Fureur nucléaire des « Shi no shônin »

« Marchands de Mort » « Shi no shônin ». Troisième partie.

En décembre 2012, les conservateurs revenaient au pouvoir au Japon. Les milieux d’affaires célébraient leur victoire, les indices boursiers s’envolaient au discours nationaliste musclé du nouveau chef de l’État et le cœur des milieux industriels s’enflammait de joie avec les promesses claires de relance du programme nucléaire.

Après le marasme économique de deux longues décennies et les tergiversations énergétiques du parti démocrate transitoirement au pouvoir, avec en plus l’humiliation historique du « Made in China » surpassant le « Made in Japan », le vieux parti ripou sorti des urnes tente d’électrifier à nouveau la nation japonaise, au moins par ses discours enflammés.

Il s’agit au minimum de rendre présentable sinon de mettre en ordre de bataille les troufions du toyotisme face au Géant Chinois roulant les mécaniques en mer de Chine. Le volontarisme tonitruant du nouveau leader du parti conservateur tranche sur la scène médiatique, mais en toute objectivité, il n’y a eu aucune rupture de courant dans la politique productiviste de la classe dominante. La vieille fureur nucléaire mise momentanément en sourdine médiatique par Fukushima n’avait jamais quitté l’âme guerrière de la classe dirigeante. Au pays du soleil levant, elle brûlait comme mille soleils dans le cœur secret du pouvoir mis en place avec Hiroshima.

Séisme en coulisse et tsunami en scène et mise en scène

On sait aujourd’hui que le séisme à l’origine du tsunami et du désastre humanitaire du 11 mars 2011 au Japon a eu aussi une responsabilité directe dans la catastrophe nucléaire de Fukushima.

Cette information inquiétante est de première importance. Avec beaucoup d’autres données concernant les causes précises à l’origine de la catastrophe nucléaire, elle a été volontairement retenue par Tepco. Le gestionnaire responsable de la centrale accidentée protégeant ses intérêts a opposé le motif  « massue »: « secret industriel », « intellectual property security concern » comme disent les experts…

Il semble bien qu’avant l’arrivée du tsunami, les systèmes de sécurité d’urgence des réacteurs ont dysfonctionné ou même été déjà endommagés par la secousse tellurique. C’est ce que découvraient et rapportaient en décembre 2011 dans la revue scientifique « Nature » deux hommes politiques Japonais du groupe « B-team » d’enquête formé par la Diète Japonaise(1).

On connaissait l’incurie de Tepco. Ses nombreux manquements organisationnels grossiers et fautifs ainsi que les collusions avec le gouvernement et les autorités de régulation ont très vite été révélés dans l’espace médiatique. Le public japonais et international découvrait un niveau de corruption incroyable. La profusion de ces éléments invraisemblables construisait une réalité scandaleuse qui éclaboussait l’ensemble de la classe dirigeante. Tellement inimaginable et inexplicable, mais réelle et irrévocable, on l’avait attribuée aux spécificités de la culture japonaise.

La commission d’enquête indépendante avait courageusement dénoncé le « made in Japan »de la catastrophe de Fukushima. Selon le rapport d’enquête parlementaire. « L’accident (…) est le résultat d’une collusion entre le gouvernement, les agences de régulation et l’opérateur Tepco, et d’un manque de gouvernance de ces mêmes instances. »(2) « What must be admitted – very painfully – is that this was a disaster Made in Japan » (3)

Mais dans cette profusion d’informations accablantes, l’action directe du tremblement de terre était restée aux arrières plans, ensevelie sous le raz de marée médiatique des révélations et éclipsée par le spectaculaire tsunami.

Une première question se pose en face de cette aussi facile autocritique collective de la classe dirigeante: n’est-elle pas de la même nature tactique que l’attribution au soviétisme de la catastrophe de Tchernobyl? Les cultures nationales sont délétères à la pure science nucléaire…

Plus sérieusement, pour le Japon la responsabilité directe du séisme dans la catastrophe nucléaire est une donnée d’importance stratégique car elle assombrit l’avenir de son rayonnement nucléaire national et commercial à l’international.

Ce qui était prévisible et en fait inévitable s’est produit. Ou plus grave encore, ce qui avait été avancé comme un risque significatif par les experts sismologues et qui avait été volontairement ignoré, dénigré et au final écarté par les experts nucléaires a été responsable de la pire catastrophe nucléaire possible, alors que l’épicentre du séisme était ailleurs très loin dans le Pacifique.

Séisme au service du nucléaire

En juillet 2007, il y eut une première alerte. La centrale de Kashiwazaki-Kariwa avait été sérieusement endommagée par un séisme, Malgré l’importance des dégâts et les fuites radioactives il n’y a pas eu de véritable catastrophe. Avec une magnitude de 6,8 sans catastrophe, le séisme a renforcé l’aveuglement des autorités nucléaires. Elles pouvaient se permettre d’y voir une confirmation pratique de la résistance de la centrale et, par déduction logique, la « sureté nucléaire » se retrouvait paradoxalement étayée par le séisme.

Après les éclaircissements sur la catastrophe de Fukushima, la donne nucléaire japonaise change sérieusement. Le Japon qui s’était fait une gloire technique internationale en matière de construction parasismique se retrouve directement frappé dans son identité technique et nucléaire nationale. On peut donc comprendre la propension soudaine et ostentatoire à l’auto-flagellation de la classe dirigeante japonaise.

La dissimulation du rôle du séisme, par la censure directe de Tepco ou indirecte par la profusion des révélations de corruption ou d’incurie de la classe dirigeante est d’une importance nationale et commerciale pour l’avenir du nucléaire Japonais, surtout lorsque l’on veut vendre en pleine crise de Fukushima des centrales à la Turquie, autre terre régulièrement ébranlée par des séismes. Il se trouve justement que ce pays manifeste des fortes velléités nucléaires. Comme tout vieux complexe militaro-industriel issu de la Grande Guerre et plus spécifiquement du génocide arménien, la Turquie est viscéralement animée par une farouche volonté « d’indépendance énergétique nationale », comme la France. Malgré la régularité meurtrière de ses tremblements de terre, la Patrie d’Atatürk se rêve en terre d’accueil de la technologie nucléaire. « Ankara veut porter à 20% la part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici 2030. » (4)

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Pour lui venir en aide, trois puissances nucléaires issues de la guerre froide sont sur le coup: la Russie et les deux rejetons atomiques de l’Amérique en extrême orient, le Japon et la Corée du Sud. Chacun des trois protagonistes agite en Turquie ses atouts atomiques spécifiques pour conquérir les parts de marché offertes, y compris Tokyo avec Tepco, irrémédiablement empêtré dans la crise durable de Fukushima. Avec un tel panel d’acteurs au service de la « non-prolifération », l’ascension atomique d’Ankara est donc assurée avec en plus le privilège de l’embarras du choix.

Ironie de l’histoire, un séisme est survenu en Turquie le 23 octobre 2011 et par lui, dans la course au marché, le Japon en perte de vitesse apparente s’est retrouvé favori.

Arbitrage du marché par les séismes

La secousse tellurique qui a frappé une région considérée à « faible risque » destinée à accueillir le Réacteur russe de Rosatom a changé la donne. Aux dernières nouvelles, les héritiers d’Atatürk « pourraient finalement renoncer ou revoir leurs projets ».

De leur coté, les Sud-Coréens sont inquiets. Ils ont perçu à distance les conséquences de la secousse sismique en Turquie et craignent donc de voir « Ankara se tourner vers le Japon en raison de son savoir faire présumé pour la construction de centrales en zones à fort risque sismique. »

Dans le marché mortifère du nucléaire, Séoul avait acquis une bonne longueur d’avance sur Tokyo. Tepco, rudement secoué par la catastrophe nucléaire de Fukushima et les nombreuses révélations accablantes s’était retiré du marché Turc en juillet 2011, laissant toutes ses chances à Séoul. Momentanément avantagé par ce forfait inespéré et grand vainqueur de la France à Abou Dhabi en 2009 pour quatre réacteurs, le deuxième rejeton nucléaire de l’Amérique en extrême orient Kepco continuait d’avancer ses pions sur le champ libre et prometteur du proche orient.

Mais le séisme en Turquie a tout chamboulé pour remettre en selle et dans la course contre toute attente la compagnie japonaise. En fait, le Japon n’avait pas tout à fait lâché le morceau. Les séismes nippons peuvent bien endommager des centrales mais semblent à ce jour incapables d’ébranler la détermination nucléaire de la classe dirigeante dans l’empire du soleil levant.

La même idée fixe d’exception culturelle et identitaire de l’atome existe en France. Cela illustre si nécessaire les limites des critiques techniques de l’entreprise nucléaire. Qu’elles soient statistiques ou fondées sur les bases objectives des données géologiques, l’atome hermétiquement blindé dans sa logique proliférante prospère en paix, y compris sur les failles sismiques du monde.

Consubstantielle à l’aventure nucléaire et sous-produit de cette industrie, la classe dirigeante japonaise n’a pas d’autre choix. Missi dominici de l’Atome, elle continue sur son inertie à promouvoir ce qui l’a fait naitre et qui reste en définitive sa raison d’être.

« En marge d’une réunion de l’AIE en octobre 2011, quelques jours avant le séisme en Turquie, le ministre japonais de l’économie, du commerce et de l’industrie demandait au ministre turc de l’énergie de continuer à prendre en compte la technologie nucléaire japonaise ».

Fukushima ou pas, de toute évidence les « marchands de mort » se portent bien, en toutes circonstances, bravant séismes et tsunamis, poussés par leur propre pulsion de survie ils affichent leur détermination mortifère partout dans le monde.

Le tremblement de terre d’une magnitude de 7,2 survenu le 23 octobre 2011 dans l’est de la Turquie au bord du Lac Van a fait 600 morts, plusieurs milliers de blessés et autant de sans abris.

Pendant qu’on extrayait les cadavres et les blessés des décombres, les « Shi no shônin », « marchants de mort » japonais (5), étaient en pleine effervescence affairiste pour leur centrale, le « Made in Japan » nucléaire.

Comme le faisait remarquer un enthousiaste « nouveau chien de garde » s’exprimant dans l’Expansion, loin d’être ébranlé ou « coulé » par les séismes, les tsunamis et les accidents atomiques: « le marché du nucléaire affiche une santé éclatante. » (6)

Mais la question se pose : pourquoi cette invincible pulsion proliférante?

(1) Nature 15 december 2011 vol. 480, 313-314.
(2) Libération le 10 décembre 2012 « Fukushima : le rapport japonais en français »
(3) The National Diet of Japan: “The Fukushima Nuclear Accident Independent Investigation Commission” http://www.nirs.org/fukushima/naiic_report.pdf
(4) Le monde jeudi 27 octobre 2011. « Nucléaire : après le séisme en Turquie, les Japonais pourraient évincer les Coréens. Séoul, qui négocie avec Ankara pour la construction d’une centrale, craint d’être mis sur la touche »
(5) Episodes précédents :
http://carfree.fr/index.php/2012/05/07/marchands-de-mort-shi-no-shonin-2/
http://carfree.fr/index.php/2012/04/24/marchands-de-mort-shi-no-shonin/
(6) L’expansion 09/03/2012. Julie de la Brosse. « Fukushima: pourquoi l’hiver nucléaire n’a pas eu lieu »