Des chemins de fer d’Union soviétique aux chemins de fer de Russie

En 1991, lors de l’éclatement de l’Union Soviétique, une revue russe spécialisée titrait : « Les politiques se divisent, les cheminots s’unissent« . Ce titre exprime le fait que pendant que, du fait de l’évolution politique, de nouveaux états et de nouvelles frontières séparaient les peuples sur des bases ethniques et nationales, un esprit de coopération continuait d’unir les collaborateurs des services ferroviaires des différents états nouvellement formés (la Russie, le Belarus, l’Ukraine, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, la Moldavie, les États d’Asie centrale, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan).

On créa un Conseil du Transport Ferroviaire pour gérer la période de « transition ». Lequel conseil statua de problèmes tels que la définition de la langue de travail (qui resterait le russe), le partage des actifs entre compagnies, les contrôles de douane lorsque les trains passeraient les frontières nouvellement créées… si bien que selon l’auteur du livre Soviet Railways to Russian Railways, à propos de la situation de 1996 : « Des bouleversements économiques qui suivirent l’éclatement de l’URSS, les chemins de fer émergèrent comme l’élément le plus stable en apparence de l’économie. Ils remplissaient toujours leur tâche qui consiste à servir la société de façon fiable et cohérente, et contribuaient à maintenir une certaine cohésion sociale à une époque où les autres éléments de l’économie semblaient faire le contraire ».

En 1990, les chemins de fer soviétiques exploitaient 147 000 kilomètres de lignes et se vantaient de transporter la moitié du tonnage de marchandises mondial sur 10 % du kilométrage du voies ferrées. En 1992, devenus chemins de fer fédéraux russes, ils n’exploitaient plus que 86 000 kilomètres de lignes et devaient désormais se contenter de ne plus transporter qu’un quart du fret mondial sur 6 % des voies ferrées !

Voici quelques exemples de problèmes qui se sont posés. La partition de l’URSS a laissé à la Russie les 3/5 des voies ferrées, mais l’a privée des 3/5 des capacités portuaires de l’ex-URSS – les ports de la Mer Noire sont passés en grande partie à l’Ukraine, ceux de la Baltique sont passés aux états baltes, celui de Kaliningrad étant resté une enclave russe.

Un autre problème concerne le célèbre Transsibérien, qui parcourt une ligne longue d’environ 9.000 kilomètres entièrement inclus dans le territoire russe, sauf… 180 km qui traversent le territoire du Kazakhstan, en Asie Centrale. Cela n’a pas posé de gros problème jusqu’au jour où, en 1999, l’exploitant russe a refusé de payer la note d’électricité au fournisseur kazakh d’énergie électrique, une entreprise américaine, qui venait d’augmenter ses tarifs de façon spectaculaire. Pendant la crise certains trains étaient déroutés de façon à éviter le Kazakhstan, d’autres le traversaient, mais ils étaient tractés par des machines à traction autonome pour ne pas avoir à consommer d’électricité ! Un compromis fut finalement trouvé.

Indépendamment des problèmes de frontière, le statut des chemins de fer russes a beaucoup évolué. En 1988, ils reçoivent une comptabilité propre alors qu’ils étaient jusqu’à présent intégrés au budget de l’État. En 1991, une loi votée par le Soviet Suprême confirme leur statut public mais constitue un premier pas vers leur privatisation puisqu’elle leur permet de faire des affaires et de monter des coopératives indépendantes. En 1995, une nouvelle loi (votée non plus par le Soviet Suprême mais par la Douma) permet la privatisation des opérations non directement liées à l’exploitation ferroviaire (la restauration à bord par exemple) et met les grèves hors-la-loi… Les services de type « banlieue » ont été partiellement régionalisés. Et en 2003, les chemins de fer russes ont reçu un statut comparable à celui d’une société anonyme en France.

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La qualité des services de voyageurs s’est globalement dégradée. Les temps de parcours se sont détériorés ; par exemple, le meilleur temps de parcours pour aller de Moscou à Kiev était de 13 heures et 42 minutes en 2000, contre 11 heures et 26 minutes en 1988. D’autre part les fréquences sont moins bonnes, de nombreux trains ayant été « dérégularisés », comme on dit dans le jargon ferroviaire, c’est-à-dire qu’alors qu’ils circulaient autrefois tous les jours, ils ne circulent plus qu’occasionnellement, par exemple lors des pointes hebdomadaires ou saisonnières. Ainsi, en 1988, 16 trains quotidiens et 3 trains « irréguliers » reliaient chaque jour Moscou et Leningrad, contre 9 et 10, respectivement, qui relient Moscou et Saint-Pétersbourg en 2000. Le nombre de trains n’a donc pas varié mais leur fréquence s’est détériorée.

Globalement le trafic de passagers est passé de 274 milliards de voyageurs-kilomètres en 1990 à 152 milliards en 1998 et à 140 milliards en 2011. Le trafic a donc connu un effondrement suivi d’une période de stabilisation, la tendance générale de la période restant bien évidemment la baisse. Cette baisse est très probablement autant à mettre au compte de la baisse de la mobilité que d’une concurrence aérienne accrue, la compagnie Aeroflot, démantelée, ayant elle aussi perdu en efficacité. Toute une classe moyenne accède aussi à l’automobile individuelle ce qui développe la concurrence de ce moyen de transport.

Le trafic de passagers est en fait subventionné par les profits du transport de marchandises, qui est passé (de 1990 à 1998) de 2523 milliards de tonnes kilomètres à 1006, pour revenir à plus de 2000 milliards aujourd’hui. La part de marché face à la route reste bonne, de l’ordre de 40 % des tonnes kilomètres aujourd’hui. Et le trafic fait du pays le troisième pays du monde pour le fret ferroviaire après la Chine et les États-Unis – et bien avant l’Inde.

Le mode de transport ferroviaire convient aux transports de longue distance propres à un pays de cette taille, et aux trafics « lourds », souvent miniers, dans un pays dont l’économie, en se basant de plus en plus sur l’exportation de matières premières, se tiers-mondise. Le dynamisme du transport ferroviaire de marchandises russes bénéficie à ses voisins anciennement soviétiques, pays baltes, Biélorussie, Ukraine, devenus pays de transit. Ainsi, l’Ukraine est 7ème pays mondial pour le fret ferroviaire, la Biélorussie le 13ème. Sur les 10 premiers pays mondiaux, 3 sont anciennement soviétiques: la Russie et l’Ukraine donc, et le Kazakhstan. Pour les passagers, la Russie et l’Ukraine figurent aussi parmi les dix premiers. On pourrait dire avec un peu de provocation que cette place accordée au chemin de fer constitue un héritage des aspects positifs du soviétisme.

La société des chemins de fer russes (RZD) a lancé en 2009 le Sapsan, train à grande vitesse qui relie Moscou à Saint-Petersbourg, et une ligne nouvelle est prévue entre Moscou, Nijni-Novgorod (troisième ville du pays, ex-Gorki à l’époque soviétique) et Kazan.

Ainsi, malgré la déliquescence de la société russe, les chemins de fer russes continuent de faire leur travail à l’intérieur de la Russie comme par delà les frontières. Beau motif de fierté cheminote…

V.D.

4 commentaires sur “Des chemins de fer d’Union soviétique aux chemins de fer de Russie

  1. struddel

    Ce que j’adore dans les villes russes, c’est voir tous ces tramways à l’ancienne et tous ces trolley , cela donne un certain charme face à la lourdeur de l’architecture soviétique.

    Article intéressant en tout cas, merci.

  2. pédibus

     » […] cette place accordée au chemin de fer constitue un héritage des aspects positifs du soviétisme. » Formule de l’auteur qu’il avoue lui-même provocatrice, mais qui nous laisse inquiet sur la dynamique montante des mobilités individuelles motorisées et du transport routier : peut-il nous en dire plus sur les dispositifs statistiques (restants?) des Etats de l’ancienne URSS et s’il existe l’équivalent de nos enquêtes ménages déplacements aux différentes échelles, grandes métropoles comprises?

  3. nicolas trifon

    « Les politiques se divisent, les cheminots s’unissent » : en effet, mais les frontières restent des frontières… Après la Seconde Guerre mondiale, les pays européens limitrophes de l’URSS étaient entrés dans la sphère d’influence soviétique. Cependant, l’écartèlement des rails en vigueur en URSS, qui remontait d’ailleurs à l’avant-1917, continuait de séparer ce pays des pays frères (le camp socialiste). Le fait que l’on n’ait pas changé les choses dans un sens ou dans l’autre (en harmonisant l’écartèlement) suggère que les
    Soviétiques préféraient conserver une frontière renforcée, au cas où…
    Evidemment, la chose continue, quand on va de Iasi en Roumanie à Chisinau en République de Moldavie, on doit attendre un bon moment à la frontière. D’ailleurs à l’époque soviétique cette frontière était particulièrement bien gardée, puisque l’Union soviétique venait de récupérer en 1945 la Moldavie orientale, la Bessarabie, roumaine entre les deux guerres.
    Cela étant dit une véritable refonte des chemins de fer tant dans l’ex-URSS que dans les autres pays de l’Est s’impose depuis un moment et les résultats actuels ne sont guère encourageants. Le tableau de la situation des chemins de fers en ex-URSS dressé par Vincent le montre bien…

  4. L'intégriste ferroviaire

    Ou la supériorité absolue du chemin de fer sur le routier et sur l’aérien. Mais les politocards du monde entier font tout pour ne pas le savoir.
    Varsovie-Minsk, Varsovie-Kiev, Cracovie-Kiev, Budapest-Kiev (ceux que je connais), toujours les longs arrêts aux ateliers pour changement d’écartement (et contrôle des passeports). À Kaliningrad, c’est plus simple : la gare est le lieu de rencontre et de terminaison des écartements normal et large.
    Harmoniser tout ça est un effort gigantesque, et il n’y a, a priori, pas une meilleure solution parmi d’autres.

    Ports de la mer noire : c’est d’actualité.

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