Pourquoi nous conduisons (le passé, le présent et le futur de l’automobile en Amérique)

Aujourd’hui, je vais vous parler d’un livre génial qui vient de sortir. Il s’agit d’un ouvrage réalisé par le dessinateur et illustrateur américain Andy Singer et dont le titre est « Why We Drive – The Past, Present, and Future of Automobiles in America ».

Certains connaissent déjà bien Andy Singer ou du moins ses dessins, qu’on utilise parfois sur Carfree France et qu’on peut aussi retrouver de temps en temps dans le journal La Décroissance.

Andy Singer est un dessinateur dont le talent est comparable à celui de Robert Crumb et qui a ceci de particulier qu’il a concentré une grande partie de son œuvre à dénoncer l’absurdité du monde technologique en général et de la société de l’automobile en particulier. Un recueil de certains de ses dessins est paru en Français en 2007 sous le titre « CARtoons : Le cauchemar automobile« .

Mais l’ouvrage qu’Andy Singer publie aujourd’hui, malheureusement seulement en anglais pour l’instant, est d’une toute autre ampleur. Il ne s’agit pas seulement d’un recueil de dessins, mais d’un ouvrage regroupant réflexions, dessins, photos, commentaires historiques, propositions sur la société de l’automobile américaine.

Sur le plan formel, l’ouvrage est particulièrement didactique. Il alterne sur chaque page de gauche un dessin ou une photo et sur chaque page de droite un petit texte, allant d’une phrase seulement à quelques paragraphes, avec certaines portions de texte en plus ou moins grands caractères.

Ce qui résume le plus le talent d’Andy Singer, c’est l’efficacité. L’efficacité du dessinateur qui doit exprimer une idée parfois complexe avec un seul dessin, mais aussi l’efficacité de l’écrivain qu’on découvre dans cet ouvrage car il arrive, en peu de mots, à traiter de très nombreux sujets avec profondeur, y compris des explications historiques salutaires, et à les rendre immédiatement compréhensibles.

Andy Singer se définit lui-même dans son ouvrage comme un « défenseur des villes sans voitures, des quartiers sans voitures et du mode de vie sans voiture ». Âgé de 48 ans, il rappelle qu’il a vécu jusqu’à aujourd’hui sans voiture tout en ayant changé à de multiples reprises de domicile.

Dans son ouvrage, Andy Singer insiste particulièrement sur le « lavage de cerveau » de la société de l’automobile.

Depuis la naissance, nous sommes conditionnés pour trouver « normale » la société de l’automobile avec ses routes et ses autoroutes, ses voitures individuelles, sa pollution, etc. Tout le système tend à rendre l’automobile aussi naturelle que l’air que l’on respire. Et pourtant, le système ne fonctionne pas. Plus on construit de routes et d’autoroutes, plus on affecte d’espace à l’automobile et plus le système se coince, avec ses embouteillages et sa congestion, tout en rendant les espaces urbains de moins en moins vivables et en provoquant un étalement urbain destructeur et consommateur d’espace.

Et le système automobile n’est en fait « pas si normal » que ça. Car, quand on étudie le passé de l’automobile, on se rend compte à quel point la mise en place du système automobile repose sur une gigantesque manipulation des constructeurs de voitures et des compagnies pétrolières.

Andy Singer fait ainsi un détour particulièrement intéressant par la période historique de l’après-guerre qui a vu la disparition des réseaux de tramway dans la plupart des villes américaines. En fait, les réseaux de tramway n’ont pas disparu parce qu’ils étaient déficitaires ou sous-utilisés. Il apparaît en effet que les réseaux de tramway, qui étaient privés, réalisaient de confortables bénéfices. Il ne bénéficiaient donc pas de subventions publiques, à la différence des réseaux européens très largement détruits par les deux guerres mondiales qui ont très souvent été nationalisés et largement subventionnés (avant d’être eux aussi supprimés après-guerre).

Dans les années 30, General Motors a commencé à produire des bus et a créé, avec plusieurs autres compagnies comme la Standard Oil, Firestone, Mac Truck et Philipps Petroleum, une compagnie commune dont le nom était « National City Lines » et dont l’objectif était d’acheter des réseaux de tramway pour les démanteler et les remplacer par des bus. Au total, plus d’une centaine de lignes de tramway seront démantelées dans plus de 45 villes américaines.

En 1949, General Motors et ses associés sont condamnés en justice pour conspiration ayant abouti à la destruction des réseaux de tramway américains et condamnés à payer, seulement, 5.000 dollars chacun! Évidemment, personne n’a été mis en prison et ces compagnies ont ensuite engrangé des milliards de dollars avec la vente de voitures, de bus ou d’essence…

Lire aussi :  A nous la catastrophe !

Pour illustrer ce phénomène méconnu de l’histoire des transports aux Etats-Unis, Andy Singer nous parle du cas précis de sa ville, Saint-Paul dans le Minnesota. La photo ci-dessus, utilisée également en couverture de son livre, illustre parfaitement bien les magouilles ayant présidé à la destruction des réseaux de tramway aux Etats-Unis.

Elle date de 1954 et l’homme à la droite de la photo est Fred Ossanna. Au départ, c’est l’un des responsables de la National City Lines, ayant en outre des liens avec le crime organisé, c’est-à-dire la Mafia!

En 1949, il est embauché par la compagnie de transports en commun de Saint-Paul, compagnie qui possédait alors un vaste système de tramway avec 530 miles de voies et plus de 700 tramways ou trolleybus dont beaucoup ont été construits à Minneapolis. Fred Ossanna a fait alors appel à General Motors en tant que consultant, qui l’a aidé à financer la conversion du système de tramway aux autobus GM. Ossanna a fait détruire les rails, a vendu certains matériels à Mexico et a fait brûler le reste. Ici, il reçoit un chèque pour l’ensemble de son œuvre de la part du vice-président de la compagnie de transports en commun de Saint-Paul, James Towey, au moment où le dernier tramway est en train de brûler. Six ans plus tard, les deux hommes seront reconnus coupables de fraude, de complot et de détournement de fonds…

Andy Singer est également très bon quand il dénonce le système de l’étalement urbain, alimenté par les routes et les autoroutes, et qui aboutit à une consommation frénétique d’espace et à une destruction générale des espaces naturels pour, au bout du compte, isoler toujours plus les gens. Le système automobile, présenté comme le moyen par excellence de se déplacer pour aller à la rencontre des autres aboutit à un isolement toujours plus grand des gens. Singer remarque judicieusement que notre société présente le fait de bouger et de se déplacer comme « un moyen de nous rendre plus heureux et moins isolé » alors qu’en fait, tous ces déplacements nous rendent plus stressés, plus fatigués et plus isolés que jamais. Et il conclut que parfois, « la chose la plus radicale que vous pouvez faire, c’est de rester là où vous êtes ».

Andy Singer cite par ailleurs un de ses amis, le dessinateur Ken Avidor, qui remarque que les Américains adorent visiter les lieux sans voitures comme les quartiers piétons ou les centre-villes équipés de réseaux denses de transports en commun alors qu’ils vivent pour la plupart dans des banlieues pavillonnaires où la dépendance à la voiture est totale.

On en arrive à la philosophie générale défendue par Andy Singer qu’il présente comme une sorte « d’environnementalisme orthodoxe ». Selon lui, c’est assez similaire au mode de vie choisi par les Amish. Mais attention, on parle ici de mode de vie, pas de religion. Les Amish refusent la voiture ou certaines technologies car ils pensent que cela a un impact trop négatif sur leur communauté.

Et le problème central de l’automobile selon Andy Singer, c’est justement son impact ultra-négatif sur la communauté. Parmi les innombrables nuisances de l’automobile, c’est bien la destruction de l’esprit communautaire (la notion de partage, d’échange, de « vivre ensemble ») qui semble le problème le plus aigu.

Pour renverser la vapeur et recoloniser l’imaginaire des hommes déstructuré par la civilisation de l’automobile, Andy Singer appelle donc à la création de vastes quartiers sans voitures dans les villes américaines afin de montrer l’exemple de ce que pourrait être une vie sans voitures.

Un livre à lire de toute urgence!

Why We Drive est disponible en ligne via Microcosm Publishing et Amazon. On peut aussi retrouver de nombreux dessins d’Andy Singer sur son site internet.

6 commentaires sur “Pourquoi nous conduisons (le passé, le présent et le futur de l’automobile en Amérique)

  1. Vincent

    > Et le système automobile n’est en fait « pas si normal » que ça. Car, quand on étudie le passé de l’automobile, on se rend compte à quel point la mise en place du système automobile repose sur une gigantesque manipulation des constructeurs de voitures et des compagnies pétrolières.

    Ouais enfin, pas que : beaucoup de gens ont *envie* de s’éloigner de la ville afin d’avoir une maison + jardin et de profiter de la nature sans être coupés du monde, que ce soit pour vivre en banlieue ou à la campagne. Vu les distances, sans voiture, c’est impossible.

    Mais à présent que tous ces gens sont devenus totalement dépendants de la voiture, il y a fortement intérêt à ce que la voiture électrique devienne accessible à tous d’ici vingt ans afin de gérer la transition avec la fin du pétrole bon marché… ou on est très très mal.

    « Le monde développé pourrait très bien se passer de 90% du transport aérien. Supprimer rapidement les trois quarts du transport routier serait beaucoup plus dur. Reconstruire villes et bâtiments de manière à réduire les besoins énergétiques sera long. C’en serait fini des mégalopoles et des zones pavillonnaires, des hypermarchés de banlieue accessibles uniquement en voiture… et des fraises en hiver. »

    http://www.manicore.com/documentation/articles/entretiens/liberation2003.html

  2. Avatar photoMarcel Robert Auteur

    Je me rends compte que je n’ai pas traduit exactement ce que dit Andy Singer quand il aborde ce passage dans son livre. En fait, il fait un parallèle entre des transports publics bénéficiaires qui ne recevaient pas de subventions publiques (dans les années 1930) et la mise en place du système automobile qui s’est elle reposée quasi-exclusivement sur de l’argent public, par le biais des gigantesques programmes de routes et d’autoroutes financés par l’Etat fédéral américain ou par les états américains. Je pense que ce que veut dire Andy Singer quand il parle de « manipulation », c’est qu’en fait le système automobile n’aurait jamais pu se mettre en place si seuls les automobilistes avaient dû payer. L’ensemble de la société (et donc les non-automobilistes, très nombreux à l’époque) ont payé pour mettre en place le système automobile. Dans le même temps, les systèmes de transports publics fonctionnaient eux sans argent public jusqu’à ce que les industriels les rachètent et les démantèlent pour justement favoriser le développement du système automobile.

  3. Alain

    @Vincent: »il y a fortement intérêt à ce que la voiture électrique devienne accessible à tous d’ici vingt ans »

    D’ici 20 ans, le monde aura tellement changé que la préoccupation principale des gens ne sera plus la transition à l’aide de voitures électriques.
    D’ailleurs, la fameuse voiture électrique, çà fait 20 ans qu’on nous dit que c’est l’avenir.
    La voiture électrique ressemble aux baisses des impots: tout le monde en parle, on en fait un peu mais en tendance, c’est toujours l’inverse qui se passe.

    Et puis faut réfléchir un peu: dans un monde sans pétrole ou avec un pétrole hors de prix, comment on fabrique des voitures même électriques? Avec des peaux de bêtes?
    Pas de pétrole ou pétrole cher: adieu l’avion, adieu la voiture de masse quelque soit son mode de propulsion.

  4. Struddel

    La voiture électrique n’empêche pas les infrastructures coûteuses pour faire circuler ces monstres de métal et la place gaspillée démesurée pour les parquer.

    Pour tous les jours, le mieux reste de mieux choisir son lieu d’habitation ou d’assumer son choix si on veut habiter à la campagne, on vit avec la campagne, on vient pas ennuyer les urbains avec sa voiture.

    Mais si vraiment il faut un véhicule motorisé pour les longues distances que le train ne peut pas couvrir (pas de gare ou de nombreuses charges à transporter), le deux-roues électrique a au moins l’avantage de demander peu d’espace de stationnement et de ne pas bouffer la moitié de son énergie rien que pour transporter son propre poids (quel gâchis …)

    Bon, et puis, on parle de la pénurie à venir de pétrole, mais le lithium des batteries, c’est encore pire.

  5. sebastien

    Bonjour,

    je parcours le site de Carfree depuis deux mois. Je profite aujourd’hui de cet article de présentation du livre de Singer, dont les commentaires dérivent vers le mode de propulsion des futurs (?) véhicules individuels pour rappeler que charger chaque jour un million de voitures électriques nécessite un réacteur nucléaire de 900 MWh. Les véhicules électriques ne remplaceront jamais les véhicules à énergie fossile si le système s’articule autour de la « nécessité » d’en voir circuler plusieurs dizaines de millions en France. Il faudrait alors construire des dizaines de nouveaux réacteurs nucléaires à 3 ou 4 ou 5 milliards pièce, coût de démantèlement non compris et risques d’accidents catastrophiques inclus. Sans compter les éléments rares, onéreux et à l’usage polluant que nécessite la construction des batteries.

  6. sebastien

    Je corrige: 900MW puisqu’il s’agit bien de puissance à l’instant t et non de puissance horaire délivrée.

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