Climatiser le désastre ou le combattre (3/3)

Géo-ingénierie ethnique des origines

Si, avec ses sulfateuses stratosphériques, Paul Crutzen a obtenu un franc et immédiat succès auprès des milieux d’affaires étasuniens, c’est que dans sa démarche technicienne il se trouvait en phase avec l’esprit du capitalisme. L’histoire de l’accumulation du capital n’est en définitive que géo-ingénierie d’arraisonnement monopoliste des milieux naturels: terre, cours d’eau, rivage littoral, mers et désormais atmosphère. En d’autres termes, la géo-ingénierie représente l’aspect technico-scientifique de l’expansionnisme du capitalisme industriel depuis le début de l’ère Victorienne dans les années 1830. Avec la puissance colossale potentielle des énergies fossiles, cette entreprise est devenue la fameuse et fabuleuse « force géologique » que les savants ne veulent pas relier à son origine historique et encore moins désigner par son vrai nom: le capitalisme fossile.

(Troisième partie)

Fondamentalement, dans son principe évolutif et dès ses premières manifestations historiques, avant même l’utilisation des énergies fossiles, au temps de la marine à voile et du marché triangulaire, le capitalisme s’affirmait déjà à la surface de la terre comme géo-ingénierie en puissance. Les armadas occidentales de la traite des nègres était déjà composées de véritables « bateaux-usines. »

Dans son entreprise pas très philanthropique, dite « civilisatrice », le capitalisme vise à s’élever au-dessus du monde des vivants et, pour cela, il doit s’émanciper des caprices de la nature et briser la résistance de ses victimes humaines. Avec ses réalisations techniques gigantesques, il s’agit d’appareiller la planète de systèmes d’exploitation, de domination et de marchandisation du monde et de l’homme. Sa caution morale lui est assurée par ses longueurs d’avance dans les différents appareillages de géo-bio-ingénierie des espaces et la haute autorité des sciences économiques sanctifie cette course à la démesure.

Dans son analyse historique du « Capital fossile », Andreas Malm a très bien montré qu’aux origines du capitalisme industriel, la « transition énergétique » de la force hydraulique des cours d’eau au charbon il y avait avant tout en jeu l’établissement d’un rapport de force radicalement asymétrique entre le capital et la force de travail.

Par la suite avec l’arrivée du pétrole, le développement technique de plus en plus puissant, totipotent mais toujours plus destructeur de l’environnement, a pu constamment renforcer l’asymétrie de ce rapport de force en faveur du capital. En conséquence logique, on peut dire que le capitalisme est en permanence condamné à la fuite en avant technologique. Ainsi, armé des énergies fossiles, il ne cesse d’innover et d’exceller dans le pire.

Pour la gestion des ressources humaines, l’innovation technologique semble sans limite. En moins d’un demi-siècle, elle a permis d’irrésistibles progrès dans la polarisation du conflit social. Ce qui relevait encore de la confrontation sociale ou de la « lutte des classes » dans la première moitié du 20e siècle s’est progressivement perfectionné en procédures techniques d’ingénierie sociale. Comme on a pu le voir en France à Notre-Dame-des-Landes, le dispositif de répression n’a pas été oublié par les avancées de la science.

Désormais conçu par des hauts niveaux d’étude il peut se déployer comme une machinerie de terreur volontairement disproportionnée associant des hommes blindés quasi robotisés et une panoplie fournie de projectiles explosifs, assourdissants, lacrymogènes et asphyxiants. Pourtant, il faut noter que dans son principe historique et sa logique économique, ce conflit local sur quelques lopins de terre bocagers est aussi vieux et violent qu’au temps de l’accumulation primitive du capital. Conscient de son monumental crime environnemental, l’Etat se pare solennellement de la mission abstraite de « rétablir l’Etat de Droit », mais poursuit l’historique ethnocide des paysans à la base de toute l’histoire du capitalisme industriel.

Si les savants, avec leurs concepts d’Anthropocène et de « Great Acceleration », l’ignorent, on connaît trop bien par ses horreurs indélébiles la géo-ingénierie centralisatrice technocratique des « Trente Glorieuses » désignée sous l’euphémisme « aménagement du territoire ». Là où les savants de la Bande à Crutzen ne voient qu’une « grande accélération » dommageable liée à une « force géologique » hypothétique ad hoc, les témoins de l’époque et les historiens ont parfaitement saisi d’où arrivait la catastrophe. En trois décennies, une histoire rurale millénaire fut, par la géo-ingénierie, rayée de la carte de France. Par l’arme du pétrole, la puissance de feu des énergies fossiles, des millions d’hectares de terres arables de bocages et de paysages naturels furent sans état d’âme dévastés et à jamais stérilisés. Une véritable offensive à outrance aux yeux des décideurs politiques car il fallait au plus vite imposer les infrastructures modernisées du capitalisme fossile: la circulation autoroutière, l’agriculture industrielle, la grande distribution, les conurbations et les zones commerciales à perte de vue, le tout sur le modèle étasunien…

Si de tous ces événements historiques parfaitement datés les savants ne voient qu’une « force géologique », les historiens en connaissent l’origine économique. Pour la France, le géographe Bernard Charbonneau, l’historien du Droit Jacques Ellul et bien d’autres furent les témoins impuissants du déluge technocratique de cette époque de géo-ingénierie pour la mondialisation de l’American way of life. Leur conscience claire du désastre et leur résistance furent réduites à néant par la puissance de frappe de la machinerie mise en branle à l’échelle nationale. En 1993, le journaliste Fabrice Nicolino donnait dans son livre « Le tour de France d’un écologiste » un tableau d’ensemble de la catastrophe territoriale et en révélait les ressorts sordides au sein du pouvoir technocratique…

Si aujourd’hui, les savants du CNRS découvrent avec 50 ans de retard et s’alarment sur l’effondrement de la biodiversité en France, les témoins victimes de la géo-ingénierie et les historiens connaissent exactement l’origine sociale du désastre: « La Noblesse d’Etat », l’élite technocratique, les « aménageurs massacreurs » selon la formule de Fabrice Nicolino. Parmi les hauts faits de guerre de cette aristocratie à très haut niveau d’étude responsable du drame qui semble préoccuper aujourd’hui les savants, il faut rappeler avec Nicolino le remembrement: « De 1950 à nos jours [fin du 20e siècle], près de 200 000 kilomètres -cinq fois le tour du globe !- de talus boisés et de haies ont été arrachés. Remembrement était le maitre-mot. On ne dira pas ici la guerre qui se livra pendant des décennies en Bretagne ou ailleurs. On n’évoquera pas les suicides, les rages, les désespoirs. Il fallait. Les petits bouts de terre dispersés aux quatre coins du village, les bocages, les arbres au milieu d’un champ, tout cela gênait le passage des engins, le triomphe mécanique du « progrès ». L’action eu lieu sans état d’âme au pas de charge : fin 1990, près de quatorze millions d’hectares avaient été remembré en France (1) ».

On pourrait s’interroger sur le « bilan carbone » de ce déluge d’arraisonnement monopoliste du territoire. Après cette géo-socio-ingénierie de nettoyage ethnique, le champ libre fut donné à la bio-géo-ingénierie des machines et des pesticides… Bien évidement ce crime, manifeste aujourd’hui, même aux yeux des savants à l’ère du réchauffement climatique, fut sanctifié par la haute autorité des sciences économiques. Comme pour la PAC, le moteur Diesel, la surpêche, les biocarburants et bien d’autres aberrations savantes industrielles, ce saccage délibéré de la biosphère fut massivement subventionné par les institutions publiques nationales ou européennes.

Mais cessons la litanie des destructions. Aussi effrayant et affligeant que soit le résultat de cette géo-ingénierie de prise de contrôle monopoliste sur le territoire, il faut théoriser et, pour cela, on doit se rappeler qu’à tous les stades du développement du capitalisme s’opère en première phase une géo-ingénierie ethnique d’élimination physique des premiers habitants.

On l’a vu dans notre recherche sur les origines du capitalisme du désastre, la marchandisation monopoliste des terres en Angleterre au 16e siècle imposait l’ethnocide des paysans. Aussi peu nombreux qu’ils soient à cette époque, ils étaient de trop et leur élimination physique s’est faite au pas de charge sans état d’âme. L’Histoire de cette chasse à l’homme aux origines du capitalisme industriel en Angleterre est bien connue, sauf des savants. Cette géo-ingénierie ethnique reçu le nom de « mouvement des enclosures ». Elle fut l’acte de naissance violent du capitalisme, « le péché originel » de « l’accumulation primitive du capital » selon la formule et les analyses de Karl Marx.

Le sort tragique réservé à la communauté des Rohingyas par la junte militaire en Birmanie a défrayé la chronique en 2017-2018. Comme d’habitude, la presse s’est émue et nous a appris beaucoup de choses sur les aspects religieux, ethniques et la brutalité des autorités militaires. Malgré toutes ces informations ou à cause de leur profusion on ne peut pas comprendre qu’en définitive la même histoire de géo-ingénierie ethnique se répète pour le développement du capitalisme depuis l’ère victorienne et la mainmise de l’Empire britannique sur les terres bordant le Golfe du Bengale… Aujourd’hui les protagonistes anonymes en coulisse du drame sont des transnationales arrivants d’Inde, de Chine et du Japon, sans oublier notre totipotent fleuron national: Total. Pour elles, la junte militaire en place assure l’invariable géo-ingénierie ethnique de l’histoire du capitalisme (2). Bien sûr et sans surprise, le pétrole du Golfe du Bengale n’est pas tout à fait innocent dans ce paroxysme de déplacements forcés de populations. Comme au Moyen Orient, les oléoducs aiment la solitude des grands espaces désertiques.

Mais à tout seigneur tout honneur, l’histoire de la Conquête Ouest est un modèle du genre. Le génocide des Indiens aux Etats-Unis s’inscrit dans la même logique de géo-ingénierie ethnique d’élimination physique des premiers habitants. Dans l’histoire héroïque magnifiée qui fut nommée « Conquête de l’Ouest », l’euphémisme « déplacement des indiens » servit à désigner la réalisation technique d’une réelle déportation génocidaire. Aussi peu nombreuses que soient ces populations premières, elles étaient de trop dans le développement du capitalisme en Amérique. S’il avait simplement fallu installer des millions d’humbles cultivateurs venus d’Europe, le « déplacement des indiens » n’aurait pas été nécessaire ou du moins il n’aurait pas imposé une déportation délibérément souhaitée génocidaire par l’Etat fédéral et les autorités militaires. Les Indiens ne furent pas victimes « d’hommes blancs » particulièrement méchants mais l’esprit du capitalisme attisé par l’immense potentiel de spéculations foncières rendit particulièrement voraces et entreprenants les « hommes blancs » qui, par de simples titres de propriété, pouvaient accumuler des fortunes colossales. Comme le constate simplement l’historien Howard Zinn à partir des préoccupations exprimées en 1803 par un certain Thomas Jefferson: « Le déplacement des Indiens était nécessaire pour permettre l’ouverture de vastes territoires à l’agriculture, au commerce, au marché, à l’argent, bref au développement d’une économie capitaliste moderne. La terre était au cœur de ce processus. Après la Révolution, de vastes étendues furent acquises par de riches spéculateurs fonciers, parmi lesquels George Washington et Patrick Henry eux-mêmes (3)».

Par la suite, les prédations spéculatives sur les terres indiennes se sont faites plus délibérément violentes et meurtrières. Pour la période, marquée par la figure d’Andrew Jackson célébrée par de « respectables historiens » comme « The Age of Jackson » (début du 19e siècle), Howard Zinn remarque qu’aucun livre d’histoire de l’Amérique destiné à l’enseignement scolaire ne relate les méthodes sordides de géo-ingénierie ethnique déployée pour la prise de possession spéculative du territoire par les grands héros de l’Histoire des Etats-Unis. On peut donc comprendre que les savants d’aujourd’hui ignorent tout des petits secrets de l’histoire du capitalisme et de « la richesse des Nations ». Et par conséquent, sans éclairage historique, ils en sont réduits à produire des concepts ad hoc de « force géologique » pour expliquer grossièrement ce que les historiens analysent précisément dans les événements historiquement datés. Une réaction en chaine génocidaire attisée par l’appât du gain s’était enclenchée, dès le début de la Conquête de l’Ouest: la spéculation appelait la spéculation, l’argent l’argent et tout recommençait à chaque avancée.

Les Indiens étaient officiellement priés de se déplacer et devaient comprendre qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de partir à l’Ouest du Mississipi puis de plus en plus loin jusqu’à disparaître à jamais. Ces déplacements étaient encadrés par des traités garantissant à chaque fois terre et paix à l’Ouest avec la mention restée célèbre « Aussi longtemps que l’herbe poussera et que les rivières couleront… » Mais sous la poussée primordiale des lois économiques du capitalisme, tous les traités furent violés par l’Etat Fédéral de la première Grande Démocratie, comme le rappelle l’anthropologue d’origine indienne Shirley Keith (4).

Ainsi, l’élimination des Indiens fut menée jusqu’à son terme sous l’autorité suprême de la « Propriété privée de la terre », notion restée incompréhensible pour les Indiens. Dès les années 1830 leur sort funeste était scellé: « Je viens de retracer de grands maux, j’ajoute qu’ils me paraissent irrémédiables. Je crois que la race indienne de l’Amérique du Nord est condamnée à périr et je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’océan Pacifique, elle aura cessé d’exister » Alexis de Tocqueville « De la Démocratie en Amérique », 1840.

Dans son récit de voyage « Quinze jours au désert » réalisé en juillet 1831 où Alexis de Tocqueville réfléchit en naturaliste, on peut percevoir dans les faits relatés l’esprit du capitalisme, sa logique dévastatrice de prédation sans fin telle que l’a formulée Gunther Anders dans les années 1950 avec son « second axiome de l’ontologie de l’économie »: « Exploites tout ! »; « ce qui n’est pas exploitable ne mérite pas d’être (5) ».

Lisons le texte prémonitoire de Tocqueville: « Nous parcourions des lieux célèbres dans l’histoire des Indiens ; nous rencontrions des vallées qu’ils avaient nommé ; nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus, mais partout la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l’homme civilisé, les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie. Cependant nous semblions marcher sur les traces des indigènes. Il y a dix ans, nous disait-on, ils étaient ici ; là il y a cinq ans et là il y a deux ans. Au lieu où vous voyez la plus belle église du village, nous disait celui-ci, j’ai abattu le premier arbre de la forêt. Ici nous racontait un autre se tenait le grand conseil de la confédération des Iroquois. Et que sont devenus les Indiens ? disais-je. Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais pas trop où, par-delà les grands lacs : c’est une race qui s’éteint, ils ne sont pas faits pour la civilisation, elle les tue. » (…) « Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils ; Dieu en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses » (…)

« Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver des marais pestilentiels, dormir exposé à l’humidité des bois : voilà des efforts que l’Américain conçoit sans peine s’il s’agit de gagner un dollar, car c’est là le point. Mais qu’on fasse pareilles courses par curiosité, c’est ce qui n’arrive pas jusqu’à son intelligence. Ajoutez qu’habitant d’un désert il ne prise que l’œuvre de l’homme. Il vous enverra volontiers visiter une route, un pont, un village ; mais qu’on attache du prix à de grands arbres et à une belle solitude, cela est pour lui absolument incompréhensible » (…) « Un peuple antique, le premier et le légitime maitre du continent américain, fond chaque jour comme neige au soleil, et disparaît à vue d’œil de la surface de la terre. Dans les mêmes lieux et à sa place, une autre race grandit avec une rapidité plus surprenante encore ; par elle des forêts tombent, les marais se dessèchent… Les déserts deviennent des villages, les villages deviennent des villes. Témoin journalier de ses merveilles, l’Américain ne voit rien qui l’étonne. Cette incroyable destruction, cet accroissement plus surprenant encore, lui paraissent la marche habituelle des événements de ce monde. Il s’y accoutume comme à l’ordre immuable de la nature (6). »

Tout à fait homogène dans la dynamique de géo-ingénierie ethnique d’élimination physique des premiers habitants, il faut signaler dans la « Conquête de l’Ouest » le génocide obligatoire du Bison d’Amérique. L’élimination des immenses troupeaux migrateurs fut doublement nécessaire au développement du capitalisme en Amérique, d’abord dans la guerre génocidaire aux Indiens pour affamer les tribus, ensuite pour la spéculation foncière sur les territoires qui devaient aussi être épurés de sa grande faune sauvage. Comme le rappelle le naturaliste Jean Dorst dans son livre, « Avant que Nature meure », de nombreuses espèces animales nord-américaines disparurent à jamais au cours du 19e siècle et d’autre furent précipitées au bord de l’extinction : « Le continent nord-américain se trouvait dans un état presque primitif quand les européens s’y établirent en nombre au début du 17e siècle. Une population autochtone clairsemée y vivait en harmonie avec son habitant. Les dévastations commencèrent immédiatement et s’accentuèrent aux siècles suivants… A l’arrivée des Blancs, tout l’est des Etats-Unis et du Canada était couvert d’une forêt dense s’étendant pratiquement de la côte atlantique à la vallée du Mississipi… La transformation des habitats primitifs entraîna une diminution rapide de la faune et en particulier des oiseaux et des mammifères, incapables de s’adapter (…) aux changements de biotope… Mais cette raréfaction fut également la conséquence d’une volonté affirmée de destruction…(…) Vers la fin du 19e siècle le continent tout entier se trouvait dans un état de délabrement total quant à ses richesses naturelles, l’équilibre était partout compromis ; on était très près de l’extinction totale de la plupart des représentants de la grande faune autochtone… L’Amérique du Nord offre sans aucun doute un des exemples les plus tragiques de destruction d’un complexe naturel tout entier sous l’influence brutale de l’homme dit « civilisé ». En mars 1967, le Secrétariat à l’Intérieur a rendu publique une liste de 78 espèces menacée d’extinction aux Etats-Unis (7). »

Lire aussi :  AlterTour 2017 - Sur les chemins de la Transition

Quel que soit le point de vue d’analyse, dans le récit de voyage d’Alexis de Tocqueville ou le bilan naturaliste de Jean Dorst le mot destruction s’impose à l’esprit : « incroyable destruction », « volonté affirmée de destruction ». Pour cette reconfiguration biogéographique radicale du territoire des Etats-Unis nul besoin d’inventer une « force géologique » ad hoc comme se permet de le faire Paul Crutzen pour asseoir son concept d’Anthropocène.

Comme on l’a vu, en France, « Le sacrifice des paysans (8) » attendit le 20e siècle et nécessita l’arme du pétrole. Durant les Trente Glorieuses, en effet, il fut concomitant du dit « aménagement du territoire » et se fit au pas de charge avec une violence sans état d’âme. En un seul temps se déployait à la fois une géo-ingénierie ethnique et une géo-ingénierie d’arraisonnement spéculatif du territoire… Face à la brutalité délibérée des destructions, dès la fin des années 1960, les observateurs de tous bords pouvaient pronostiquer « Une France sans Paysans ». Réchauffement climatique ou pas, ce processus dévastateur du bocage continue encore aujourd’hui avec la même violence comme on a pu le constater à Notre-Dame-des-Landes.

Bien évidemment cette géo-ingénierie d’élimination des premiers habitants se continue partout dans le monde et a été marquée par de « grandes accélérations ». Avec « l’arme du pétrole » -le machinisme agricole et la chimie des pesticides-, elle prit le nom de « Révolution Verte » dans les années 1960 et a produit avant tout des millions de paysans sans terre, des migrants permanents errants vers les zones périurbaines et malsaines de relégations. Dans les pays dits « émergents », au Brésil, en Chine et en Inde la brutalité et l’ampleur des opérations de nettoyage éthique est à la mesure de leur intégration économique accélérée dans le capitalisme mondialisé, comme le rappelle avec émotion le journaliste écologiste Fabrice Nicolino en préambule de son livre « La Faim, la Bagnole, le Blé et Nous, une Dénonciation des Biocarburants (9) »

Avant que le réchauffement climatique ne génère ses propres famines, et ses grands mouvements migratoires de réfugiés dépossédés de leur terre par la montée des eaux, il y a à l’œuvre le capitalisme par ses méthodes ordinaires de géo-ingénierie  -déforestation, agriculture industrielle, marchandisation transnationale des terres, industries minières et pétrolières- qui expliquent bien des drames humanitaires. Pendant que les savants se font des frayeurs en réalité virtuelle à bord de leur simulateur de climat, la ruée actuelle d’accaparement des terres agricoles génère déjà des millions de paysans sans terre et autant de migrants qui s’accumulent dans les bidonvilles, les camps de réfugiés et autres zones de relégations. Le sociologue Thierry Brugvin, auteur du livre « Le Pouvoir illégal des élites (10) » rapporte les chiffres bien établis de l’ONG Grain et des Nations-Unies. L’ampleur du désastre humanitaire actuel ne doit pas être occultée par les savantes simulations climatiques de l’An 2100. Avec ce drame sur tous les continents, on est dans un remake du Far West à l’échelle planétaire. En 2008 le rapport de l’ONG Grain estimait à 40 millions d’hectares la superficie des terres qui avaient été achetées par des sociétés transnationales ; de son côté, l’ONU estime que 60 millions de personnes sont aujourd’hui menacées d’expropriation du fait de l’expansion des cultures destinées aux agro-carburants. La prédation des terres sur Madagascar par le sud-coréen Daewoo Logistics en 2008 est digne héritière du temps de George Washington, de Thomas Jefferson et d’Andrew Jackson. Et, par la diffusion universelle de l’esprit du capitalisme, elle s’opère à des vitesses fulgurantes. En un paraphe ou une poignée de main avec le potentat local coiffé du titre de chef d’Etat, 1,3 millions d’hectares de terre -soit la moitié des terres arables du pays- changeaient de propriétaire… pour produire du maïs et de l’huile de palme, matière première des biocarburants. De l’autre côté du canal du Mozambique et à la même époque une transaction sordide du même type visait un arraisonnement géans des terres arables. Elle n’a pas abouti. L’Etat mozambicain avait discrètement accepté les propositions juteuses d’un consortium japonais et brésilien. Au prix bradé de l’hectare, l’opération financière agro-industrielle transnationale, nommée « ProSavana », portait sur l’acquisition de 14 millions d’hectares de bonnes terres arborées et comportait très secrètement une géo-ingénierie ethnique d’élimination de cinq millions de paysans laissés en sous-traitance aux autorités locales. Les habitants, futurs expropriés ne découvrirent l’affaire que quatre ans plus tard et organisèrent une résistance, à ce jour victorieuse (11).

De tous ces hauts faits de guerre (militaire, économique ou philanthropique) aux chaumières et aux peuples autochtones, les savants d’aujourd’hui qui ne s’embarrassent pas des détails historiques, n’y ont vu qu’une fâcheuse « global géophysical force » et une phase finale de « Great Acceleration » permettant de définir une nouvelle ère géologique. En conséquence logique, ignorant tout des méthodes brutales du capitalisme, ils regardent le réchauffement climatique comme la résultante menaçante d’une « force géologique » globale. Sans plus de précision sur cette entité ad hoc ils proposent l’installation d’une Clim stratosphérique pour la contenir. Grandeur et décadence de la science… Et si les Indiens et les paysans pouvaient parler aux savants pour dire ce qu’il s’est réellement passé avant et pendant « la grande accélération » et qui continue aujourd’hui avec la bénédiction des élites malgré les effrayantes menaces du réchauffement climatique !

Cibler la cause et non les symptômes

« 2017, le Climat s’emballe » « Réchauffement : 2017, troisième année record d’affilée » « Harvey, Irma Maria : une saison cyclonique au bilan désastreux » « En deux mois, dix ouragans se sont succédés dans l’Atlantique, semant la mort et causant des centaines de milliards de dollars de dégâts » « La Californie, victime d’incendies apocalyptiques » « Pluie diluvienne en Afrique » « inondations montres et meurtrières au Bangladesh » « sécheresse torride au Sahel »…

Il est de plus en plus fréquent de lire dans la presse ce genre d’information avec la litanie des événements météorologiques extrêmes volontiers attribués au réchauffement climatique.

Mais à quoi bon et pour quelle raison ? Les journalistes adorent et excellent dans le style sensationnel, comme le veut la profession ; les catastrophes c’est du pain béni pour toute la presse. Et malheureusement, ils ne sont pas les seuls, les milieux environnementalistes leur ont emboité le pas. Dans les textes, communiqués et déclarations de presse, ils recherchent l’émotionnel en espérant déclencher la prise de conscience salvatrice, capable de peser sur les décisions de ladite communauté internationale. Les climatologues interrogés préfèrent, de leur côté, rester prudents. Pour le moment, ils se gardent d’établir trop facilement une relation de causalité entre ces phénomènes météos extrêmes et le dérèglement climatique global. Par contre, ils disposent de moyens numériques et de tout un arsenal conceptuel, bien plus subtil, pour se faire des frayeurs aux commandes de leur simulateur de climat ; en vrac : « système non-linéaire » « effet rebond » « phénomène d’accélération » « point de basculement » « hystérésis »… Toutes ces notions savantes construisent aujourd’hui le concept « d’urgence climatique » pour clore au moment opportun la confrontation politique et laisser le champ libre à l’action militaire sur la stratosphère.

La situation est certainement grave et probablement plus grave que l’on peut l’imaginer. Mais ne faut-il pas encore une fois rappeler que les savants avec leur arsenal conceptuel -Anthropocène, Great Acceleration, geology of manking »- ne font que découvrir avec un demi-siècle de retard le désastre de la mondialisation du modèle étasunien ou la généralisation à l’échelle planétaire du capitalisme fossile !

Désormais, sous l’ombre portée de la géo-ingénierie du climat, la donne politique s’est quelque peu modifiée. Continuer à communiquer sur les événements météorologiques extrêmes dans un style catastrophiste en les liant au dérèglement climatique ne fait plus qu’apporter de l’eau au moulin des affairistes-scientistes étasuniens. Après vingt ans d’imposture des COP et bientôt dix ans de plus, on peut dire qu’il n’y a plus d’urgence à la prise de conscience du désastre environnemental. Tous les décideurs politiques de la dite communauté internationale ne peuvent pas l’ignorer et les transnationales ont réduit les préoccupations écologiques à un greenwashing marketing de leur entreprise. Pour rester dans le présent et le concret, mieux vaut cibler la cause actuelle que de se concentrer sur l’un des symptômes, puisque les recherches historiques ont établi que le capitalisme fossile est à l’origine du réchauffement climatique et de bien d’autres désastres à la surface de la terre et des abysses océaniques jusqu’à la stratosphère.

A regarder « le monde comme il va », il est clair qu’il n’y a plus d’urgence, étant donné que, pour les peuples indigènes et les écosystèmes, l’urgence a commencé avec l’expansion du capitalisme et s’est brutalement aggravée dans les années 1950 avec la « grande accélération » de la gabegie des énergies fossiles et de la mondialisation forcée du modèle étasunien.

Une mer vidée de son poisson et remplie de plastiques puis acidifiée jusqu’à l’asphyxie, ce n’est pas le réchauffement climatique mais bel et bien le capitalisme fossile ; ce n’est pas en l’An 2100 mais aujourd’hui et depuis 50 ans… Ce n’est pas le produit scalaire ou vectoriel d’un « force géologique » abstraite mais le résultat des plus belles innovations des sciences et techniques. Les bateaux-usines vampirisant les mers et l’émergence de la civilisation du plastique les empoisonnant, c’est bel et bien l’esprit du capitalisme avec l’arme du pétrole.

La surpêche industrielle, devenue « océanicide » selon le mot de l’association Bloom, peut encore une fois servir de modèle pour illustrer et comprendre l’attitude de la communauté internationale face au réchauffement climatique. Le schéma politique est en tout point identique. Depuis quand a émergé la gravité de la surpêche sur la scène internationale ? Depuis les années 1980, comme pour l’accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Qu’a fait la communauté internationale ? Longtemps après les premières grandes alarmes des années 1970, elle a décidé de s’en préoccuper très sérieusement. Mais qu’ont fait les Etats membres de cette dite communauté internationale ? Comme pour le « marché carbone » ils ont inventé de généreux « quotas » mais, surtout, Union Européenne exemplaire en tête, ils n’ont pas cessé de subventionner les perfectionnements technologiques de l’écocide océanique en assurant les surenchères dans l’armement des bateaux-usines géants qui, après l’épuisement des « stocks » dans les mers boréales, s’attaquèrent en masse aux mers australes. Ainsi aujourd’hui, d’invincibles armadas de pêche industrielle pompent des centaines de millions d’Euros de subventions de l’Europe pour se maintenir financièrement à flot et aller ravager les écosystèmes littoraux des côtes en Afrique (10). Mais, sur le plan économique, au stade décomplexé du capitalisme du désastre, l’inverse est aussi possible : la surpêche pour empocher les généreuses subventions. C’est, pour ainsi dire, la prime à la casse des écosystèmes offerte par les eurocrates ; comme avec la PAC, il faut être un riche armateur ou un gros céréalier pour engranger en priorité l’argent des contribuables, palper le pactole public et le placer à titre privé dans un paradis fiscal. Esprit du capitalisme es-tu là ?

Plutôt que d’imaginer le pire dans le futur avec le réchauffement climatique ne faut-il pas constater que le pire est déjà advenu avec le triomphe planétaire de la civilisation industrielle ?

Plutôt que de prédire l’effondrement de la civilisation dans le futur et le triomphe de la barbarie, ne faut-il pas constater que les guerres les plus meurtrières et les entreprises génocidaires les plus inimaginables ont été l’œuvre des puissances industrielles servies par la science, le nec plus ultra de la civilisation occidentale ?

Plutôt que de se focaliser sur les événements météos spectaculaires, ne faut-il pas mieux informer sur la criminalité foncière du capitalisme, la course aux armements conventionnels et nucléaires et sur les écocides en chaine de la civilisation industrielle ?

Plutôt que d’imaginer des iles englouties dans le futur, n’est-il pas plus alarmant et urgent de signaler qu’avec la prédation du sable sous pression transnationale du BTP, des iles disparaissent déjà, sans compter les dévastations engendrées sur les écosystèmes littoraux ?

Plutôt que de se focaliser sur les risques sortis des simulations numériques du réchauffement climatique ne faut-il pas constater que, pour de nombreux peuples autochtones, la montée des eaux a déjà eu lieu avec la politique des grands barrages largement financée par la Banque mondiale, générant depuis la « great acceleration » des millions de réfugiés à travers le monde ?

Plutôt que de communiquer sur les réfugiés de la future montée des eaux liée au réchauffement climatique ne faut-il pas dénoncer la ruée actuelle d’accaparement des terres par les transnationales qui en génère déjà des millions depuis l’invention des biocarburants par les savants occidentaux ?

Au rythme où vont les choses, à la vitesse où le capitalisme fossile accumule ses victimes et multiplie les réfugiés puis les confine dans des zones de stockage ou de transit, le réchauffement climatique risque de se retrouver le bec dans l’eau sans plus de victime à se mettre sous la dent. En deux siècles et demi, le capitalisme aura raflé la mise avant l’avènement de la montée des eaux. S’il faut donner une chance aux savants de ne pas mourir ignorants ou offrir une utilité philanthropique à leur sulfateuse stratosphérique pour sauver quelques naufragés, il devient encore plus urgent et prioritaire de combattre le capitalisme.

Ainsi, éclairées sur la cause première du réchauffement climatique, la Clim-Crutzen stratosphérique et les autres méthodes de géo-ingénierie apparaissent comme de vastes impostures.

Encore une fois, mieux vaut cibler la cause première du désastre planétaire que se focaliser sur l’une de ses multiples manifestations.

Octobre 2018
JMS

(1) Fabrice Nicolino « Le tour de France d’un écologiste » Ed. Seuil 1993
(2) Le Monde Diplomatique, Novembre 2018, Agnès Stienne : « Les corridors de la discorde Chine, Inde et Japon investissent dans le golfe du Bengale »
(3) Howard Zinn « Une Histoire populaire des Etats-Unis, de 1492 à nos jours » Chapitre 7, Ed. Agone 2002.
(4) Shirley Keith « Les Héritiers de Geronimo » La Recherche Juillet-Août 1971
(5) Günther Anders « L’obsolescence de l’homme, sur l’âme à l’ère de la seconde révolution industrielle ». Ed. L’Encyclopédie des Nuisances 2002
(6) Alexis de Tocqueville : « Quinze Jours au Désert » Ed. Le Passager clandestin 2011
(7) Jean Dorst: « Avant que Nature Meure » Ed. Delachaux Niestlé 1978
(8) Pierre Bitoun et Yves Dupont : « Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique » Paris, Éditions l’Échappée, 2016,
(9) Fabrice Nicolino « La Faim, la Bagnole le Blé et Nous, une Dénonciation des Biocarburants » Ed. Fayard 2007
(10) Tierry Brugvin « Le Pouvoir illégal des élites » Ed. Max Milo 2014
(11) Stefano Liberti « Les paysans mozambicains font reculer l’agro-industrie » Le Monde Diplomatique, juin 2018
(11) Jean-Sébastien Mora « Ravages de la Pêche industrielle en Afrique » « Comment Bruxelles protège les grands armateurs », Le Monde Diplomatique novembre 2011

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