pour être autre chose que des marionnettes fictives, sorties de l’imaginaire d’un artiste qui aurait déclaré une guerre sans merci à Sa Majesté Le Réel.

Le satiriste serait alors rassuré. Peut-être devrions-nous le laisser rêver…

Pierre-Emmanuel Neurohr

Parti de la Résistance

(1) SUVs at altar, Detroit church prays for a bailout, Kevin Krolicki et
Soyoung Kim, Reuters, 8.12.08.
(2) Right brain alert: Can teaching art to future scientists help save
the planet?, Joe Romm, Climate Progress, 8.12.08.
(3) Seeing the Big Picture on Climate Change, Robert Ponzio, Hardcore
painting, 5.12.08.
(4) Le Festival du Vent, CO2 mon amour, France Inter, 1.11.08.
(5) Le Festival du Vent

4 commentaires sur “Le cauchemar du satiriste

  1. joshuadu34

    joli jeux, mais tiens, nous devrions aider notre satire, en lui proposant de grossir encore le trait. Tiens, pourquoi ne pas faire financer son YAB par une des plus grosses richesse de la terre, un des pollueur les plus mégalomaniaque, pendant qu’on y est ? Et pourquoi pas, pour continuer notre délire, ne pas lui faire tenir le rôle d’hélicologiste, photographiant les contrées pauvres du haut de son hélico ? On pourrait même le faire photographe officiel du Dakar, de Ferrari, de Disney ? On pourrait en faire aussi l’héritier d’un des plus grand bijoutier parisien ? Lui faire se payer une image auprès de google pour faire disparaitre les commentaires désobligeants ? Lui faire prendre parti pour une candidature grotesque d’un des jeux de cirque les plus ridicules, comme le foot (tant qu’à faire, autant prendre le pire)… je sais pas, moi, au Qatar, par exemple, ou on ferait courir 22 crétin par 50°, et on climatiserait les stades ?…

    Bref, il y en a, des satires qui ne risquent pas de se voir dans la réalité… Non ?

    De même, pourquoi faire partir la satire aux USA pour s’étonner de la bénédiction des 4×4 alors qu’on pourrait, je sais pas, faire bénir les motos de crétins en fRance, en Bretagne par exemple ? Ce serait aussi risible et tout aussi irréaliste ! Arf, prêter une « âme » à un bout de féraille…

  2. legeographe

    En relisant le style de votre 1er article, on décèle une plume puissante.
    Le cerveau est en forme quand on sait être aussi dans l’acte…

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