Volkswagen Renault, sombre passé, passif suspect

Aux origines totalitaires du Big Business automobile (3ème partie)

En 2015, deux affaires vinrent accabler Volkswagen. La première, initiée par d’anciens ouvriers brésiliens du temps des juntes militaires en Amérique Latine trainait la firme devant la justice pour « crime contre l’humanité. » La seconde, menée par l’administration américaine sur une question de truandage informatique aux normes de pollution prit des proportions énormes au point d’éclabousser l’ensemble des constructeurs automobile.

Par son retentissement international, la seconde affaire vint éclipser la première. Mais, à partir de ce que l’on sait sur les conséquences sanitaires de la pollution atmosphérique, l’accusation de « crime contre l’humanité » loin d’être exagérée serait parfaitement recevable pour la deuxième affaire. Les données scientifiques sont désormais chiffrées et officielles…

Parmi les constructeurs automobile débusqués dans leurs agissements coupables pour ne pas dire criminels, il faut citer notre fleuron national Renault-Nissan (1,2). Là encore, comme Volkswagen, on retrouve un sombre passé et un passif suspect. Il se trouve justement qu’une affaire est en cours devant les tribunaux. Mais, aussi ubuesque que cela puisse paraître c’est la famille du fondateur de la firme qui attaque la République pour l’infamie qui accable l’ancêtre…

Grandeur et décadence de Louis Renault

Sans nul doute la Grande Guerre fut providentielle pour Louis Renault. Elle en fit un héros de la France. Grâce aux basses besognes techniciennes d’alimentation à chair à canon de cette boucherie, les affaires du constructeur fructifièrent et prirent leur envol national. Ce fut une ascension fulgurante, en quelques années l’individu se retrouva propulsé à la tête d’un véritable empire industriel, automobile et aéronautique. Vers la fin des années 1920, l’homme avait une carrure nationale et pouvait rouler les mécaniques tel un Henry Ford tricolore.

En ces temps de seconde révolution industrielle les perspectives étaient radieuses, un territoire quasi-vierge s’offrait à la conquête automobile, un monde nouveau était à construire.

Avec, dès cette époque, 20.000 hommes sous ses ordres, Louis Renault joue dans la cour des grands de ce monde. Il est un patron qui compte et à ce titre peut raisonnablement se permettre d’avoir des opinions politiques bien personnelles. Pour sa carrure, le cadre national apparaît rapidement étroit, le chef d’entreprise souhaite s’offrir quelques fréquentations internationales parmi les plus influentes et les plus originales du temps. Il se trouve qu’outre-Rhin d’autres personnes de première importance se passionnent pour la mécanique automobile. Hermann et Adolf adorent eux aussi comme Louis les belles bagnoles et la vogue pour l’époque est aux engins tous-terrains. Comment ne pas partager une passion entre fin connaisseurs ? C’étaient les années 1930. L’Allemagne réarmait et comme on le sait depuis « Le Choix de la Défaite » tout le Grand Patronat Français, émerveillé par les pantomimes de Führer et les méthodes de ses disciples, collaborait au projet d’unification de l’Europe (2)…

Quelques années plus tard, après un conflit mondial et quelque 60 millions de morts, c’est l’heure des comptes. Louis Renault a commis quelques erreurs de jeunesse et ses mauvaises fréquentations d’alors en affaire sont désormais susceptibles de lui porter tort. Mais, l’homme semble croire à sa bonne étoile et reste confiant. Plus pragmatiquement, il est Louis Renault.

En tant que grand bourgeois, héros national de la Grande Guerre, chef d’entreprise à la tête d’une industrie d’avenir au service de la grandeur de la France et pour tout cela médaillé des plus hautes distinctions de la République, l’homme doit forcément, comme tout grand patron, être au-dessus des lois. Mais, surprise à la Libération, son illustre passé industriel au service de la Patrie en « 14-1 » ne lui permet pas d’échapper à l’épuration des collabos de « 39-45. »

Les blessures de la guerre étaient encore profondes et la souffrance collective toujours très vive. Au lieu d’être tondu comme une quelconque prostituée et livré à la vindicte populaire, l’État lui réserva une punition d’exception. Pour cela et contre toute attente, il attenta au droit sacré de la propriété. Louis Renault fut dépossédé de son usine automobile. Châtiment sacrilège s’il en est dans un État bourgeois. Et pour comble de malchance, c’est le Général de Gaule en personne qui signa l’ordonnance de « nationalisation-confiscation » des usines Renault en 1945. Incarcéré à la prison de Fresnes, Louis Renault décède le 24 octobre 1944 à l’âge de 67 ans…

Un demi-siècle plus tard…

Ingratitude probable de la République, l’affaire rejaillit aujourd’hui par une plainte en justice des héritiers. L’axe d’attaque de la famille, montée sur ses grands chevaux, porte justement sur l’aspect sacrilège de l’acte du Général de Gaule, la transgression du « droit de propriété. » Si l’ordonnance de nationalisation avait été signée par un quelconque homme politique ou mieux par un membre du PCF cela aurait bien arrangé les affaires des héritiers. Les magistrats aussi auraient été plus à l’aise pour juger et, à la faveur de la dérive droitière néolibérale de l’ensemble de la classe politique, la procédure aurait été plus vite torchée. Comme les banques Suisses pour l’argent sale on sait en effet que la justice française « lave plus blanc que blanc » les hommes politiques et les crapules de la République ayant fait la grandeur de la France…

Cependant, un problème de taille se pose pour les sous-rejetons de Louis Renault. C’est Annie La Croix Riz qui mène la bataille pour les Syndicats et le Front de Gauche contre la réhabilitation du grand-père. En tant qu’historienne, professeure émérite, spécialiste de cette époque troublée où le grand patronat s’acoquinait volontiers avec les milices et se prenait à rêver de totalitarisme, c’est une grosse pointure qui pèse très lourd dans la balance de la justice. Son sens de l’histoire fondé sur les preuves écrites et administratives est on ne peut plus recevable dans une procédure judiciaire lorsqu’il s’agit de crime contre l’humanité, fondé en droit.

De plus, elle manie avec aisance des aussi gros-mots que Cagoule, Croix-de-Feu, Synarchie, Collaboration, Comité des Forges, Grand Patronat, Haute Finance, Wehrmacht… Elle connaît presque sur le bout des doigts non seulement l’agenda de toutes les personnalités de poids des années 1930 mais aussi leur carnet d’adresses transnationales. Sans nul doute, elle est la personne la plus compétente pour justifier et sauver par-delà la lutte des classes la signature sacrilège du Général de Gaule. Avec donc ces deux pointures, historique et historienne de poids sur un plateau, les juges mesurent le risque réel de dérapage qu’ils prennent face à l’histoire. Comme une épée de Damoclès, l’accusation de révisionnisme menace sur leur tête.

Pas de bol donc pour la mémoire officielle de Louis Renault et le gros pactole récupérable espéré par les héritiers…

Au-delà de la période troublée de la guerre et de la libération, la personne emblématique du Général de Gaule embarrasse encore passablement les magistrats. L’homme est quand même le fondateur de la 5e République et l’inspirateur de sa Constitution… Bref, le méjuger est sinon une affaire d’État du moins une grande affaire d’écriture de l’Histoire nationale.

Malgré cela, la conjoncture politique est on ne peut plus favorable pour les héritiers. La Gauche canal historique est en perte de vitesse tandis que l’extrême droite monte en puissance, accélère et, par effet venturi entraine derrière elle dans un grand virage à droite l’ensemble du bloc centre de la classe politique…

Face à La Croix-Riz, la famille a dû s’offrir les services d’historiens, même s’ils ne sont pas spécialistes des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale, l’essentiel est qu’ils en aient le titre universitaire. Alors dans ce contexte, ça bataille encore dans la production d’une vérité juridique, infra-historique. Les universitaires descendus dans l’arène, ravalés au rang d’experts de justice s’affrontent aujourd’hui pour établir la culpabilité de l’illustre constructeur, si oui ou non il a collaboré avec le 3e Reich et avec quel zèle…

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Pour nous, s’il y a crime il est d’un autre ordre, plus anthropologique qu’historique et relève plus de l’industrie automobile en elle-même que de la personne de Louis Renault. Ce dernier appartient à la génération d’Henry Ford portée et porteuse d’un ordre nouveau hiérarchisé et discipliné par la technique industrielle…

Pour l’histoire du totalitarisme à l’ancienne, d’autres collabos plus directement criminels ou du moins plus zélés que le constructeur automobile ont échappé à l’épuration comme Maurice Papon. En tant qu’employé de la préfecture de Gironde sous l’occupation, il s’est consacré entre autres choses aux transports ferroviaires. Rien de très compliqué, seulement des convois de personnes pour Drancy… en transit pour Auschwitz.

Ce personnage sinistre a pu continuer une brillante carrière politique au service de la République jusqu’à un âge très avancé. Il continuait à sévir comme ministre du budget de Raymond Barre au moment où il fut rattrapé par son passé… Les magistrats ont su forcer leur talent et prolonger suffisamment la procédure pour donner le temps au prévenu de rendre l’âme avant l’application de la sentence.

Sans nul doute pour les héritiers du constructeur il n’y a pas de justice de classe dans ce pays. Un quelconque fonctionnaire de préfecture de province réussit à échapper à la justice, alors qu’un grand bourgeois de la classe de Louis Renault fut moins bien traité qu’une putain collaboratrice… La chute est vertigineuse…

Mais revenons à nos autos comme véhicule du totalitarisme, à l’ancienne mode et à la nouvelle.
Ainsi, après ces péripéties épuratives de la Libération, les usines Renault furent nationalisées et devinrent dans l’après-guerre la Régie Renault. Le nom de l’ancien propriétaire est resté et persiste encore aujourd’hui avec la mondialisation et l’alliance transnationale avec Nissan. Le Groupe Renault-Nissan se maintient dans les Big-five de la nuisance automobile mondiale.

Des milices patronales aux techniques managériales

Survivance de l’ancien totalitarisme ou du moins de l’autoritarisme nostalgique de vieille France, les milices patronales vinrent sous les feux de la rampe défrayer la chronique durant un quart de siècle dans les années 1960-1970. La Régie Renault, fleuron industriel identitaire national, ne fut pas épargnée. Mais il faut le remarquer dans ce monde industriel en construction accélérée, le phénomène des services d’ordre et parfois de terreur touchèrent plus particulièrement les entreprises automobiles. Les gros bras de l’extrême droite, désœuvrés des guerres coloniales, trouvèrent à s’occuper dans ces années troublées et laissèrent quelques traces dans la mémoire collective bien au-delà des milieux gauchistes, voire même dans l’histoire nationale. Les milices de Peugeot et Renault se partagèrent les victimes, des morts furent à déplorer…

Il existe donc une mémoire écrite de ces années noires: « On peut être patron, PDG, polytechnicien, ingénieur des mines, couvert de diplômes… et employer à temps complet des casseurs, des proxénètes et des tueurs, » tel était le sous-titre d’un livre de Claude Angéli et Nicolas Brima, « Une milice patronale : Peugeot » paru en 1975. Ce texte nous révèle les terribles méthodes féodales de la famille Peugeot dans leur fief à Sochaux…

Du coté de la Régie Renault, les pratiques sont les mêmes. Dans la mythologie gauchiste post-soixante-huit, Pierre Overney, tué sans sommation par un agent de sécurité de l’entreprise fut élevé au rang d’icône et de martyr de la cause prolétarienne.

En ces temps-là, la méthodologique disciplinaire patronale était en lisière de l’ancien capitalisme sauvage et du capitalisme scientifique fondé sur les techniques modernes de management des ressources humaines.

Deux décennies plus tard, avec le progrès de la division transnationale du travail et de l’atomisation des tâches dans l’atelier robotisé, le décor de la table des négociations a profondément changé. Les grands groupes automobiles disposent désormais de moyens de persuasion hautement plus convaincants que les « gros bras, » « gros calibres, » les gourdins et barres-à-mine de l’extrême droite. La violence a pris un autre visage. Diffusément inscrite dans le design hautement technicien de l’usine, elle émane spontanément de toutes les tâches par exigence des automates.

La terreur grossière des milices patronales est devenue quasiment inutile et l’affrontement capital-travail s’est passablement pacifié avec l’arrivée des techniques managériales inspirées de la neuroscience, et la mondialisation de la production a fait le reste. En comparaison des « gros bras, » le mot « délocalisation » est presque magique pour remette au pas et à l’ouvrage les salariés. Son évocation suffit à rétablir l’ardeur au travail, sa prononciation musèle instantanément les syndicats. Les négociations s’en trouvent facilitées, c’est d’emblée, sans discussion, les cadences infernales et les bas salaires ou selon la formule, les « 40 heures payées 35… »

Les techniques managériales fondées sur les neurosciences et renforcées par le déploiement des technologies de l’information et de la communication ont pris le pas sur les gros bras. Basées sur le harcèlement, l’humiliation et la dévalorisation, la mise en concurrence des salariés, elles ont aussi fait parler avec quelques suicides et, il faut le comprendre, il ne s’agit là que de la partie émergée du phénomène. Avec une soudaine salve de suicides qui défraya la chronique, les années 2000 tournèrent pour ainsi dire la page des « gros bras. »

L’industrie automobile, en pôle position, entrait de plain-pied dans l’ère de la terreur psychologique assistée par ordinateur. Ainsi, dans la guerre de basse intensité contre les salariés, ennemi intérieur de l’entreprise, se mettait en place une stratégie du choc par commotion cérébrale interne sans contusion visible de l’extérieur. Un vocabulaire nouveau, strictement technique, psychoaffectif, ne relevant plus du registre politique de la lutte des classes, fut mobilisé pour décrire les nouvelles victimes: souffrance au travail, épuisement professionnel, burn-out, suicide…

L’envers du décor marketing de la construction automobile n’est pas rose, c’est le moins qu’on puisse dire. Même loin de ses origines politiques, épurée de leurs patrons éponymes et débarrassée de ses « gros-bras » d’extrême droite, la construction automobile perpétue en se perfectionnant une violence mortifère au sein même de l’entreprise. La gestion moderne des ressources humaines désormais scientifique s’avère d’une efficacité décuplée, capable sans violence physique explicite de pousser au suicide des salariés…

Cependant, ces événements tragiques révélateurs de la terreur ne sont pas forcément recherchés par la direction. Ils relèvent simplement d’erreur de réglage dans les dispositifs techniques ou de dosage du stress disciplinaire déployé dans la gestion des ressources humaines.

Signe du changement durable, on peut constater qu’il y a une même logique dans la prise en charge des ratés que pour les aléas thérapeutiques. Consciente du problème, la caisse d’assurance maladie a préféré assurer la voiture balais et ainsi dépolitiser et collectiviser les pertes en offrant à ces dégâts collatéraux le statut d’accident de travail. En définitive, dans une métaphore pharmaceutique, on peut regarder ces événements indésirables comme des accidents de surdosage d’une méthode managériale globalement efficace et somme toute souhaitable pour l’avenir de l’industrie automobile…

On retrouvera le problème chez Volkswagen dans la 4e partie.

JMS
Janvier 2016

(1) Reporterre : Violette Bonnebas, Renault-Nissan, champion d’Europe de la pollution, le 30 septembre 2015
(2) Reporterre, Violette Bonnebas, Renault dépasse très largement la limite des seuils de pollution, le 25 septembre 2015
(3) Annie La Croix Riz, Le Choix de la Défaite – Les élites françaises dans les années 1930, Ed. Amand Colin 2006.

Un commentaire sur “Volkswagen Renault, sombre passé, passif suspect

  1. zaph

    L’ambiance délétère actuelle semble donner des ardeurs aux plus réactionnaires. Demander  la réhabilitation de ce « patron » collabo 70 ans après la sentence démontre un cynisme  débridé et donne des inquiétudes pour l’avenir.

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