Ballade de la bicyclette ailée

Poème de Rafael Alberti tiré de “Marin à terre, L’amante, L’Aube de la giroflée”, traduit de l’espagnol par Claude Couffon, ed. Gallimard, 1985, page 190.

1
À cinquante ans, aujourd’hui, j’ai ma bicyclette.
Beaucoup ont un yacht
et beaucoup plus encore ont une automobile ;
il en est même beaucoup qui ont déjà un avion.
mais moi,
à cinquante ans tout juste, je n’ai qu’une bicyclette.
J’ai écrit et j’ai publié des vers sans nombre.
Presque tous parlent de la mer
et aussi des bois, des anges, des plaines.
J’ai chanté les guerres justifiées,
la paix et les révolutions.
et maintenant je ne suis plus qu’un exilé.
À des milliers de kilomètres de mon beau pays,
avec ma pipe courbe aux lèvres,
un petit bloc de feuillets blancs et un crayon,
je cours à bicyclette dans les bois urbains,
dans les chemins bruyants et les rues goudronnées,
et je m’arrête toujours près d’une rivière
voir comment se couche le soir, comment avec la nuit
se perdent dans les eaux les premières étoiles.

2
Elle est violette ma bicyclette,
joyeuse aussi et argentée comme toutes les autres.
mais quand le soleil tourne dans ses roues rapides,
chacun de ses rayons laisse pleuvoir des étincelles,
et alors elle ressemble à une antilope
ou à un bouc, un long bouc tout de flammes blanches,
ou un taurillon de feu fonçant droit sur les bleus du jour

3
Quel nom lui donner ce matin
maintenant qu’elle m’a conduit
et qu’elle m’a laissé presque sans me le dire
au pied de cette rive de saules et de bambous,
tandis que je la regarde endormie, doucement caressée
par l’herbe, sur un tronc tombé ?
Courlis des bois.
Étoile filante des fées.
Toile d’araignée embrasés des sylphes.
Rose double du vent.
Marguerite bicorne des prairies.
Heureuse chèvre des versants.
Jeune taureau des gorges.
Fillette échappée de l’aurore.
Lune perdue.
Archange Gabriel.
Je vais l’appeler de ce nom fragile.
Car ce sont ses deux ailes blanches qui me portent,
en m’annonçant au vent de tous les chemins.

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4
Je sais qu’elle a des ailes.
Et que chaque nuit rêve
à haute voix la brise
argentée de ses roues.

Je sais qu’elle a des ailes.
Qu’elle chante en volant,
dormeuse ouvrant au rêve
un céleste sentier.

Je sais qu’elle a des ailes.
Et que son vol m’emporte
parmi des prés sans fin
et des mers sans rivages.

Je sais qu’elle a des ailes.
Et qu’au jour de son choix
les cieux de notre aller
n’auront plus de retour.

Poème et dessin de Rafael Alberti