Mon vélo m’a remis dans mes bottes d’homme

Suis-je encore homme après une journée entière de bureau passée devant un ordinateur, coupée d’une brève pause déjeuner employée à mâchonner un sandwich les yeux toujours rivés à mon écran ? Cela dépend de l’avant et de l’après. Si l’avant-bureau a été un combiné « maison, voiture, garage-souterrain, bureau, ordinateur » et si l’après-bureau est l’exact inverse, alors c’est sûr, il ne reste pas beaucoup d’humain à la fin du jour.

Sylvain Tesson méditant sur la retraite héroïque de la grande armée, mourant d’épuisement, de faim et de froid en Russie écrit : « Nous autres, pauvres garçons du XXIème siècle, ne sommes-nous pas des nains ? Alanguis à la mangrove du confort, pouvons-nous comprendre ces spectres de 1812 ? Pouvions-nous vibrer des mêmes élans, accepter les mêmes sacrifices ? Les comprendre seulement ? » (1)

C’est vrai que cette réalité est si loin des journées bureaucrates « tout-machine-tout confort » : le café coule tranquille dans la tasse, la voiture mène sans effort au travail, le bureau est climatisé comme il faut, le fauteuil matelassé accueille douillettement le séant. Or, un homme alangui est un homme de surface. D’alanguissement en amollissement que reste-il de l’homme et de sa profondeur ? Pour rester connecté à son cœur profond, l’homme peut-il vraiment se passer des défis du réel ?

Certains développent un mécanisme de survie en calant entre deux semaines folles, une course à l’air rebaptisée pour l’occasion « running » comme si la technique devait encore détacher une course à pied du réel. Sans compter ceux qui trottinent écouteurs vissés dans les oreilles histoire d’oublier que l’on court et de freiner le jaillissement de pensées intérieures.

Ne nous leurrons pas. Ces petits intermèdes saccadés s’apparentent plus à de la fuite qu’à de la réappropriation de soi : « Ah, je les revois, ces citadins épuisés par leurs vies de hasard et de nécessités. (…) Ils ont enterré leurs rêves sous le béton des projets. Et à présent ? Ils attendent le dimanche pour s’évader deux heures, fouler le bitume, ils s’épuisent pour tenir en respect l’envie de saborder le vaisseau et ils tentent de brûler les graisses autour de leurs abdominaux disparus dans les mangroves de la vie de bureau ». (2)

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En revanche, si l’avant ou l’après bureau est en mode vélo, les méninges se reconnectent aux jambes, aux odeurs et aux émotions, grâce à cette amitié régulière avec les petits défis du réel à deux roues : un froid piquant, un chemin escarpé, le vent de face, la route détrempée. Et l’intelligence n’est pas en reste : les idées bloquées prennent de l’élan d’un coup de pédales, les problèmes insolubles trouvent une issue favorable derrière le guidon.

Mon vélo me remet dans mes bottes d’homme. Pas étonnant car « La terre nous en apprend plus sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. » (3)

Loïc TERTRAIS

Illustration Bertrand Dosseur

(1) Sylvain Tesson – Bérézina (Editions Guérin -2015)
(2) Sylvain Tesson – S’abandonner à vivre (Gallimard -2015)
(3) Antoine de Saint Exupéry – Terre des Hommes –

9 commentaires sur “Mon vélo m’a remis dans mes bottes d’homme

  1. Hdkw

    Bonjour, j’ai un problème avec cette critique courante de ‘la technique qui dévirilise les hommes’ car elle rejoint complètement les discours des mouvements masculinistes qui se plaignent d’une féminisation de la société..

    Le contact avec le réel ou l’environnement est tout aussi positif pour les hommes que pour les femmes et tous les humains peuvent être diminués par cette contrainte a l’oisiveté qu’engendre le système automobile, même les personnes qui ne sont pas des Cow-boys dans leur cœur profond.

  2. Tertrais

    Bonjour Hdkw.

    Je suis d’accord avec vous. Je livre mon témoignage. J’écris donc comme homme et bureaucrate à partir de ce que je vis. Bien sûr, derrière l’exemple donné, la question est celle de vivre  un humanisme intégral (corps cœur et intelligence) qui est vraie pour tous hommes et femmes sans qu’il faille pour autant être un cowboy !

    Loïc

     

  3. Pim

    Perso mon vélo ne me suffit plus à me « remettre dans mes bottes d’hommes ». Ce boulot de bureaucrate tout confort est si déshumanisant. On ne m’emploie que comme cerveau / processeur /tête pensante / expertise, un processeur de plus, connecté aux autres dans une machine croissanciste bien huilée….

    Je ne sers qu’à ca, le reste de moi même, il est oublié, inutile… Quelle dévalorisation pour moi humain.

    Si en plus je souffrais du syndrome de l’autosolisme, ce serait encore pire. Même si le vélo est ici présenté comme un exutoire à cette tristesse du train train quotidien, c’est bien un outil puissant qui permet de se rendre avant tout au boulot!

     

    @Hdkw : En lisant ce texte, je n’ai pas ressenti de sous entendu sexiste, j’ai compris homme en tant qu’être humain. Pourtant tu as surement raison, le texte parle des militaires du XIXè, qui eux étaient des hommes (masculins), et donc ne s’adressait probablement pas aux femmes. C’est pourtant entièrement vrai aussi au féminin.

  4. Tertrais

    Cher Pim, Bien sur ce n’est pas du tout l’intention de ma chronique. Si j’avais été une femme, j’aurais écrit dans mes bottes de femme ! Il ne s’agit pas d’un hymne à l’homme opposé à la femme mais d’un hymne à l’humanisme intégral (vivre corps cœur et intelligence, émotions…) qui est bon pour tous, femmes et hommes. Si on pousse plus loin la réflexion : le texte de Sylvain Tesson qui se réfère à la retraite de Russie évoque  des hommes mais aussi des  femmes qui se trouvaient nombreuses engagées dans cette triste aventure.
     
    Comme vous je crois que le vélo ne suffit pas à remettre une personne « dans ses bottes ». Mais, le vélo y contribue bien, ce que j’ai pu constater dans ma vie de bureaucrate !

  5. alfred

    Ce n’est pas tant le vélo qui nous fait rappeler notre humanité dans ce monde deshumanisé et/ou  inhumain, ce sont l’air et l’espace.

    Nous avons oublié peu à peu que nous étions des animaux de plein air et j’ajouterais aussi diurne. Nous souffrons aussi du manque d’espace et sommes en permanence derrière ou devant une vitre.

    Vitre de la fenêtre de voiture, vitre de la maison, vitre du bureau et parfois il n’y a pas de fenêtre…Que de l’étroitesse.

    Vitre de l’écran de tv, de portable, d’ordi. Où est l’horizon ? La barre d’immeuble ? La file infinie de voitures sur la route…Nous avons même réussi à faire disparaître la Voie Lactée alors qu’elle a été notre univers mental nocturne…

  6. Tertrais

    Bonjour Alfred,
     
    Le vélo est un passeur d’humanité en lui-même dans le sens où il nous reconnecte au réel. Il est un passeur d’humanité dans le sens où il nous place dans l’air et l’espace dont nous avons tant besoin comme vous le rappelez. A suivre une citation d’Antoine de Saint Exupéry qui rappelle ce besoin d’espace :« J’ai vécu trois années dans le Sahara. J’ai rêvé, moi aussi, après tant d’autres, sur sa magie. Quiconque a connu la vie saharienne, où tout, en apparence, n’est que solitude et dénuement, pleure cependant ces années-là comme les plus belles qu’il ait vécues. Les mots « nostalgie du sable, nostalgie de la solitude, nostalgie de l’espace » ne sont que formules littéraires, et n’expliquent rien. Or voici que, pour la première fois, à bord d’un paquebot grouillant de passagers entassés les uns sur les autres, il me semblait comprendre le désert. » (Lettre à un otage  – Antoine de Saint-Exupéry)

  7. pedibus

    « m’a remis dans mes bottes » : mais c’est un slogan de piéton ça…!

    voleur…!  foi de pédibus je vas vous faire un procès du tonnerre moaaaaaaaaaaaa :

    appelez-moi maître Tertrais siouplait, pour qu’on évalue la juste réparation, nom de nom…

  8. Tertrais

    Bonjour Pedibus,

    Je plaide la relaxe. Voila ma défense : Le cycliste, à la différence du piéton, chausse des bottes  de sept lieues  : « Ne plaignez pas le cycliste : enviez-le. Il a découvert que le tapis volant et les bottes de sept lieues des contes existaient bel et bien et, par la même occasion, le sérum de longue vie. »Jacques FAIZANT,

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