Fuck l’automobile

Je déteste l’automobile. Je la déteste en tant que catégorie et dans chacun de ses spécimens. Je déteste les automobilistes, le trafic et ceux qui se plaignent d’être dans le trafic. Je déteste l’essence et les stations services; j’ai un mépris particulier pour ceux qui s’achètent un VUS et qui après nous emmerdent avec le prix du carburant. J’haïs les pick-up jackés comme des chars d’assaut et j’haïs les douche-bags qui les conduisent et devinez quoi, j’haïs les bumper stickers de Choi Radio X qu’ils ont de collé partout. J’haïs les contraventions données par des policiers aux airs de bœufs, je déteste le pétrole, l’huile à moteur et le lave-glace; je déteste les drive-in, les stationnements souterrains, les stationnements extérieurs, je déteste les carcasses de voitures stationnées partout le long des rues qui ne sont que pollution visuelle. Je déteste de la même manière les boulevards à quatre voies qui déchirent les villes de mon pays et les autoroutes qui en déchirent les campagnes. L’automobile ça pue, c’est cher, ça pollue, c’est dangereux, c’est bruyant et c’est laid. Putain que c’est laid.

Je déteste l’automobile et sa culture, les gens qui veulent en avoir une, les gens qui lavent la leur. Laver son char l’été est le signe d’un esprit malade. Montrez moi quelqu’un qui désire un char, quelqu’un qui trouve qu’une automobile est belle, et je vous montrerai un pervers polymorphe. Je déteste l’arrogance des automobilistes, cette manière qu’ils ont de vous faire sentir que vous êtes trop lents à traverser la rue. Et puis, que faut-il de haine de l’autre pour s’arroger le droit de lui faire respirer du CO2? Ces bibittes fonctionnelles qui font de l’auto solo soir et matin ont l’air résolues à nous entraîner dans leur suicide au gaz; seulement, s’il faut consoler les désespérés, il faut aussi emprisonner les criminels.

Les gens meurent dans les automobiles, et notre civilisation meurt de l’automobile. Tout ce qu’il y a de mortifère dans notre monde est lié à l’automobile. Selon des chercheurs de la NASA, notre civilisation est au bord de l’effondrement. Ce n’était pas dans l’étude, mais vous en lirez ici le pourquoi. La pollution, le réchauffement climatique, la destruction des habitats naturels, l’endettement des ménages, le travail salarié qui sert à payer le véhicule qui sert à se rendre à son travail salarié, la simple impossibilité de traverser une rue en sécurité, pour ne rien dire d’y laisser jouer ses enfants : crime violent, crime écologique, crime économique, crime contre l’humanité, l’automobile est un crime.

Ça fait longtemps que j’ai acheté un char. Comme tous les autres chars, je l’haïs en tout et dans chacune de ses parties. Je l’ai choisi gris pour bien lui faire sentir que je ne l’aimerai jamais. En dépit de son utilité toute relative, je me suis engagé à ne jamais le complimenter : je ne dirai jamais qu’il est pratique, ni qu’il m’a rendu service. Je déteste changer son huile, changer ses pneus, je déteste chaque cenne qu’il me coûte et chaque matin quand je pars travailler à pieds ou à vélo, je le boude ostensiblement. Tu restes là toi. Au concessionnaire qui s’étonnait de son bas kilométrage, j’avais envie de répondre : chose, je l’ai acheté, tu veux quand même pas que je m’en serve en plus?

Alors oui, je participe au crime que je dénonce. N’en déplaise à ceux qui n’ont pas l’esprit dialectique – la faute au trop peu de cours de philosophie au collégial, dont on devrait doubler le nombre de toute urgence –, cette contradiction apparente ne m’enlève absolument pas le droit d’haïr l’automobile, de plaider en faveur de son abolition et de l’emprisonnement de ses utilisateurs. Je vais faire mon temps comme tout le monde, et je vais avoir la satisfaction de sortir l’un des premiers dans le monde libre – libre de l’automobile, s’entend.

J’ai acheté un char, et maintenant, je dois faire un changement d’huile chez le concessionnaire. Pis changer les pneus. Ah, et puisque vous me le proposez, lavez-le donc aussi, je refuse de le faire pour des raisons morales.

Ok, ça va prendre deux heures…

Oh criss.

Deux heures chez Boulevard Toyota.

[Une anecdote pour détendre l’atmosphère. À l’achat de la voiture, notre vendeur, Jean-François, un gros monsieur sympathique de 47 ans, en avait fini avec nous et nous invitait à passer chez sa collègue pour régler whatever the fuck il y a à régler avec une voiture. Elle est là, grande, souriante, plutôt jolie et terriblement Toyota, et au moment du transfert, il nous annonce :

– Je vous laisse avec cette… cette…

Il n’a jamais fini sa phrase.

Je crois que les mots qu’il attendait étaient « distinguée collègue », voire « jeune demoiselle », mais au fur et à mesure que je le regardais espérer une formule qui ne venait pas, j’ai vu sa face rougir dans la peur que celle-ci ne trahisse ses désirs inconscients et qu’elle donne quelque chose comme « cette délicieuse créature que je sauterais dans toutes les positions répertoriées dans le Kama-Sutra ».

En tout cas, elle s’appelait Maude, et je ne me souviens plus pourquoi il fallait lui parler.]

Deux heures dans la salle d’attente de Boulevard Toyota, c’est non. Je suis frappé par mon étourderie : bon sang, j’ai des centaines de livres à la maison, et pas un seul avec moi. Pas question que je lise leurs revues poches de cabinet de dentiste et de la gazette qui salit autant les doigts que l’esprit. Je vais faire comme je fais d’habitude, je vais aller flâner dans un commerce de mon goût – ils se résument à deux genres : librairies et disquaires – et revenir plus tard.

Lire aussi :  La culture de la voiture

Sauf que je suis au cœur de la civilisation automobile. Chez un concessionnaire, dans un coin de concessionnaires, sur une rue qui n’a pas de trottoir, au bord de laquelle sont stationnées des files de voitures. Il y a un centre commercial de l’autre côté de l’autoroute. Je plisse les yeux : un Mcdonalds, un Tim Hortons, Matelas Dauphin, Multi-Prêts… et soudain je comprends qu’il n’y aura pas de culture ici, parce qu’on est dans le monde automobile et qu’il n’y a pas un criss de chat autour de moi qui a l’envie, voire l’idée de lire un livre. De toute façon, comment traverser l’autoroute à huit voies sans me faire écraser? J’observe enfin que du grillage Frost en interdit l’accès si jamais il venait à quelqu’un la mauvaise idée d’essayer. Pendant que je suis dehors et que je vacille, constatant que je n’irai nulle part, ni physiquement ni moralement, voici ce qui s’offre à ma vue (n’ayant ni appareil photo ni cellulaire, je prends les images de Google Street View) :

Et ces mots de Nancy Huston me reviennent : « Comment se fait-il que nous soyons si fermés à cet aspect esthétique de la vie? que l’on ne se soucie plus de transmettre aux générations futures de la beauté? que l’on estime normal de mettre devant les yeux de nos enfants un enchaînement chaotique de restaurants fast-food, de stations-services, de bâtisses disgracieuses et de centres commerciaux? Comment faisons-nous pour croire que cette hideur ne déteindra pas sur nous ? »

La laideur ne déteindra pas sur nous, Nancy, car nous sommes la laideur.

Alors je suis retourné dans la salle d’attente de Boulevard Toyota tuer deux heures. C’est l’endroit le plus déprimant de la terre. Plusieurs croyaient, à l’époque où nous avions fondé le dépressionnisme, qu’on « exagérait », qu’à l’aide d’effets rhétoriques, on cassait du sucre sur un monde qui n’en méritait pas tant, ou qui avait peut-être des bons côtés pour compenser. À ces gens-là, je n’ai qu’à répondre ceci : la salle d’attente de Boulevard Toyota.

C’est gris, comme mon char. Pas de décoration. Une distributrice à chips et friandises. Ça sent le pneu. Des bonhommes, des bonnes femmes. Probablement des électeurs libéraux et caquistes. Comment se fait-il qu’à 38 ans, je sois encore le plus jeune partout où je passe dans le monde extérieur? Des biscuits gratis, qui sentent le biscuit comme c’est pas possible. Une machine à café Van Houtte, qui sert ostensiblement des doses uniques – le crime écologique sera total ou ne sera pas. Une télé sur TVA. Bien sûr, ça ne peut être que TVA. J’ignore quelle émission passait, mais ça semblait très dramatique, et j’ai l’impression que même les braves électeurs libéraux et caquistes autour de moi partageaient l’impression de vivre un grand moment dans l’histoire de la médiocrité. Après, ce fut des infopubs de produits domestiques.

Au loin, dans la salle de montre, une affiche qui parle plus aux employés qu’aux clients : « NOTRE PRINCIPALE PUBLICITÉ C’EST LA CLIENTÈLE! » Ça me rappelle qu’à l’achat de la voiture, Maude et Jean-François nous avaient parlé terrorisés du sondage de satisfaction téléphonique auquel nous devions répondre que nous étions heureux à 100%, parce qu’en bas de 99%, ils allaient perdre leur job ou pire, conformément à l’idée que se faisaient les Japonais de la qualité totale. J’ai essayé de m’imaginer des fascistes japonais, puis j’ai commencé à lire Le Soleil. Puis le magazine Prestige, le magazine des gros porcs de Québec. J’étais prêt à le haïr, mais finalement c’est un publi-sac comme un autre. Architectural Design. Boring. En désespoir de cause, j’ai pris le journal de Q. J’ai regardé les endroits où Carey Price se fait poter des buts. Les petites annonces. À un moment donné, j’ai lu une chronique de Jérôme Landry presque au complet. J’étais au bord des larmes.

Dans un dernier sursaut d’humanité, je me suis levé spontanément. Prendre une marche. Le conseiller au service m’a vu, m’a souri à travers la fenêtre, fait signe que mon attente était terminée.

Je sais qu’un jour je vais mourir malade, cancéreux, impotent, incontinent, sur une civière dans un couloir d’hopital drabe, et que ce seront là de tristes moments pour finir une vie; mais ils ne seront jamais que lumineux en regard des deux heures que j’ai passées dans la salle d’attente de Boulevard Toyota.

16 commentaires sur “Fuck l’automobile

  1. Hristo

    Oh le grand plaisir que j’ai eu à lire votre billet dont je partage la totalité des propos.

    Merci beaucoup.

  2. pédibus

    En complément de l’article : lire ou relire Jane Jacobs, « Déclin et survie
    des grandes villes américaines », 1961, qui n’a pas pris une ride… ou presque

  3. Vincent

    > Selon des chercheurs de la NASA, notre civilisation est au bord de l’effondrement

    C’est peut-être le « The Limits to Growth » de l’équipe Meadows. De manière intéressante, le titre français possède un point d’interrogation : « Halte à la croissance ? ».
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Halte_%C3%A0_la_croissance_%3F

    L’idée est qu’un système économique n’est pas viable s’il est basé sur des ressources naturelles non renouvellables. Ça parait logique, mais les économistes sont rarement des scientifiques (au sens : physiciens, chimistes, etc.)
    Pour eux, les contraintes naturelles ne sont pas un problème puisqu’on trouvera forcément toujours une alternative. Ça ressemble plus à de la ferveur religieuse qu’à de la science.

  4. struddel

    Merci pour ce moment, ça fait plaisir de se lâcher un peu parfois …

  5. phil péril

    ouach quel magistral article tellement (et malheureusement) justifié et véridique : BRAVO et encore MERCI pour ces délicieux moments de lecture 🙂

  6. Zeed

    Excellent et honte aussi à ces décérébrés qui font le parallèle entre la bagnole et l’être humain.

    Véridique!J’ai plusieurs fois entendu des puristes,passionnés de ( belles?)
    mécaniques ( ta race,jeu de mot douteux ),dire ceci:
    « Ecoute ça:c’est pas un moteur,c’est un coeur qui bat! »

    Quand j’entends ça,ça me fait littéralement péter un câble!
    Alors là aussi un seul mot d’ordre:

    FFFFF U U CCCC K K !!
    F U U C K K !!
    FFF U U C K K !!
    F U U C K K
    F UUUUU CCCC K K !!

    Bon je retourne à ma playstation, je vais détruire des voitures dans GTA…

  7. Niala

    Concernant le poison gazeux que le voitur’humain largue dans l’air collectif pour déplacer sa névrose d’une tonne de métal, j’avais songé à une solution responsable : que le pot d’échappement soit tourné vers l’intérieur de l’habitacle (fenêtres condamnées) ; ça réglerait le problème…

  8. Epicture

    Niala, vous ne manquez pas d’humour. Il faut développer un prototype dès aujourd’hui avec financement via crowdfunding!

  9. ARGIRAKIS Jean-Marc

    je partage ce point de vue à fond !!

     » Vous avez encore des automobiles sur la Terre !!  » CF la Belle verte

  10. ARGIRAKIS Jean-Marc

    Niala , c’est exactement ce que je me dis tous les jours concernant le pot des bagnoles !!
    Les mots parlent d’eux même ! Il y a une chose qui n’échappe à personne sauf à l’automobiliste confortablement installé au volant de son cercueil à roulettes : c’est son pot d’échappement ! les gaz délétères qui s’échappent de son véhicule lui échappe totalement et ce comportement irresponsable diminue chaque jour nos chances de pouvoir en réchapper !

  11. ARGIRAKIS Jean-Marc

    Contrairement à la croissance qui elle , a ses limites, la connerie humaine comme le disait si bien Albert est illimitée !! Je crois l’homme encore capable de repousser plus loin les limites de sa connerie, lors du naufrage du Titanic, les riches continuaient à serrer leurs billets de banque au fond de l’océan !

  12. christine

    Belle description faite avec humour et désolation, cynisme et vérité.

  13. baptiste

    Autant je suis une grand amateur de sport automobile sur circuit, appréciant particulièrement la sensation de vitesse, Autant je me retrouve complètement dans cet article.

    Les zones commerciales pensées pour la bagnole, les concessions morbides et l’utilisation au quotidien de la bagnole me provoquent une profonde gerbe.

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