Ils ont agrandi le chemin

Il était une fois un havre de verdure et de calme. Oh, pas bien grand, tout juste un petit canal, un long et fin ruban d’eau et d’herbe assoupi entre les champs. Il n’était pas parfait, ce petit canal, des pylônes le zébraient même méchamment par endroits, des sangliers, probablement blessés par quelque brute en kaki étaient parfois venus y laisser leur dernier souffle.

N’empêche, je suis déjà nostalgique de cette époque si vite révolue, l’époque où ce trop rare bout de chemin sans voiture n’était pas bitumé. Il y avait un côté de canal où, en guise de sentier, se déroulait un mince trait de terre, à peine plus gros et mieux tracé qu’un chemin de sanglier. Les adeptes de la vitesse y étaient rares, ses quelques représentants égarés préféraient le large chemin de gravier de la rive d’en face. Les maisons éclusières avaient le bon goût de se placer sur le même bord que les adeptes de la lenteur, leurs façades chaleureuses et les marches de leur perron invitaient à s’y arrêter à deux fois, et plus si affinités. Les bonjours entre gens de promenade n’étaient pas rares. Ce n’était pas un lieu de passage. C’était un lieu dense, vibrant, parcouru par une vie animale intense, rares étaient les cris humains à percer le silence.

Cette beauté, pourtant, se fane à vitesse grand V. La vitesse et la facilité œuvrent de concert pour la dissiper, comme on dissipe un rêve trop lent pour notre si trépidante modernité. Pourtant, point de rocade ou de LGV, même si à terme ces deux monstruosités transperceront la lente bête aquatique déjà blessée. Ce qui saccage, semaine après semaine, ce refuge de calme et de lenteur, c’est l’élargissement des voies et leur bitumage prochain, sur la rive opposée aux maisons éclusières.

Je l’avoue, voyageant en vélo, j’ai râlé, sur le canal du Midi, au sud du seuil de Naurouze, quand le bitume stoppait net pour laisser place à un chemin chaotique, tortueux, troué souvent, boueux parfois et dangereux par endroits, quand la piste devenait un très mince filet coincé entre les trous et la rive. Certes, ces trous pourraient être bouchés, et le chemin pourrait être mieux entretenu. Ce serait largement suffisant pour que les roues glissent silencieusement sur les voies de halage au lieu de s’y heurter.

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Aller plus loin, et bitumer, c’est détruire l’équilibre fragile de cet espace qui nous vient des siècles passés. D’autres publics viendront, attirés par la belle piste d’entraînement qui leur aura été ainsi taillée sur-mesure. Ce sera la victoire du pousse-toi de là que je m’y mette et des coups de sonnette qui font dégager les trop lents. La vitesse et la facilité ne sont décidément pas réductibles à la voiture: dans nos sociétés hyperactives, les plus lents sont poussés, parfois littéralement, sur le bord du chemin par les plus rapides, les plus agités, les plus pressés.

Viendront, sur ce canal, toutes les personnes qui n’y venaient pas, parce que pas assez lisse, trop poussiéreux, pas assez balisé. Dans cet espace ainsi transformé, plus de flânerie tranquille, c’est qu’il s’agit de circuler, et vite, s’il vous plaît. De pathétiques bulles autocentrées, seules au monde, ne voyant en réalité ni le lieu qui les entoure, ni leurs congénères, viendront y jouer du coup d’épaule et du déchet. Le genre de gens qui ne vient que si l’accès est facilité, c’est aussi celui qui trouve ça trop fatiguant de ramener ses packs de bière et autres contenants en tout genre, et qui n’hésitera pas à s’asseoir à quelques mètres de vous pour parler au portable quand tout le canal est à sa disposition pour le faire. Ces gens-là ne comprennent rien à la beauté, au calme et au respect.

De grâce, gardons-nous de trop vouloir élargir les chemins et de les bitumer, ce sont les fragiles vestiges d’une ancestrale poésie que nous risquerions de voir s’évaporer. Ces oasis de lenteur, nos magnifiques canaux, sont souvent les meilleurs, voire les seuls chemins valables dans des campagnes où la voiture a déjà bitumé tous les autres chemins et impose sa dangerosité, sa vitesse et son bruit.

Un commentaire sur “Ils ont agrandi le chemin

  1. Vincent

    Sur le Canal du midi : vu que c’est officiellement une véloroute, c’était la moindre des choses que de la rendre effectivement praticable de bout en bout. La partie Castelnaudary – Béziers est à éviter par les cyclistes non-avertis

     

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