Kallak, l’âge de Fer au Cercle Polaire (1/2)

Contrairement aux autres régions du monde, l’Europe occidentale ne compte plus de peuple autochtone… Étalée sur deux millénaires, l’épuration ethnique fut progressive, depuis les expéditions romaines jusqu’à l’expansion au Moyen Âge du christianisme vers le nord et l’est du continent européen. Entre les deux, il y a eu surtout les immenses flux et brassages de populations des invasions à la fin de l’Empire romain. Puis au temps du déclin de l’Empire Carolingien, les factions guerrières des peuples scandinaves, les Vikings, vinrent en salves barbares faire leurs razzias pour finir par se fondre dans la chrétienté méridionale de l’Europe. En Normandie, la France conserve les traces de la dynastie de l’un de ces redoutables hommes du nord : Rollon.

Après tant de chamboulements depuis les débuts de l’âge de fer, il y a 3000 ans en Europe, aucun doute ne subsiste; en dehors de quelques résurgences folkloriques d’anciennes traditions, les traces des peuples premiers sur ce vieux continent relèvent de la paléoanthropologie.

Venus de la Préhistoire

Une exception notable est cependant à signaler dans les contrées les plus septentrionales. Un peuple nomade a échappé à l’âge de Fer de l’Antiquité, du Moyen Âge et même des débuts des Temps Modernes. Le grand froid, les longs mois de pénombre hivernale et l’épais couvert enneigé l’ont mis hors d’atteinte des seigneurs de guerre montés sur leurs grands chevaux.

Ainsi protégé dans des régions sauvages et inhospitalières situées au-dessus du cercle polaire, hors de l’ère d’évolution des équidés guerriers, ce peuple a subsisté avec ses placides cervidés. Ils sont les Saames, éleveurs de rennes.

En ces lieux désertiques, la densité anémique des populations rendait en effet, insensé le colportage salvateur de la « bonne parole » du seigneur du ciel et de la terre. Abandonnés à eux-mêmes, les Saames avec leurs cervidés arctiques traversèrent les siècles et les millénaires et survécurent jusqu’à nos jours, presque sans histoire.

De fait, la civilisation du renne se perd aux lisières de la préhistoire et de la protohistoire avec les débuts de la domestication des animaux sauvages. Elle fut une première fois refoulée vers le nord avec le réchauffement climatique de l’Holocène et, de ce refuge frigorifique les ancêtres des Saames purent voir de très loin se succéder les convulsions violentes des différents âges de la sidérurgie…

Aujourd’hui leur immense territoire ancestral est administrativement fragmenté par les frontières de quatre « États souverains  » : la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie.

Ces traces arbitraires, invisibles dans la neige ou sous le couvert végétal traduisent l’arrivée irrémédiable dans le Grand Nord de l’histoire et de l’âge de fer aux stades avancés du capitalisme. Désormais officielles, gardées et surveillées, ces frontières matérialisent l’ère de la guerre et de l’invasion industrielle.

Le 20e siècle, Ethnocides et Résistance

Si aux temps historiques la bonne parole des évangiles n’avait pas jugé utile de se perdre dans la nuit glaciale des régions boréales, la guerre, l’appât du gain, mais aussi la classification périodique des éléments et les besoins modernes insatiables des sciences et techniques ont fini par attirer les « hommes de bonne volonté » (comme ils se nomment), les entrepreneurs, les chercheurs et leurs travailleurs. Le pétrole tout-puissant accéléra l’invasion en transportant très confortablement ces nouveaux missionnaires peu enclins aux durs labeurs dans les vignes du seigneur, mais plus avisés en géologie et sciences de la terre, en affaires minérales et commerciales…

Les photos ethnographiques prises à l’orée du 20e siècle montrent encore les familles Saames nomades posant fièrement devant leurs tipis. Mais, avec la seconde révolution industrielle et le bond en avant fulgurant des sciences et techniques, la rupture violente du modus vivendi ne s’est pas faite attendre longtemps. Les besoins colossaux en « matières premières » de la Première Guerre mondiale changèrent de fond en comble le décor de l’Europe et le grand nord ne fut pas épargné.

A la suite de ce paroxysme mortifère, la Suède avec sa mine monstrueuse de Kiruna et sa ville satellite sises au-dessus du cercle polaire est rapidement devenue l’un des premiers producteurs et exportateurs mondiaux de fer. Aujourd’hui l’expansion du complexe minier souterrain, réputé le plus grand au monde, doit déplacer sa ville. Le terrain tellement miné en sous-sol s’affaisse et n’est plus capable de soutenir les édifices du centre historique. Le groupe minier national LKAB, chargé de cette opération pharaonique, la valorise en une sorte de naumachie, grand spectacle de puissance de l’ère industrielle où pour prévenir leur naufrage dans l’abime de la mine les bâtiments historiques de la ville doivent être transférés à quelques milles nautiques de l’épicentre. La presse internationale se passionne pour ce péplum. Mais derrière lui les enjeux miniers priment.

Désormais les prospecteurs affluent en grand nombre de l’Europe industrielle et de toutes les contrées du monde en une ruée extractiviste vers le sous-sol du Grand Nord. La situation est donc dramatique aujourd’hui car les Saames se retrouvent seuls en face des grandes puissances industrielles transnationales attirées par la volonté de l’Union Européenne et de l’État suédois d’exploiter sans entrave tout le potentiel minier du Grand Nord. Des agences de propagande sont à l’œuvre à l’international pour ameuter tous les investisseurs…

Dans les années 1920, avec l’importation des théories racistes et ségrégationnistes d’Amérique, et la montée du fascisme, les Saames durent subir les humiliations des mesures anthropométriques des savants de l’institut de biologie raciale du pays. Puis il y a eu la tentative d’assimilation, l’ethnocide par l’interdiction faite aux enfants de parler leur langue maternelle dans les écoles…

Soumise à cette présence parasitaire, prédatrice et pérenne depuis un siècle, l’ancienne civilisation du renne a dû profondément évoluer pour survivre en milieu politique hostile et au final s’intégrer dans l’ordre économique. Il a fallu aux Saames se sédentariser pour devenir de simples « éleveurs de rennes ». Malgré cette involution professionnelle moderne de leur mode de vie plurimillénaire, subsiste au sein de la communauté Saames une culture ancestrale et une conscience de son profond enracinement dans l’écosystème du Grand Nord.

L’ère de l’extractivisme industriel

Après une première phase de pionniers de colonisation informelle avec la mise en exploitation en surface de la faune sauvage, les pêches et chasses commerciales, poissons et peaux de mammifères cédèrent la place à l’ère industrielle d’exploitation de fond en comble des richesses, désignées dans le jargon économique sous le terme de « matière première » : bois, protéine animale, minerai… Le terme de « matières premières » passé dans le langage commun, tombe sous le sens sans soulever de questionnement aujourd’hui. Sauf qu’ici l’on se situe en lisière de deux civilisations, ici celle du renne et celle du capitalisme industriel, ce qui pose problème. Car pour la première, pré-économique, il n’existe pas et désormais on sait que ce terme anodin de « matière première » est antinomique avec l’écosystème même dégradé nécessaire à la perpétuation de l’ancienne civilisation du renne…

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A la surface de la terre, il y a la très spectaculaire foresterie industrielle, monoculture intensive d’arbres à abattre. Elle a fait son apparition avec la puissance de feu du pétrole au cours du 20e siècle. Cette vaste prédation territoriale, pour alimenter les monstres industriels de l’ameublement petit-bourgeois ou de la pâte à papier, est lourdement délétère sur la biodiversité du Grand Nord. Dans ce type de déprédation territoriale, la Suède occupe la seconde place mondiale derrière le Canada. Le niveau de mécanisation et d’automatisation de cette foresterie génère une atmosphère infernale de fin du monde… Rien ne peut résister à une telle puissance, l’éternité vivante de la forêt boréale est instantanément réduite en « matière première » morte. Face à cette furie technique on mesure avec effroi « l’insoutenable légèreté de l’être ». Les trois quarts de cette masse amorphe de bois avec leur labellisation ad hoc « forêt durable » sont destinés à l’exportation.

Cependant, il semble que cette apocalypse productiviste n’est pas en première place des menaces. Il y a pire pour interférer avec le mode de vie frugal millénaire des Saames en symbiose avec un grand animal capable de gratter la neige pour trouver sa nourriture dans la nature sauvage du Grand Nord. Pour l’avenir économique du pays, les autorités suédoises misent sur la généralisation de la mine à tout le Grand Nord.

La mine et la guerre

Comme dans bien d’autres régions du monde, depuis Potosi, la menace fatale pour la survie d’un peuple autochtone arrive avec la mine. En moins de deux siècles de croissance de la grande industrie, de paroxysme militaire en Europe, de concentration du capital, de grand monopole et de méga-complexes sidérurgiques, les mines de fer à l’ancienne rendirent l’âme et dans le même temps, les gisements du Grand Nord, en territoire Saame devinrent stratégiques pour le rayonnement militaire et commercial des nouveaux complexes militaro-industriels.

Durant la Seconde Guerre mondiale une alchimie mystérieuse et secrète a révélé l’importance stratégique du fer dans le Grand Nord. L’Or nazi se transformait en Argent suisse et ce dernier en Fer suédois. Par chance pour le 3e Reich, la Suisse et la Suède étaient des pays neutres et à ce titre ces deux États n’étaient pas censés s’interroger sur la provenance du précieux métal allemand… Comme le savent les philanthropes, l’Argent n’a pas d’odeur et celui de Suisse a en plus des vertus détergentes sur les autres métaux et par conséquent peut servir à d’autres transmutations. En plus du Fer suédois durant la Seconde Guerre mondiale, il se transformait en Tungstène portugais (1).

La Blitzkrieg d’Hitler fut rapidement tributaire de cette alchimie en milieu neutre. Bien évidemment, l’Or en tant que monnaie universelle, sonnante et trébuchante n’avait pas besoin de passer par les lessiveuses helvétiques et la devise suisse, il pouvait se négocier directement avec le minerai de Fer suédois… A la guerre comme à la guerre, les affaires sont les affaires… Si les Suisses et les Suédois des classes inférieures ne découvrirent que bien plus tard et de manière édulcorée que l’Or du 3e Reich avait une forte odeur d’Holocauste, les élites financières et minières dans le feu des transmutations ne pouvaient pas l’ignorer. L’Or de l’Holocauste avait d’autres pouvoirs, par la Blitzkrieg et le Fer des Panzer divisions il multipliait les morts dans toute l’Europe.

Le calcul est difficile, mais il est toujours possible de poser des questions, combien de victimes peuvent être mises sur le compte de la belle et fière neutralité suisse et suédoise ? Combien d’années de guerre ont rajouté les neutralités mercantiles de ces deux pays épargnés par les atrocités militaires du 3e Reich? Dans « Big Business avec Hitler », l’historien Jacques Pauwells, insiste sur la date fatidique du 5 décembre 1941, lorsque la Wehrmacht échoue devant Moscou. Il la considère comme « le vrai tournant de la Seconde Guerre mondiale ». L’Allemagne nazie est face à « faillite de la Blitzkrieg à l’Est » et ne peut plus espérer gagner la guerre. Mais la puissante industrie de guerre du 3e Reich peut continuer à tourner à plein régime. Pour cela il suffit qu’elle ne souffre d’aucune carence en matière première et… en minerai de fer suédois…

Passé le cataclysme, les séquelles s’avérèrent encore plus mortelles. Sur le modèle économique des performances industrielles exemplaires du 3e Reich, les complexes militaro-industriels se multiplièrent dans l’Europe unie pour les affaires. Nous sommes désormais à l’âge de fer des marchands d’armes avec son industrie minière insatiable et prolifique et son élite financière est d’envergure européenne et internationale. Si l’Europe n’est plus le grand champ de bataille où s’expriment les armes de guerre, les Saames se retrouvent par l’extractivisme de guerre dans l’œil du cyclone.

On apprend dans un article du Monde diplomatique de décembre 2016, que la Suède avec ses mines situées au-delà du cercle polaire, en territoire Saame, est « la première nation minière » de l’Union Européenne et qu’elle a l’intention de « renforcer sa position… en intensifiant sa production avec l’ouverture d’autres mines (2)… »

Fin 1ère partie (…)

Janvier 2017
Jean-Marc Sérékian coauteur avec Jacques Ambroise de « Gaz de schiste le choix du pire, la Grande Guerre à l’ère du déclin pétrolier » Ed. Sang de la Terre 2015

(1) Jacques Pauwell, « Big Business avec Hitler » Ed. Aden 2013
(2) Le Monde Diplomatique, Décembre 2016, Cédric Gouverneur, « Eleveurs de Rennes contre Mineurs » « Ardeur extractiviste en Suède »