Prendre un rond-point…

L’architecte et urbaniste Eugène Hénard (1849-1923) proposait en 1906, pour résoudre les problèmes de rencontre de deux voies à circulation intense, une solution « élégante » et « originale » : le « carrefour à giration ».

« Vous êtes gênés par les points de conflit, disait-il. Occupez-les par des obstacles, et les voitures n’y passeront pas. » Et, pour y parvenir, il conseillait d’occuper par un terre-plein tout le milieu du carrefour, celui précisément où se trouve la zone des accrochages.

La circulation s’organisera alors toujours dans le même sens, le sens opposé à celui des aiguilles d’une montre  » (Le Journal, n°5094, 11 septembre 1906).

À invention française, postérité française : semés essentiellement dans les zones urbaines et péri-urbaines depuis le milieu des années 80, le nombre des carrefours giratoires a littéralement explosé puisqu’ils seraient aujourd’hui environ 40 000 sur notre territoire. Certains prétendent même que la France possèderait, à elle-seule, la moitié des « ronds-points » de l’humanité.

Promu d’abord par le corps rationnel et pragmatique des Ingénieurs des Ponts et Chaussées comme la meilleure solution à l’équation Sécurité, Fluidité, Fiabilité, le rond-point a fini par séduire les élus bâtisseurs qui ont vu en lui le moyen de concrétiser aux yeux de leurs administrés leur stratégie visionnaire et leur action énergique – une des traductions de l’anglais ‘concrete’ est ‘béton’.

Le rond-point est devenu le couteau suisse de l’aménagement communal : il peut à la fois marquer l’entrée de la ville, évoquer les éléments du patrimoine local, contribuer à l’obtention du précieux label des « Villes et villages fleuris », soutenir la culture et les arts par la pose d’un jet d’eau ou d’une sculpture monumentale… et, c’est important aussi, soutenir l’activité économique par l’investissement public et parfois s’attirer les bonnes grâces de quelques entrepreneurs locaux du BTP…

Bref, le giratoire s’est imposé en 30 ans comme un objet magique par lequel on peut feindre avec facilité d’être l’organisateur d’une urbanisation qui nous dépasse.

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Il n’est pas étonnant, de ce fait, que souffrant d’être invisibles des citoyens aient enfilé des gilets de sécurité à haute visibilité et se soient emparés comme de places fortes de ces symboles multifonction.

On peut, grâce à la seule occupation du Giratoire, dénoncer l’étalement urbain, la banalisation des paysages, le manque d’idées des élus, la mort du petit commerce, le gaspillage des fruits de la fiscalité, la société du tout-automobile et l’aliénation des conducteurs, la destruction de l’environnement, la consommation des terres agricoles, etc.

Les gilets-jaunes semblent dire aux décideurs du milieu de leurs ronds-points :

« − Vous ne voulez pas nous regarder ? Vous allez nous voir !
− Vous ne voulez pas nous mettre au centre des politiques ? Vous allez tourner autour de nous ! »

On peut laisser Raymond Devos prophétiser la suite des événements :

« − Mais alors…pour sortir ?…
− Vous ne pouvez pas !
− Alors ? Qu’est-ce que je vais faire ?
− Tournez avec les autres.
− Ils tournent depuis combien de temps ?
− Il y en a, ça fait plus d’un mois.
− Ils ne disent rien ?
− Que voulez-vous qu’ils disent !… Ils ont l’essence… Ils sont nourris… Ils sont contents !
− Mais… il n’y en a pas qui cherchent à s’évader ?
− Si ! Mais ils sont tout de suite repris.
− Par qui ?
− Par la police… qui fait sa ronde… mais dans l’autre sens.
− Ça peut durer longtemps !
− Jusqu’à ce qu’on supprime les sens.
− Si on supprime l’essence… il faudra remettre les bons.
− Il n’y a plus de ‘bon sens’. Ils sont ‘uniques’ ou ‘interdits’… »

Alors, tant qu’il y a de l’essence, on tourne… On tourne…