Gaz de schiste, Total ou la France en Transparence

Que peuvent bien penser les habitants des régions impactées par le Permis de forage dit de Montélimar après la décision du 28 janvier 2016 prise par le Tribunal Administratif de Cergy Pontoise? Fort probablement beaucoup de mal des magistrats… Par prudence, dans l’ambiance des procédures arbitraires d’intimidations permises par l’état d’urgence en France il est préférable de garder ici le silence…

Les hommes de droit ont donné raison à Total, contre l’État. Même si cette décision était prévisible dans le cadre de la loi, elle trahit un choix pour le moins arbitraire. En invalidant l’abrogation du permis de Montélimar décidée par l’État en octobre 2011, à la suite de la promulgation de la loi du 13 juillet 2011 d’interdiction de la technique de fracturation hydraulique, la sentence même logique en droit est inique. Elle rompt la trêve précaire ou la « drôle de guerre » justement offerte par la loi imparfaite de juillet 2011.

Mais, à bien y réfléchir, c’est peut-être une chance pour la France… L’occasion de tirer les choses au clair sur la base des données accumulées aux États-Unis et d’en finir une fois pour toutes avec les manigances procédurales itératives de coulisse des gaziers. Bref, mettre un terme final à la menace latente de mise en exploitation des gaz de schiste ici et ailleurs…

« En récupérant son permis, Total rouvre la bataille des gaz de schiste! » déclare en toute logique Maxime Combes (1). Mais, on peut remarquer que c’est aussi l’État, le troisième pouvoir (juridique) qui déterre la hache de guerre. Cependant, le pétrolier français est manifestement en retard d’une guerre, et la sentence maladroite des magistrats tombe au plus mauvais moment dans un contexte international et national pas forcément des plus favorables pour les gaziers.

L’heure de la retraite a sonné outre-Atlantique pour les gaziers, les investisseurs retirent leurs billes de ce secteur toxique, la bulle spéculative est sur le point d’éclater et le rush schisteux laisse derrière lui un territoire dévasté.

En 2016, la France se retrouve dans la même configuration qu’en 2011 à la veille d’une campagne présidentielle… Ce sera l’occasion de crever l’abcès laissé par la loi du 13 juillet 2011 qui, en n’interdisant que la technique de fracturation hydraulique, laisse la porte ouverte à toutes les tartufferies juridiques des gaziers ou de l’administration…

Les collectifs piqués au vif par cet accès d’arbitraire sont à leur tour sur le pied de guerre.

En attendant une loi d’interdiction (explicite) de toute exploration et exploitation de gaz et pétrole de roche mère et autres hydrocarbures non conventionnels, on peut initier ici une réflexion sur le mécanisme de la décision juridique et bureaucratique dans le contexte de la crise environnementale en France. Comment comprendre qu’une telle sentence « climaticide » tombe immédiatement après la Cop21?

Novlangue, « mise en transparence » en France

Une fois n’est pas coutume, pour mettre en évidence l’arbitraire ubuesque de la décision du Tribunal de Cergy-Pontoise, on peut faire appel à un terme issu du vocabulaire de la Novlangue.

La montée en puissance depuis un siècle de l’élite politico-polytechnique avec l’expansion sans fin du système technicien suivi du développement du pouvoir supranational des transnationales impose une transformation régulière du langage. Le vocabulaire doit suivre l’artificialisation-privatisation ou l’appareillage technique des espaces…

Pour les grandes œuvres monumentales de l’élite, certains termes ordinaires ne sont plus recevables et doivent disparaître. Ainsi le mot « démolir » tiré du vocabulaire commun ne peut s’appliquer à une centrale nucléaire. Par nécessité technique, il s’est vu remplacé par le néologisme du langage technicien « déconstruire. » Lorsqu’un projet doit prendre la place d’un ancien complexe il faut désormais parler de manière positive de phase de « déconstruction. »

Par respect pour Superphénix, le futur réacteur de 4ème génération en démembrement depuis 20 ans à Creys-Malville, il est évident en haut-lieu que le mot « déconstruire » s’impose comme le plus adapté… Mais ce terme n’est pas suffisamment abstrait pour s’appliquer à d’autres situations concrètes, nouvelles et fréquentes dans l’ordre technicien. La logique interne du langage et son arraisonnement par la technique doit pouvoir produire des niveaux d’abstraction supplémentaires. Pour éviter les termes péjorativement connotés comme « raser » ou « détruire, » la novlangue a créé le mot « aménagement (du territoire). »

Il est en effet impossible d’utiliser le vocable « déconstruire » pour une forêt, un bocage ou désorganiser des éléments de paysage… De la même façon, pour la destruction-démembrement du bocage on a parlé de « remembrement… » Mais, pour s’élever à un niveau d’abstraction et de polyvalence supplémentaire dans le modernisme d’une France des Grand Projets Inutiles Imposés, la formule « mise en transparence » convient à merveille. Pour la poubelle des déchets nucléaires de Cigéo à Bure ou la plateforme aéroportuaire de Vinci à Notre Dame des Landes ou encore pour les délivrances de permis de forer à la recherche des gaz de schistes, ou autres activités minières, non seulement les éléments de paysages mais aussi les populations locales et leurs activités sont d’un geste quasi-formel collectivement et indifféremment mis en transparence.

En sociologie urbaine, l’élite a su se munir d’un vocabulaire spécifique afin d’exprimer ce genre de gestion par le vide ou l’annihilation administrative des populations par les édiles: « réhabilitation, » « requalification. » Et en sens inverse, si l’on ne néglige pas complètement le facteur lutte sociale de ces manipulations parfois brutales de reconquête territoriale, s’est construit le mot « gentrification. » Mais là encore, il s’agit de « mise en transparence. »

Lorsque l’on considère la représentation graphique d’une aire de permis de forer comme celle dite de Montélimar, il est clair qu’aucun élément géographique, orographique, biosphérique, éco-systémique ou historique n’intervient dans sa délimitation. On opère hors-sol sur une carte, un peu comme cela s’est passé pour le tracé des frontières des pays d’Afrique qui ont pu sans problème couper un village voire une maison en deux. La formule « mise en transparence » des populations autochtones exprime joliment les choses. En Afrique, la France déploie depuis un demi-siècle ces dispositifs et procédures multiples de « mise en transparence. » Dans les régions minières géostratégiques, elles peuvent être d’une violence extrême et sont souvent laissées en sous-traitance à des mercenaires ou des bandes armées.

Pour ces méthodes expéditives peu avouables, François Xavier Verchaves a choisi la formule de « Françafrique. »

Même si en France la violence est le plus souvent symbolique en passant par des procédures administratives, juridiques, législatives et commerciales complexes, le résultat final est le même: une « mise en transparence. » Ainsi, il y a avec la multiplicité des GPII, des permis miniers ou d’hydrocarbures, une sorte de Françafrique en France par « mise en transparence » des habitants et de leur lieu de vie, comme en Afrique.

Puritanisme technicien et fondamentalisme religieux

Par un travail d’exégèse d’une haute érudition, le sociologue allemand Max Weber a tenté d’établir une filiation entre « l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. » Le rationalisme économique puiserait ses certitudes de règles de vie établies pour la plus grande gloire de Dieu par les tenants des dernières scissions et subdivisions puritaines de la religion chrétienne en Occident. L’entreprise sociologique théorique de Max Weber, à contre courant de la pensée marxiste, était pour le moins courageuse…

Plus modestement aujourd’hui, à l’ère de l’Anthropocène et de la conscience collective de la crise environnementale, on pourrait suggérer sans grande exégèse de texte l’existence d’un parallélisme procédural entre le puritanisme numérique du système technicien et le fondamentalisme nihiliste du wahhabisme. Encore une fois, la novlangue vient à notre secours par la même formule, car dans les deux cas, les « mises en transparence » des populations autochtones et des écosystèmes vitaux ne posent aucun problème de conscience ni pour les décideurs hors-sol, ni pour les mercenaires.

Rappelons pour réhabiliter l’effort théorique de Max Weber, qu’aux sources de Daech il y a les pétro-dollars de la dynastie Al Saoud et que sur chaque billet vert s’affiche une même ferveur religieuse « In God we trust. » Sous chaque « frappe chirurgicale » ou « mise en transparence » (deux mots de la novlangue), les victimes « collatérales » agonisantes doivent entendre cette sainte profession de foi de l’Amérique…

Dans un livre récent: « Gaz de Schiste le choix du pire, La Grande Guerre à l’ère du déclin pétrolier » nous avons attiré l’attention sur le rôle de Daech comme « méchant utile » dans la géopolitique étasunienne du pétrole au Moyen Orient (2). Ainsi, sous les « false flags » « Islamique » et « anti-Daech » de la coalition des bombardiers, il y a par des procédures différentes une même mise en transparence des populations autochtones. Aux crimes ostentatoires des uns répondent les tapis de bombes des autres, manifestement inefficaces dans leur objectif affiché. Dans cette confrontation sans fin, seules les armes ont voix au chapitre, c’est-à-dire concrètement aujourd’hui en éminence grise et coulisses des zones névralgiques, les marchands d’armes. Avec Daech comme faire-valoir, ils disposent d’une respectable rente de situation et l’on voit mal parmi tous ces honorables « policy-makers » (décideurs) de guerre, ceux qui finiraient par se lasser d’une telle aubaine financière…

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« Le pétrole n’était pas pour nous ! » avait dit l’économiste libanais Nikolas Sarkis dans les années 1970… Déjà un demi-siècle supplémentaire de guerre ou de « mise en transparence » des peuples autochtones vient confirmer cette sentence faite sur le constat de la géopolitique du pétrole ouverte au Moyen-Orient depuis la Grande Guerre. Nous avons explicité les diverses bannières d’annihilation des populations du Levant pour que le pétrole reste le monopole des firmes étasunienne (3)… Rappelons ici que dans la liste des mises en transparence, « Le Régime des sanctions » dit de « désarmement de l’Irak » mené par les États-Unis sous le drapeau de l’ONU fut une des plus meurtrières. Quelques 500.000 enfants irakiens périrent d’inanition ou de manque de soins élémentaires. Avec un tel résultat, on peut douter que l’objectif du dit « régime des sanctions » visait bien le désarmement du tyran de Bagdad. Aujourd’hui nous pouvons d’ores et déjà sur la simple efficacité mortifère faire un parallèle avec l’inefficacité spectaculaire de la diplomatie des bombardiers sur les positions de Daech… Est-ce bien la véritable cible des frappes aériennes?

Ainsi élevée au niveau d’un concept, la formule de la novlangue permet des comparaisons pour le moins inattendues si l’on veut bien faire émerger de toutes ces situations conflictuelles les peuples autochtones quelles que soient les cibles désignées, les bannières et professions de fois des « bellatores » (ceux qui combattent).

Sous l’injonction du mastodonte Vinci, le Tribunal de Grande Instance de Nantes s’est exécuté. Ayant jugé selon le droit, le 25 janvier 2016, les magistrats signifiaient sans état d’âme l’avis d’expulsion des habitants de Notre Dame des Landes. Quel crime avaient donc bien pu commettre ces paisibles « laboratores, » paysans installés sur ces terres depuis plusieurs générations? Ils n’avaient tout simplement pas compris que par le projet d’aéroport du grand ouest datant du siècle passé, leur existence était déjà « mise en transparence. » Incapable de saisir les finesses puritaines des « oratores » de l’ordre technicien en croissance, ils découvrent aujourd’hui par la sentence des magistrats l’annihilation anticipée de leur existence. Pour notre argumentaire, il est important de noter encore une fois que la décision du Tribunal de Nantes, tout comme celui de Cergy-Pontoise, est tombée dans le contexte de la Cop 21 alors qu’il existe un dossier technico-économique très documenté invalidant le projet « climaticide » de Vinci (4)… Si la décision du Tribunal de Nantes de « mise en transparence » du bocage et de ses habitants ne relève pas du puritanisme technicien alors on n’a pas d’autre choix que d’entrer dans le registre psychiatrique, avec l’autisme comme explication.

Dans le même registre, le désastre environnemental de la LGV Paris Bordeaux n’est lui aussi plus à démontrer, sur le linéaire les « mises en transparence » de forêts et de paysages par leur nombre parlent d’elles-mêmes, et le fiasco économique de l’exploitation de la ligne est connu d’avance. Pourtant le projet se fait. Pour un bénéfice social quasi nul, limité aux deux extrémités de la ligne, un grand nombre de français (mis en transparence) seront contrains de regarder passer un train électrique à grande vitesse et d’en subir les nuisances… Comment comprendre cette fatalité mortifère dans une « grande démocratie »? Nihilisme, puritanisme technicien de l’élite politico-polytechnicienne, fondamentalisme ou autisme…

Mise en transparence par double déni

Dans la série des procédures de « mise en transparence, » il nous faut décrire pour revenir sur les gaz de schiste celle du double déni.

En mars 2014, le Parlement européen, ignorant à la fois les données scientifiques issues de l’expérience étasunienne d’extraction des gaz de schiste et le front du refus unanime des peuples européens, adoptait la révision de la directive portant sur les Études d’impact environnemental (EIE). Ainsi, par un double déni de réalité et de démocratie, l’Europe (des eurocrates) contre les peuples d’Europe décidait arbitrairement que les activités d’exploitation des hydrocarbures de roche mère seraient désormais exemptées d’études d’impact environnemental (5).

Le 28 janvier 2016, c’était au tour du tribunal administratif de Cergy-Pontoise de s’illustrer dans le même double déni. C’est par lui que s’explique la sentence des magistrats de Cergy-Pontoise.

Œillères juridiques bien ajustées, ignorant délibérément le retour de l’expérience étasunienne des gaz de schiste, refusant manifestement de tirer au clair les imprécisions intentionnelles du vocabulaire sur la technique de fracturation de la roche mère, bref ne jugeant que selon le droit sur le dossier apprêté présenté par les avocats de Total, les magistrats se permettaient d’invalider l’abrogation du permis de Montélimar attribué en 2010 à l’entreprise. Dans sa démarche technicienne, seules trois parties entraient en ligne de compte, Total, le dossier ad hoc concocté par les avocats du pétrolier et l’État. En acceptant ce marché de dupe les magistrats ont procédé à une « mise en transparence » de la population de 5 départements français. Comble de l’arbitraire, pour plaire aux pétroliers les hommes de loi durent accepter de déterrer un permis périmé, arrivé a « expiration » le 31 mars 2015.

Rappelons que ce permis s’étend sur une superficie de 4327 km², et impacte l’Ardèche, la Drôme, le Gard, l’Hérault et le Vaucluse. Un bassin de population d’un million de personnes environ, désormais nulles et non avenues aux yeux des magistrats. Pour gagner son procès, Total a simplement supprimé la mention « fracturation hydraulique » de son dossier technique.

Ainsi (volontairement) bernés ou téléguidés par les avocats du pétrolier, les magistrats ont pu juger fautivement en leur âme et conscience. Mais comme pour la loi, faut-il le rappeler haut et fort, nul n’est censé ignorer que l’exploitation des gaz de schiste passe obligatoirement par la technique de fracturation hydraulique… De la même façon en France, on peut dire qu’en dehors de Maud Fontenoy et de Nicolas Sarkozy, plus personne n’est censé ignorer l’expérience désastreuse de la ruée vers les gaz de schiste aux États-Unis.

Bévue des Juges « gare au gorille! »

Cependant, la décision arbitraire de Cergy-Pontoise tombe très mal dans le calendrier politique. A l’approche des présidentielles, la Droite toujours à la traine a fait de la ruée vers la roche mère son cheval de bataille. La Gauche contrainte de ratisser large sur sa gauche et consciente de la bévue des magistrats se cabre aujourd’hui sur l’interdiction de la fracturation hydraulique… Déjà en campagne pour son camp, Ségolène Royale semble vouloir se pourvoir en appel contre la décision du tribunal favorable à Total. Affaire à suivre…

En ces temps de récolte des suffrages, la marge de manœuvre des candidats en campagne reste étroite. En 2011, la Droite au pouvoir, confrontée à une mobilisation massive et soudaine de la population, avait dû faire marche arrière et désavouer son ministre de l’écologie. En urgence, elle faisait voter une loi ad hoc pour calmer les provinces et rétablir la routine dans les urnes de la politique spectacle. A cette époque d’intense désinformation et d’illusion sur les techniques d’exploitation des gaz de schiste, la tartuferie du législateur permettait de laisser la porte grande ouverte à la ruée vers la roche-mère en interdisant (seulement) la technique de fracturation hydraulique. Ou du moins, il faut constater qu’en haut lieu beaucoup semblaient y croire. Aujourd’hui, la plupart des techniques dites alternatives à la fracturation hydraulique ont rejoint les limbes de la démagogie.

Ainsi pas plus futé que le juge du « Gare au gorille » de Brassens, il semble qu’en déterrant par leur sentence un permis périmé, les magistrats de Cergy-Pontoise aient déjà remis le feu aux poudres. Dans les campagnes françaises, comme en 2010, l’heure est à la mobilisation:
Un rassemblement est prévu à Barjac dans le Gard le dimanche 28 février 2016: « Gaz de schiste ni ici ni ailleurs, ni aujourd’hui ni demain (6)! »

Par Jean-Marc Sérékian, coauteur avec Jacques Ambroise de « Gaz de schiste le choix de pire, La Grande Guerre à l’ère du déclin pétrolier, » Ed. Sang de la Terre, Nov. 2015.

Février 2016

(1) Maxime Combes « En récupérant son permis, Total rouvre la bataille des gaz de schiste ! » Blog : Sortons de l’âge des fossiles ! Le 29 janv. 2016
(2) Jacques Ambroise, Jean-Marc Sérékian « Gaz de schiste le choix de pire, La Grande Guerre à l’ère du déclin pétrolier » Ed. Sang de la Terre Nov. 2015 – Chapitre 10 « Pétrole bon marché et Arme du pétrole »
(3) Idem
(4) Hervé Kempf « Notre Dame des Lande » Ed. Seuil 2014
(5) Jacques Ambroise, Jean-Marc Sérékian « Gaz de schiste le choix de pire, La Grande Guerre à l’ère du déclin pétrolier » Ed. Sang de la Terre Nov. 2015 – Chapitre 2 « L’Halliburton loophole  »
(6) Grand rassemblement citoyen contre le pétrole et gaz de schiste.