Papa, Maman et Citroën

Le 21 octobre 1931, le constructeur automobile André Citroën faisait un exposé sur l’industrie automobile au 8e Congrès des industries majeures à l’Université de Columbia aux États-Unis. Voici un extrait de son discours.

LE RAPPORT PUBLIÉ DANS CE FASCICULE A ÉTÉ PRÉSENTÉ PAR M. ANDRÉ CITROËN AU HUITIÈME CONGRÈS DES INDUSTRIES MAJEURES A L’UNIVERSITÉ DE COLUMBIA (NEW-YORK) LE 21 OCTOBRE I93I

Vous connaissez, Messieurs, le rôle joué par la publicité, et à quel point elle a été développée pour porter à la connaissance du public tous les avantages qu’il peut tirer de ce nouveau mode de transport individuel (L’automobile), appuyé par un service si efficace. Mais j’estime que la publicité, considérée en tant qu’aide à la vente, n’a pas encore reçu le développement qu’elle mérite, car pendant la décade 1919-1929, la vente n’a exigé qu’un minime effort. Nous devons maintenant entreprendre l’éducation du futur client dès son jeune âge, pour l’intéresser de plus en plus à l’automobile.

Dans toutes les écoles, et principalement dans les districts ruraux, il nous faut développer les connaissances des instituteurs et des élèves en ce qui concerne l’automobile, son emploi et son entretien.

Nous devons aussi diriger nos efforts vers les enfants. C’est pourquoi je vends chaque année en France 200.000 jouets automobiles; les uns démontables, d’autres commandés par accumulateurs, qui, pendant les fêtes de Noël et du Nouvel-An, remplacent utilement les classiques équipements militaires et les légendaires soldats de plomb.

Quant aux bébés, il faut que les trois premiers mots qu’ils apprennent à prononcer soient « maman, papa, auto ».

Permettez-moi de vous raconter une anecdote : un père et une mère en instance de divorce demandaient à leur enfant unique avec lequel des deux il préférait rester. Ayant pour eux la même affection, l’enfant répondit : « Je voudrais rester avec celui qui garde l’auto. » Bien entendu, cette histoire ne saurait être vraie que dans un pays où il n’y a qu’une auto par ménage. (…)

En vue de stimuler les ventes nous avons l’habitude, dans notre industrie, de changer fréquemment de modèles. Chaque année, de nombreux perfectionnements sont présentés à la clientèle. En ce qui concerne le confort et le fini des carrosseries, leurs lignes, leurs couleurs, nous sommes devenus esclaves de la mode, absolument comme le sont les grands couturiers pour les toilettes féminines. (…)

Le constructeur d’automobiles adroit doit chaque année persuader ses clients que la voiture vendue par lui est la meilleure, et offre de si nombreux avantages que l’ancien modèle en paraît démodé.

Inutile de dire que ce raisonnement s’appliquera à la voiture 1932 comparée à celle de 1931, comme il s’appliquera également au modèle 1933.

Source: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56518516/f14.image

Jean-Louis LOUBET, professeur d’histoire industrielle à l’Université d’Evry, réalise en 2002 un article intitulé « DE L’OBUS A LA VOITURE DE SÉRIE : CITROËN, 1915-1927 », dont voici un extrait:

L’Amérique apporte un autre modèle, celui du marché sans limite. Vu l’étroitesse du marché français, Citroën s’imagine aux États-Unis : il y négocie l’installation d’une usine en 1920. Un projet sans suite, faute de capitaux et surtout de relais sur place. Lors de ses voyages de 1923 et 1931, il ne cesse de présenter ses produits, misant sur les spécificités françaises, la taille plus réduite des voitures et les modèles à chenilles – les Kégresse – qui se couvrent de gloire dans les Colonies depuis 1921. Ces revers n’éloignent en rien Citroën du modèle américain, attiré depuis 1920 par les méthodes de vente et d’après-vente locales.

Elles sont un élément du succès de la grande série, une des conditions du succès. Pour la première fois en France et Europe, Citroën crée un réseau de distribution qu’il pousse à l’exclusivité en 1924. Deux ans plus tard, Citroën compte 3 400 garages dont 400 concessions, sans compter les succursales, véritables vitrines emblématiques de la marque. L’homme du réseau est Alfred Pommier, un commerçant qui le hiérarchise entre concessionnaires, agents, sous-agents et stockistes. C’est lui qui en fixe la règle de base, le service, une idée empruntée à General Motors. Le service, c’est d’abord la vente : dans chaque garage, des personnels différents se chargent de la prospection et de la vente dont un effort tout particulier est fait sur celle à tempérament pour laquelle Citroën crée sa propre société en 1922. Le service, c’est aussi l’après-vente, donc l’entretien et la réparation.

Il s’agit là de la naissance d’un métier nouveau qui permet à l’épicier qui vendait de l’essence de devenir agent, au mécanicien d’être promu concessionnaire. La grande série bouscule jusque le quotidien des villages dans lequel le maréchal-ferrant ou le réparateur de vélo s’improvisaient garagiste.

La leçon américaine est entière, de l’unité de façade et d’outillage, au temps de réparation et de facturation, le tout dans une débauche d’annonces et de réclame comme on dit alors. Citroën y consacre 2 % de son chiffre d’affaires, soit 15 millions de francs en 1924, 31 en 1928 contre 9 et 10 millions à Peugeot. Il éclaire de son nom la tour Eiffel (1924), y installe une horloge géante à défaut d’avoir pu y implanter l’émetteur de Radio Citroën.

Il équipe avec Michelin les routes et les villages français de panneaux de signalisation, offre aux écoles ces cartes colorées qui animent la leçon de choses, édite une bande dessinée pour enfants, fabrique des miniatures Citroën et en décore les vitrines de Noël des grands magasins parisiens, bref participe à l’éducation des consommateurs de demain dont les premiers mots seront « Papa, Maman et Citroën ».

Source: Jean-Louis LOUBET, DE L’OBUS A LA VOITURE DE SÉRIE : CITROËN, 1915-1927, Les Cahiers de RECITS N°2 2002/2003.

3 commentaires sur “Papa, Maman et Citroën

  1. pedibus

    nous voici aux racines de l’idéologie bagnolarde, née dans la première moitié du XXe siècle, celle qui a éventré nos villes après l’apocalypse ferroviaire  du siècle précédent (L. Mumford, 1961), toutefois cantonnée pour cette dernière à quelques coupures en tranchée ou en remblais et à un grand faisceau de voies noyées sous la suie, que d’immenses projecteurs juchés sur pylône tentaient de percer les nuits de la mauvaise saison, peut-être, pour ce qui concerne le décor, en avant-garde de la barbarie industrialisée qui allait déshonnorer l’Europe quelques décennies plus tard…

    il faut remonter aux sources de nos construits mentaux, ceux qui nous gouvernent avec maltraitance, comme vient de le faire Carfree, en exhumant les vieux textes, comme celui-ci, d’un industriel français qui « arrivera à ses fins »…

  2. Guillaume

    Tombé par hasard ce site que je découvre, je réfléchie et comprends les débats, moi qui suis un passionné d’automobiles anciennes (je n’ai pas dit de voitures). Explication : je ne pars jamais en vacances ou en congés  en voiture, ça me gonfle toutes ces caisses et cette circulation ! si je pouvais venir au boulot en vélo je serais le plus heureux des hommes mais habitant en zone péri-urbaine j’ai 1h30 de transports en commun car le réseau est nul (ou 13 minutes de voiture le choix est vite fait). J’ai eu ma première bagnole à 28 ans…donc pas pressé de conduire dans la jungle urbaine ! par contre j’ai une vieille Jaguar que je chéris et qui roule une fois tous les tremblements de terre, sur les petites routes de campagne, à faible allure, juste pour le fun, alors c’est grave docteur ? dans quelle case suis-je rangé, celle des salauds qui polluent et des béotiens motorisés ? ou d’un type qui malgré ses vices peut faire entendre sa voix, celle d’une minorité (peut-être très marginale) qui aime la nature (je suis membre LPO de longue date) qui (je pense) est respectueux et surtout qui ne s’attarde que sur certains modèles digne d’intérêt historique, esthétique ou patrimonial…

  3. Vince

    Bonjour Guillaume,

    Pas de soucis pour moi, on vit dans un monde automobile et il faut faire avec : tout est question de mesure.

    Si tu en a marre de ce monde de béton, si tu es convaincu qu’on devrait laisser notre tuture au garage au plus tôt si on le pouvait, si tu perçois clairement que le monde serait mieux avec des vélos et des trains que des bouchons alors méfies-toi tu as déjà un pied chez nous.

    Perso j’ai la chance inouïe d’avoir une voie verte pour aller au boulot, le trajet à vélo est certes un peu long mais…. j’y suis seul.

    Il y a bien quelques vieux pêcheurs et quelques cyclotouristes néerlandais, mais comme vélotafeur j’y suis presque seul toute l’année.

    Même quand les conditions sont idéales très peu de gens prennent leur vélo pour se déplacer. Il faut réaliser cela.

     

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