Le Désert des déserts

La péninsule arabique avant le pétrole

Le Roi Abdallah ben Abdelaziz Al-Saoud est mort. « Allah yarhamouho! » « Que dieu ait pitié de lui« … Dans le Monde Arabo-musulman peu de gens prononceront pour lui ces paroles de circonstance. Rares sont ceux qui regretteront ce personnage… sauf peut-être les autres monarques de la péninsule arabique, les dictateurs en poste et ex-dictateurs comme Ben Ali ou Moubarak, déposés par les Printemps Arabes et pour lesquels ce roi offrait son asile politique.

Nombreux sont ceux qui savent très précisément ce que représente la dynastie Al-Saoud pour l’histoire contemporaine de l’ensemble du monde Arabo-musulman. Abdallah « serviteur de Dieu »… il ne le fut pas car, par son appartenance à la dynastie saoudienne, il devint par la force des alliances un « traître » à la cause du nationalisme arabe (laïque).

Le pacte faustien « pétrole contre protection »

Le 14 février 1945, sur le croiseur américain Quincy, fut scellé le « Pacte du Quincy » entre le roi Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, dit « Ibn Saoud », fondateur de la pétromonarchie d’Arabie saoudite, et Franklin Roosevelt, président des États-Unis d’Amérique.

Si pour les deux protagonistes et les journalistes, il ne s’agit que d’un marchandage d’égal à égal entre deux États « souverains », pour l’ensemble des peuples du monde Arabo-musulman, du nord de l’Afrique jusqu’à l’Iran, cet accord géopolitique « pétrole contre protection » entre la dynastie Al-Saoud et les États-Unis s’annonce d’emblée comme un marché de dupes.

Pour les États-Unis, il est gagnant sur toute la ligne. La première puissance mondiale mettait la main sur la plus grande réserve de pétrole au monde et sécurisait ainsi l’expansion et le prestige de son modèle économique de gabegie énergétique. Le complexe militaro-industriel étasunien disposait d’un territoire pour l’implantation des bases militaires avancées de sa géostratégie de l’énergie au Moyen Orient et, cerise sur le gâteau, un roitelet, bon client, lui assurait un débouché pour son marché de l’armement, comme le fut le Shah d’Iran durant un quart de siècle. Par ce marché de dupe les États-Unis purent rapidement s’imposer comme la première superpuissance du monde.

Pour la pétromonarchie, c’est un statut d’agent double et de servitude volontaire envers la nouvelle puissance tutélaire qui commence. État « Arabe », puis membre de l’OPEP, elle assuma sans faillir sa perfidie statutaire. La hiérarchie politico-religieuse de l’Arabie saoudite est organisée pour servir en secret les intérêts géostratégiques des États-Unis.

Pour l’ensemble des peuples arabes, le pacte est sur toute la ligne plus que perdant. Il est en effet véritablement faustien. La tyrannie et la guerre semblent insurmontables, un destin kafkaïen fige les peuples arabes dans une damnation perpétuelle. Le martyre sans fin du peuple palestinien, illustre au premier plan toute la tragédie du monde arabo-musulman. Son sort fut scellé par le pacte de Février 1945. Et son exécution mortifère en est encore assurée par la transmission héréditaire de la fidèle vassalité Al-Saoud originelle envers les États-Unis.

Vu d’Occident, bien informés, comme on le dit, par notre presse nationale « libre d’expression », nous ne sommes pas censés savoir ce qui se cache derrière le drame palestinien et le rétablissement intégral et facile des dictatures et juntes militaires scellant la fin des Printemps Arabes. Bien éclairés par nos farouches éditorialistes vont-en-guerre, nous ne sommes pas censés connaître quelle puissance se cache derrière « Daech », qui attise et tire les ficelles du djihad islamique au Levant. On peut rappeler les propos pragmatiques et explicites d’un vétéran de la CIA sur le statut technique du wahhabisme dans la géopolitique du pétrole: « Nous nous moquions complètement des querelles et des rapports de force au sein de la famille royale. La seule réalité qui nous intéressait, c’était que le pétrole puisse être pompé en toute sécurité, que le pays soit stable et que le wahhabisme encadre et surveille la population aussi efficacement qu’une police politique » (1). L’équivalent de la Savak du Shah d’Iran, les États-Unis étaient comblés…

Mais à l’occasion du décès du Giga-Crésus, serviteur fidèle du dieu pétrole et de ses coffres-forts, nous pouvons nous remémorer deux autres crimes, justement liés, eux aussi, à la dynastie Al-Saoud et au pacte faustien contracté avec les États-Unis…

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Un témoignage historique ancien, mais de première importance, nous signale presque explicitement un écocide et un ethnocide, depuis longtemps oubliés.

On ne connaîtra plus ce que fut la péninsule Arabique avant le pétrole et l’avènement des monarchies du Golfe. Mais Wilfred Thesiger a vu et vécu avec les bédouins dans ce monde à jamais disparu. En introduction de son livre « Le Désert des Déserts » paru en 1959, il tente de faire comprendre ce qui s’est passé de fondamentalement sacrilège lorsque le dieu pétrole, suivi de la bagnole, s’empara de la péninsule arabique…

« Le Désert des Déserts »


Je suis allé en Arabie du Sud juste avant qu’il ne soit trop tard… (…) D’autres assurément s’y rendront pour étudier la géologie et l’archéologie, l’ornithologie, les plantes ou les animaux, et éventuellement les Arabes eux-mêmes. Mais en voiture et avec la radio. Ils rapporteront sans nul doute des renseignements plus utiles que les miens, mais ils ne pourront plus saisir l’âme secrète de ce pays. Si l’on souhaitait vivre aujourd’hui là-bas la même vie que la mienne, ce ne serait pas possible, parce qu’entre-temps sont apparus les techniciens, à la recherche du pétrole. Le désert que j’ai connu est défiguré par les roues des camions et les déchets qu’y ont laissé derrière eux les Européens et les Américains. Et cette profanation matérielle n’est rien encore au regard de la démoralisation qui s’est emparée des Bédouins eux-mêmes. Lorsque je vivais parmi eux, ils n’avaient aucune idée de l’existence d’un monde autre que le leur. Non qu’ils fussent d’ignorants sauvages; bien au contraire, mais descendant directs d’une très ancienne civilisation, ils trouvaient au sein même de leurs traditions cette liberté individuelle et cette discipline de soi qu’ils recherchaient passionnément. Maintenant ils sont peu à peu chassés du désert et poussés vers les villes où les qualités qui faisaient leur grandeur sont dévalorisées. Des forces, aussi irrésistibles que les sécheresses qui causaient leur mort autrefois, ont détruit l’équilibre de leur vie. Aujourd’hui [en 1959] ce n’est pas la mort, mais la déchéance, qu’il leur faut affronter. »

Sans que cela soit l’objet de son livre, bien avant l’émergence d’une conscience écologique, Wilfred Thesiger note la relation directe entre l’avènement du dieu pétrole et les deux crimes: la dévastation d’un écosystème et la déchéance d’une société indigène.

Pour bien mettre en relief la profanation d’un lieu d’exception, mais sans connaître la problématique écologique du « Désert des désert », insoupçonnable à son époque, Wilfred Thesiger rajoute: « Depuis que j’ai quitté l’Arabie, j’ai voyagé dans les monts du Khorassan, l’Hindou Kouch, les monts du Kurdistan et les zones marécageuses de l’Irak, toujours attiré par les endroits reculés, où l’automobile ne peut pas accéder et où subsistent les vestiges des anciennes traditions. Je me suis trouvé devant les plus beaux paysages du monde et j’ai partagé la vie de tribus presque inconnues. Aucun de ces lieux ne m’a causé d’émotion plus profonde que les déserts de l’Arabie. »

Si Wilfred Thesiger parle avec autant d’émotion d’une zone aussi inhospitalière que le désert d’Arabie, c’est qu’il a pu le visiter à pied en compagnie des bédouins ou, plus justement, c’est parce que les hommes libres de ces immensités désertiques lui ont fait découvrir ce qui était leur lieu de vie et qui faisait leur civilisation unique depuis des siècles: « Le Désert des déserts »… avant la profanation de la prospection pétrolière.

JMS
Janvier 2015

(1) Eric Laurent, « La face cachée du pétrole », Ed. Plon, 2006
(2) Wilfred Thesiger, « Le Désert des déserts », Ed. Plon, 1978

2 commentaires sur “Le Désert des déserts

  1. paladur

    Quand on pense que les émirats appliquent la charia, dans l’espoir de vivre comme au temps de leur prophète, alors qu’ils ont détruit par leur (et pour notre) avidité le lieu de sa naissance…

  2. Vincent

    > Le martyre sans fin du peuple palestinien, illustre au premier plan toute la tragédie du monde arabo-musulman. Son sort fut scellé par le pacte de Février 1945.

    Comment ça?

    Israël n’a été fondé qu’en 1948, et pour accueillir les juifs après l’Holocauste.

    Je ne vois pas le lien entre l’accord USA-Arabie Saoudite pour le pétrole.

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