Dégraissez le PIB pour sauver le climat! (4/4)

Puisqu’aujourd’hui, arrivé au bord du précipice climatique, tout le monde, même les milliardaires (sauf Trump) et leurs premiers de cordée, se déclare volontaire pour sauver la planète, qu’il nous soit permis d’émettre une proposition dans ce sens : sabrez le PIB pour sauver le climat.

Quatrième partie
Le PIB du désastre

Cela fait bien longtemps que le PIB, mesure officielle du progrès et du développement, n’est plus unanimement regardé comme l’équivalent du « bonheur » ou du « bien-être »; de fait, sa croissance n’arrive plus à concrétiser les promesses politiques d’un monde meilleur.

A la même époque où Nicholas Stern tentait de sauver le PIB des griffes du réchauffement climatique, un modeste professeur d’université provinciale, Jean Gadrey, devenait une célébrité nationale française en tordant le cou à ce même PIB et usait de sa science pour sabrer le dogme de la « croissance » à tout prix afin de sortir les pauvres de la pauvreté. Durant les années 2000, il approfondissait ses réflexions débutées au siècle passé, concentrait ses pensées iconoclastes et, aux petits matins de 2010, il libérait son esprit et tirait sa révérence au PIB avec un petit livre de rupture: « Adieu à la Croissance » (17). Puis il partait en croisade contre les croyances de sa caste sacerdotale. Mais, à quoi bon?

Tandis que les scientifiques multiplient les indices et modélisent la dégradation des milieux, la vitesse d’épuisement des sols, le niveau de pollution des eaux et l’effondrement de la biodiversité, est-il encore utile d’élaborer des critères économiques de mesure du bien-être?

Au seuil du précipice climatique, n’est-il pas temps de trancher plus avant la question? S’il est juste de déchirer le voile de mensonges tissés par les économistes, il apparaît désormais plus urgent de révéler d’emblée le dogme de la croissance du PIB dans son jus politique et sa logique militaire. Il fut, en effet, dans les années d’après-guerre, l’ordre et la bannière de mobilisation générale pour le saccage sans mauvaise conscience de la planète. N’est-il pas temps de le regarder comme la cause des catastrophes humanitaires et sanitaires actuelles? A quoi bon chercher d’autres indicateurs de bien-être ou de bonheur quand de toute évidence l’avenir s’assombrit de décennies en décennies depuis l’offensive néolibérale des années 1980 et donc bien avant que les scientifiques découvrent le dérèglement climatique.

Plutôt que d’élaborer d’autres indices économiques pour les substituer au PIB défectueux et mensonger, ne faut-il pas simplement ouvrir les yeux et partir du constat aujourd’hui évident que pour chaque point de PIB c’est non seulement tant de gigatonnes de CO2 larguées dans l’atmosphère jusqu’au dérèglement du système climatique mais aussi tant de millions d’hectares d’écosystème détruits à jamais, tant de milliards de tonnes de déchets toxiques que les barrages et les décharges n’arrivent plus à contenir, tant de milliards de tonnes de plastiques remplissant les océans et détruisant leur biodiversité, tant de déchets radioactifs qu’aucune décharge ne peut sécuriser, tant de cancers et autres « maladies de civilisation », bref tant de catastrophes sanitaires et humanitaires désormais en croissance et sans solutions?

Aux dernières nouvelles de cette comptabilité macabre, en 2018, « The Lancet Commission on pollution and health » chiffrait à 9 millions le nombre de morts prématurées liées à la pollution et précisait que cet exploit (du PIB) représente « trois fois plus que les morts réunis du sida, de la tuberculose et de la malaria » (18). Ainsi, on sait que le PIB s’avère désormais plus mortifère à l’échelle de la planète que les microbes des trois grandes pandémies.

Bref, au moment où tout fout le camp, la question devient: quel est le système économique qui brandit l’étendard démagogique du PIB pour mettre « La Planète au pillage » comme l’avait très tôt constaté Fairfield Osborn? Plus que de dénoncer des indices fallacieux, n’est-il pas temps de cibler dans sa criminalité foncière le capitalisme fossile, ou plus précisément le capitalisme de la seconde révolution industrielle armée de la puissance de feu dévastatrice des énergies fossiles (19).

Un message subliminal du GIEC

En octobre 2018, c’était au tour du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de faire de l’économie politique avec un rapport plus modeste en nombre de pages (400), plus facilement lisible mais aussi très spécial quant à son message: « Global Warming of 1.5°C » (Réchauffement climatique de 1,5°C). Pour notre propos, nous nous contenterons du « Summary for Policymaker » (Résumé à l’intention des décideurs).

Rappelons que ce rapport spécial avait pour mission d’éclairer la question de savoir s’il y a un réel intérêt à diminuer les émissions de gaz à effet de serre pour limiter l’élévation de la température à moins de 1,5°C. La question avait été soulevée lors de la COP 21 en 2015 dans les confrontations pour fixer les termes de l’Accord de Paris. Trois ans plus tard, la réponse du GIEC fut affirmative et en conséquence il devait proposer une stratégie pour y parvenir.

Ainsi, on peut lire dans le point C2 un message à vague consonance politique: « Pathways limiting global warming to 1.5°C with no or limited overshoot would require rapid and far-reaching transitions in energy, land, urban and infrastructure (including transport and buildings), and industrial systems (high confidence). These systems transitions are unprecedented in terms of scale, but not necessarily in terms of speed, and imply deep emissions reductions in all sectors, a wide portfolio of mitigation options and a significant upscaling of investments in those options. » (20)

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Sa traduction littérale donne ceci: « C2. Les trajectoires limitant le réchauffement planétaire à 1,5 °C avec un dépassement nul ou limité nécessiteraient des transitions rapides et profondes dans l’énergie, l’usage des terres, les villes et les infrastructures (y compris les transports et les bâtiments), et les systèmes industriels, Ces transitions sont sans précédent en matière d’échelle, mais pas nécessairement en matière de rapidité, et impliquent des réductions d’émissions importantes dans tous les secteurs, un vaste portefeuille de mesure d’atténuation et une augmentation significative des investissements dans ces mesures. »

Que veut dire ce charabia technique de scientifiques? Certes, il ne dit pas qu’il faut mettre au plus vite le capitalisme fossile hors d’état de nuire, mais on devine qu’il faut rapidement tout chambouler. Certes il ne dit pas que l’agriculture industrielle pour la malbouffe et la bagnole sont une catastrophe planétaire; mais on a déjà une idée claire de ce qu’il faut faire pour arrêter le désastreux « usage des terres » qui est fait aujourd’hui par le complexe agro-industriel transnational… En fait, on sait depuis longtemps tout ce qu’il faut faire pour satisfaire chacun des points problématiques ciblés par le paragraphe C2 du rapport.

Dans le communiqué de presse du GIEC, le 8 Octobre 2018 à Incheon en République de Corée, le message politique du point C2 apparaît en premier et, magie de la concision, il s’éclaire et devient limpide: « Limiting global warming to 1.5°C would require rapid, far-reaching and unprecedented changes in all aspects of society, the IPCC said in a new assessment. »

Traduit en bon français en respectant les éléments de langage imposés par les relecteurs gouvernementaux, cela dit que pour limiter le réchauffement global à 1,5°C il faudrait « modifier rapidement, radicalement et de manière inédite tous les aspects de la société. » Dans la langue de Molière et sans langue de bois on comprend facilement qu’il faut changer de modèle économique, ce que disent depuis 20 ans la plupart des ONG environnementalistes: « Changer le système, pas le Climat! » En langage marxiste, le charabia du GIEC se traduit même en un seul mot: révolution.

Si on explicite ce qui se cache dans la formule maladroite de « all aspects » ce pourrait être, entre autres, pour nous: le productivisme, le consumérisme, l’automobilisme, le militarisme et l’extractivisme, bref ce qui gonfle le PIB… A la louche, il y a là (dans ce « all aspect« ) un gisement de Gaz à Effet de Serre (GES) largement suffisant pour satisfaire les 45% de réduction rapide exigés par le GIEC, d’ici 2030. Il semble que les savants mesurent aujourd’hui la portée très limitée des solutions techniciennes mises en avant par les gouvernements et au final se rallient aux ONG environnementalistes, pour ne pas dire au point de vue anticapitaliste. Que ce soit pour le 1,5°C ou le 2°C, les climatologues du GIEC ont bien compris que la « transition énergétique » ne suffira pas. En clair, il n’y a pas d’autre choix que de tarir à la source les émissions de gaz à effet de serre. Exprimé en langage économique et sous forme d’un mot d’ordre, le programme politique fixé par le GIEC dans son rapport de la dernière chance serait: « Sabrer le PIB pour sauver le climat! » (21)

Cependant, au stade avancé où en sont les déprédations du capitalisme sur la planète et au vu de la nouvelle offensive néolibérale par prix Nobel interposés, le message peut et doit se faire plus explicitement politique et s’inscrire dans l’histoire de la pensée écologique.

Pour cela, et encore une fois, il suffit de remonter le temps et aller écouter ce qui se disait juste avant l’effroyable lavage de cerveau néolibéral des années 1980. On peut donc reprendre ici le dilemme d’André Gorz énoncé face au désastre environnemental déjà évident depuis les sixties: « Que voulons-nous? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution […] qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature? » (22) Alors, transition ou révolution ?

Fin

Février 2019
Jean-Marc Sérékian, auteur de :
« Capitalisme fossile, de la farce des COP à l’ingénierie du climat »
Ed. Utopia 2019 (à paraître)

Image: Banksy, Devolved Parliament, 2009.

Notes

(17) Jean Gadrey, « Adieux à la croissance » Ed. Les petits matins/Alternatives économiques, 2010, 3e édition 2015
(18) The Lancet Commission on pollution and health The Lancet Vol 391 February 3, 2018
(19) Jean-Marc Sérékian, « Capitalisme fossile, de la farce des COP à l’ingénierie du climat »
Ed. Utopia 2019
(20) IPCC « Global warming of 1.5 °c » An ipcc special report on the impacts of global warming of 1.5 °c above pre-industrial levels and related global greenhouse gas emission pathways, in the context of strengthening the global response to the threat of climate change, sustainable development, and efforts to eradicate poverty
Summary for policymakers, Incheon, Republic of korea, 6 october 2018.
(21) voir note (19)
(22) André Gorz, « Que voulons-nous ? » Le Sauvage avril 1974, Le Monde Diplomatique avril 2010

3 commentaires sur “Dégraissez le PIB pour sauver le climat! (4/4)

  1. jol25

    Ben non… Comme on arrive au bout, il faut se dépêcher de se gaver d’autant plus. Bientôt on pourra plus, alors faut faire du profit immédiat. Demain ? On s’en fout on sera plus là, mais on aura profité un max!

    Non ?

    Ah bon…

  2. Stéphane

    C’est exactement ce que prone François Roddier dans son blog. Il donne même l’explication physico-économique ou plutot thermodynamico-économique – le problème du climat n’étant qu’une conséquence d’un comortement business-as-usual et la course au PIB. Un blog à lire absolument.

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