Vers un effondrement du transport ferroviaire?

Tous les éléments sont réunis pour que se produise un effondrement des trafics ferroviaires en France dans les années qui viennent.

Je naviguais il y a peu sur le forum d’un grand guide de tourisme français consacré à l’Europe centrale. Dès que les questions portaient sur les transports, les internautes (français) demandaient comment louer une voiture et ou prendre l’autocar; le train, marginalisé, ne ressortait qu’en troisième position. Ainsi, Ginettedu06, jeune et vaillante retraitée, devait atterrir à Vienne et souhaitait visiter les villes historiques avec une amie – Vienne, Bratislava, Budapest, Prague… et voulait absolument louer une voiture.

Quand Ginettedu06 donne le « la »

J’ai essayé de lui expliquer que des trains de grandes lignes efficaces et bon marché reliaient ces villes, que prendre le train était plus dépaysant et agréable que de circuler sur une autoroute le long d’une file de camions, et que les transports urbains étaient typiques de l’identité « mittel-européenne », le souci était que Madame avait peur d’être perdue en gare à cause des changements de quai inopinés.

Je l’ai informée que les Tchèques écrivent en chiffres arabes, ce qui peut faciliter le déchiffrement des informations en gare, mais rien n’y a fait. Le pire est que deux mois plus tard, ces deux personnes se plaignaient qu’à Olomouc, ville touristique située à 250 km de Prague, les parkings étaient chers et éloignés du centre ville: toutes mes félicitations pour le choix…

Certes, ce serait faire trop d’honneur à Ginettedu06 de dire qu’elle représente toute la France, mais son attitude révèle à mon sens un phénomène inquiétant: le train disparaît peu à peu du radar de nos compatriotes. Lorsqu’un moyen de transport est très utilisé par la population, il dépasse sa simple valeur d’usage et devient aussi un objet d’identification collective: les Pays-Bas et le vélo, la Suisse et les chemins de fer de montagne, l’Italie et les Vespa, etc… ce qui génère en retour une demande nouvelle pour ce moyen de transport et facilite les politiques en sa faveur. A l’inverse, lorsqu’il est peu utilisé, un moyen de transport peut complètement disparaître de la conscience collective d’un peuple et donc du consensus politique, et c’est ce qui commence manifestement à se produire avec le train en France, sachant que le phénomène s’aggrave parmi les jeunes générations, accros au covoiturage.

Des statistiques de trafic flatteuses, mais trompeuses

Pourtant, le graphique ci-après montre que la France figure parmi le carré de tête des pays d’Europe, si l’on raisonne en kilométrage effectué en train par habitant, qui figure en bleu: seules la Suisse, l’Autriche et la Suède font mieux.

761px-rail-passenger-transport-2014-passenger-km-per-inhabitant-yb16
Ce graphique classe les pays d’Europe en fonction du kilométrage parcouru en train par chaque habitant. © Eurostat

Mais l’étude attentive de ces statistiques montrent à quel point elles sont trompeuses. Le nombre élevé de kilomètres parcourus en train s’explique avant tout par la superficie assez vaste du pays qui, mécaniquement, favorise l’emprunt de longues distances, et donc le parcours de nombreux kilomètres. Il s’explique ensuite par la construction d’un réseau dédié aux longues distances, le TGV. Mais du point de vue de l’intensité d’usage, un habitant de notre pays ne fait en moyenne que deux déplacements par an en TGV, et surtout, ce trafic est très concentré sur les trajets de longue distance, sur la capitale et sur des couches sociales relativement aisées. Entre villes de province et sur les distances moyennes, de l’ordre de 80 à 200 km, créneaux beaucoup plus larges que le TGV, la SNCF ne propose qu’un service le plus souvent médiocre et négligé, ce qui engendre une hégémonie de l’automobile.

Le même genre de problème apparaît si on raisonne non plus en kilomètres parcourus, mais en trajets; là encore la France a une position statistiquement honorable parmi les pays d’Europe, mais avec une forte concentration du trafic: les 2/3 des trajets sont effectués à l’intérieur de la région capitale – et si on y inclut les trajets du RER de la RATP, par nature tous faits en région parisienne, la proportion de trajets faits en Ile-de-France approche les 3/4.

Cela signifie que l’usage du train, intense en Ile-de-France, est très faible en région: la plupart des gens qui n’habitent pas la région capitale utilisent très rarement le train, sauf peut-être en Alsace. Cas d’espèce, la Région PACA, où le nombre de trajets par an et par habitant est inférieur à 10, un total très faible pour une région aussi fortement urbanisée. C’est lié en fait à la faiblesse de l’offre, malgré les efforts faits par les Régions, et notamment à l’absence de système de type RER en dehors de Paris. Or on sait que ce type de transport génère énormément de déplacements: ainsi, alors que Zürich et Lyon ont une taille comparable, la S-Bahn de Zürich transporte 180 millions de passagers chaque année, contre environ 50 millions pour l’ancienne région Rhône-Alpes… tout entière.


Le Japon pour la grande vitesse, le Portugal pour le reste du réseau

Et l’évolution actuelle des trafics laisse peu de place à l’optimisme: depuis deux ou trois ans, les trafics de TGV stagnent, ceux du TER calent, ceux des Intercités (IC) s’effondrent. Le gouvernement a libéralisé le transport par autocar, avec l’évident souhait qu’il déstabilise le plus possible les dessertes ferroviaires. La loi sur la transition énergétique fait un silence assourdissant sur le rail, un outil pourtant évidemment adapté à la mise en place d’une mobilité peu polluante.

Lire aussi :  Campagne nationale pour le port du scaphandre à vélo

Cette politique de mise à l’écart du rail se dédouble d’un discours de dénigrement, qui présente le train comme une bouche inutile à remplacer dès que possible par l’autocar, le Président Hollande allant jusqu’à prétendre qu’entre Paris et Lyon, ce dernier était plus écolo que le TGV, au mépris du bon sens… et des données de l’ADEME. Ce discours sert à justifier la baisse de l’offre ferroviaire, qu’elle soit organisée par la SNCF (fret, TGV), par l’Etat (IC) ou par les Régions (TER), une stratégie suicidaire dans un système qui se caractérise par l’importance des coûts fixes.

Par ailleurs, l’inquiétante multiplication des accidents – de Brétigny à l’accident de la rame d’essais en Alsace – montre que la SNCF perd la maîtrise technique de son réseau: c’est bien de vouloir être une entreprise numérique, de vouloir devenir un « connecteur de mobilités », selon la formule de Guillaume Pepy, mais quel sens cela a-t-il si on sait de moins en moins faire rouler des trains ?

Tous les éléments, idéologiques, politiques, économiques, techniques, sociaux – et maintenant humains, avec la démission de Jacques Rapoport, Président de SNCF Réseau – sont réunis pour conduire à un effondrement du système ferroviaire. Il se produit le paradoxe suivant: la France, naguère si fière de sa grande vitesse, devient progressivement un maillon faible de l’Europe ferroviaire, comme l’affirmait d’ailleurs le manifeste signé d’un certain nombre d’organisation patronale l’an dernier.

Et malheureusement, nos voisins creusent l’écart: en Belgique, tous les trafics augmentent et les chemins de fer inaugurent cette année le RER de Bruxelles, et à terme, de tels systèmes, absents des villes françaises autres que Paris, pourraient équiper toutes les villes importantes – Anvers, Charleroi, Liège et Gand. En Autriche, les chemins de fer ont inauguré la nouvelle gare centrale de Vienne, poursuivent le renouvellement de leur ligne magistrale entre Vienne et Linz, construisent un tunnel pour améliorer la liaison entre Vienne et Graz, ont renouvelé leur parc de trains de grandes lignes; l’Allemagne a mis en service la LGV entre Erfurt et Leipzig, et la gare centrale de cette dernière ville, et la Deutsche Bahn a commandé la nouvelle génération de trains Intercity (l’équivalent des IC en France), malgré la dangereuse concurrence des autocars. Au Royaume Uni, pays naguère raillé pour ses accidents ferroviaires, l’État a réinvesti dans le réseau, le trafic de voyageurs a augmenté considérablement depuis quinze ans, (quasiment) sans LGV d’ailleurs. Et dans chacun des pays cités, le trafic de fret maintient une position stable ou en hausse par rapport à la route, qui contraste avec la descente tout schuss observée en France.

La France devient le Japon pour la grande vitesse, mais le Portugal pour le reste du réseau.

Encore et toujours, des projets de TGV

Les projets de ligne à grande vitesse continuent de monopoliser les stratégies: certains peuvent avoir du sens, bien sûr, mais au-delà des projets pris isolément, le problème est qu’ils n’obéissent à aucune stratégie de développement du rail dans son ensemble. Nos élus empilent les projets de ligne nouvelle comme les Soviétiques empilaient les tonnes de charbon, à ceci près que le charbon servait au bon peuple à se chauffer, alors que le TGV devenu trop cher ne sert guère au bon peuple à se déplacer.

Aucun compte n’est tenu de l’expérience: ainsi, le fiasco de la ligne Perpignan – Figueras devrait remettre en question le projet de tunnel Lyon – Turin, qui lui ressemble par un certain nombre d’aspects. Et personne ne réfléchit au fait que le créneau du TGV, par nature étroit, se rétrécit encore plus du fait d’un contexte économique atone et d’une concurrence accrue.

La SNCF a beau jeu de prendre ses distances par rapport à ces projets, et d’afficher la nécessité d’une priorité aux transports du quotidien. Mais c’est l’un de ses apparatchiks qui, jamais à court d’idées géniales, a conçu l’idée de la ligne POCL, qui doit doubler la LGV Paris- Lyon; elle continue de supprimer des trains IC et refuse d’en financer le remplacement, ce qui alimente chez les élus l’impression qu’en dehors du TGV, il n’y a point de salut.

Il peut paraître contradictoire de voir les officiels français à la fois mépriser le transport ferroviaire et envisager sérieusement de s’engager dans un projet aussi mégalo que le Lyon – Turin. En fait, cette contradiction reflète l’absence de stratégie ferroviaire de l’État; quand le marin n’a ni boussole ni carte de navigation, le navire tangue et fait n’importe quoi – par excès ou par défaut.

ps à nos amis lusophones ou lusophiles: dans ce billet, je parle péjorativement du Portugal, n’y voyez aucun dénigrement, juste le constat qu’il s’agit d’un pays qui émet peu de trafic ferroviaire.
ps 2 le pseudo de Ginettedu06 a été changé.

Bien cordialement,

Vincent Doumayrou,
Auteur de La Fracture ferroviaire, pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer,
Les Editions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007. Préface de Georges Ribeill.
https://blogs.mediapart.fr/vincent-doumayrou/blog

10 commentaires sur “Vers un effondrement du transport ferroviaire?

  1. Vincent

    +1. Très bon article

    > Les projets de ligne à grande vitesse continuent de monopoliser les stratégies: certains peuvent avoir du sens, bien sûr, mais au-delà des projets pris isolément, le problème est qu’ils n’obéissent à aucune stratégie de développement du rail dans son ensemble.

    Même constat pour l’énergie : depuis vingt ans, c’est le grand n’importe quoi:

    On [Bruxelles] « libéralise » le marché : résultat, on ne finance plus que les installations rentables à court terme… mais aberrantes à long terme
    On subventionne massivement l’éolovoltaïque (taxe sur votre facture d’electricité, et obligation à EDF de racheter ce courant bp plus cher que celui généré par les centralesn nucléaires) alors que ces équipements 1) sont importés (de Chine, surtout) et 2) imposent des centrales à gaz pour pallier l’intermittence.

    Et comme la croissance est terminée, ces choix stupides ne pourront pas être rattrapés plus tard. Par exemple, une fois que le réseau ferroviaire est détruit en privilégiant la route, on n’aura plus les moyens de le reconstruire.

  2. TS

    Et c’est sans compter sur le fait que la SNCF refuse d’ecouter ses partenaires europeens (SNCB et CFL pour l’exemple) en decidant de supprimer la ligne Bruxelles-Bale; privant ainsi le Benelux de liaison directe vers la Suisse, en remplacant le train par un TGV qui met 20 minutes de plus pour arriver a Strasbourg que l’EuroCity, a des horaires qui n’interessent personne.

    Ils font tout pour nous faire preferer la voiture et l’avion.

  3. naturenville

    Article de  Vincent Doumayrou  à afficher clandestinement dans toutes les gares siouplait… et vite… plus encore qu’en TGV…

    Sinon la plus grosse catastrophe ferroviaire française est bien là, sous nos yeux, impitoyablement dessinée par l’auteur :

    une bureaucratie incapable de sortir de son système idéologique, technocentré, peut être même hyper autocentré… si elle arrive bientôt à muter en leader de loueur de véhicules automobiles…

    Si les Suisses ou les Allemands pouvaient ramasser les morceaux avant le stade de la vente au poids de la ferraille…

    pas glop et pas boaaa…

  4. Françoise

    Cela fait déjà bien des années que nous assistons tous à cet effondrement (certainement pas dû au hasard) du transport ferroviaire (passagers et fret) en France. Mais  qui a donc intérêt à cet effondrement ?… La concurrence vraisemblablement.

     

    C’est terrible, mais que faire ? Dans cet excellent article, j’ai noté que le système de type RER, qui génère énormément de déplacements, n’existe en France que dans la région parisienne. La comparaison de fréquentation  entre  la S-Bahn de la ville de Zurich (180 millions de passagers par an)  et la Région Rhône-Alpes tout entière (50 millions de passagers par an) fait apparaître qu’il y aurait sûrement là un début de solution au problème. Cela pourrait peut-être par ailleurs intéresser les usagers occasionnels de la SNCF d’apprendre que les trajets TER et Intercités coûtent beaucoup moins cher que le TGV (jusqu’à 50% de moins) sans être pour cela tellement plus lents, et qu’ils sont même souvent beaucoup plus confortables.

  5. pedibus

    Pour les réseaux de RER tout reste à faire mais tout est possible avec un minimum de volonté politique dans les agglomérations d’au moins trois-cents mille habitants, presque toujours dotées d’une belle étoile ferroviaire:

    Tours : https://www.google.fr/maps/place/Tours/@47.39413,0.681205,12z/data=!4m2!3m1!1s0x47fcd5b34a979a55:0x40dc8d705388430

    Toulouse :

    https://www.google.fr/maps/@43.6008029,1.3628009,11z

    Nantes :

    https://www.google.fr/maps/place/Nantes/@47.2383172,-1.6310054,11z/data=!4m2!3m1!1s0x4805ee81f0a8aead:0x40d37521e0ded30

    Bordeaux :

    https://www.google.fr/maps/place/Bordeaux/@44.8638282,-0.656181,11z/data=!4m2!3m1!1s0xd5527e8f751ca81:0x796386037b397a89

    Resterait encore à se libérer du diktat technique de RFF qui doit sans doute continuer à imposer de geler des sillons horaires, ce qui empêche de cadencer convenablement l’offre de trains ou de trams trains. Il faudrait enfin s’assurer qu’autour des stations de RER existe une tache urbaine à mixité socio fonctionnelle convenable et de dimension suffisante, au lieu des no-mans-lands et leurs immenses parkings qui jouxtent beaucoup de gares TER dans les grosses aires urbaines, et d’où les bagnolards essaiment pendulairement pour retrouver leur pavillon du péri-péri urbain après le boulot…

    Autre avantage des RER de province, et pas des moindres, c’est la rapidité de déplacement inégalable dans le tissus urbain dense si on y créé de nouvelles stations assez rapprochées – 1500 mètres? -, et là encore si on n’oublie pas de préempter (EPFL + volonté politique en termes d’urbanisme) les terrains alentour pour aménager logements, services, emplois et aménités…

  6. L'intégriste ferroviaire

    Belle mise en lumière de la situation. On voit maintenant que les choix libéraux ou très politiques – faits toujours par les mêmes – nous mènent à la ruine (voir plus haut avec l’énergie). Autres exemples : avec les privilèges dingues donnés à la grande distribution, qui ne s’arrêtent pas (voir le projets fou de Gonesse), tout est fait pour encourager l’utilisation de la bagnole; on constate qu’il y a toujours autant d’argent pour les rocades et les ronds-points.

    Ainsi la grande faute est celle des politocards. Les mêmes aux décisions, depuis tant de décennies. Tout semble montrer qu’ils détestent le train (l’Ex de petite taille l’avait dit clairement un jour; Pépère quant à lui nous avait fait croire avant d’être élu qu’il encouragerait le train – il mérite une mention spéciale traitrise, mais où la mettra-t-il parmi tous ses trophées du même ordre ?), sauf le TGV qui leur permet de rentrer en circonscription. Le confort des voitures de fonction avec chauffeur aide sans doute à prendre les mauvaises décisions. Comme dit le Canard de cette semaine (p5), Errare humanum est, perseverare cretinissum.

  7. alain

    Après un voyage en vélo l’été dernier où j’ai pris 2 fois le train, on ne peut pas dire que j’ai été ébloui par la SNCF. En revenant, je me suis pris la tête par courriel avec un syndicaliste de la SNCF en dénonçant la politique vélo de la SNCF.
    En conclusion, je n’attends plus qu’une chose: que la SNCF fasse faillite et que le Deutche Bahn prenne sa place. Là, on aura véritablement une symbiose vélo/train.
    Il n’y a rien à attendre de la France aussi bien au niveau des élus, que de la SNCF, que des syndicalistes. J’ai côtoyé les trois: les premiers parlent et n’agissent pas, le deuxième ne t’écoute pas et s’en fout, les derniers t’invectivent.

Les commentaires sont clos.