Voiture, croissance et climat

Voici quelques réflexions à propos du livre de Clive Hamilton « Requiem pour l’espèce humaine, » publié en 2013 par Les Presses de Sciences Po. Clive Hamilton est professeur d’éthique à l’Université Charles Sturt, en Australie, membre du bureau pour le changement climatique du gouvernement australien et fondateur du think tank The Australia Institute.

Le livre de Clive Hamilton, “Requiem pour l’espèce humaine” montre, documents à l’appui, que nous sommes en train de basculer vers un phénomène irréversible de réchauffement de la planète. Si des efforts doivent être consentis, c’est aujourd’hui et avec des moyens à la hauteur des enjeux. Pourtant l’actualité récente vient nous rappeler que nous sommes loin d’une détermination unanime; par la voix de Donald Trump, les États-Unis se retirent des accords de Paris. En France, Nicolas Hulot démissionne du ministère de l’écologie et signifie que les mesures engagées sont largement insuffisantes. Enfin la révolte populaire que nous avons connue, si elle défend plus de justice sociale, porte haut les valeurs de la voiture, dont le gilet jaune est le symbole, et fait reculer la taxe carbone sur les carburants fossiles. Peut-on accepter sans agir une catastrophe largement annoncée?

Clive Hamilton est professeur d’éthique à l’université Charles Sturt en Australie et membre du bureau du changement climatique australien. Il montre dans son livre comment le processus de réchauffement devient incontrôlable au-delà d’un certain seuil. Le carbone présent actuellement dans l’atmosphère continuera d’agir sur le climat pendant encore plusieurs siècles. Les glaces des pôles, en réfléchissant la lumière solaire, régulent le climat et leur fonte aggrave de manière inexorable le réchauffement. Celui-ci entraîne la disparition des forêts qui recyclent le carbone. Du fait de la sécheresse, 20 à 40% de la forêt amazonienne sera détruite pour un réchauffement de 2° au cours de ce siècle. La destruction atteindra 85% si le réchauffement est de 4°, hypothèse qui n’est pas exclue compte tenu de l’évolution actuelle. Le réchauffement entraînera la libération du méthane enfoui dans le sous-sol sibérien. Ce méthane est un gaz aux effets de serre bien plus puissants que le dioxyde de carbone et il contribuera à un emballement irréversible. Les prévisions actuelles du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur le Climat) tablent selon l’évolution actuelle sur une augmentation moyenne de température à la surface du globe dans une fourchette de 2,4 à 4,6° à la fin du siècle alors que le seuil au-delà duquel la glace du Groenland commence à fondre est entre + 1° et +3°. Le livre de Clive Hamilton est une mise en garde: “Constater que même si nous agissons rapidement et de manière résolue, le monde se trouve sur la trajectoire de 650 ppm (concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère) est une conclusion presque trop effrayante pour être acceptée. Un tel niveau de gaz à effet de serre dans l’atmosphère provoquera un réchauffement d’environ 4° à la fin du siècle, bien au-delà de la température de basculement susceptible de déclencher un changement climatique incontrôlable.” Les conséquences en termes humains seront la souffrance de millions de personnes et les prévisions les plus pessimistes envisagent des guerres climatiques pour l’accès à l’eau et aux ressources.

Les transports, dont l’automobile, représentent en France entre un quart et un tiers des émissions de gaz à effet de serre. L’évolution du parc automobile ne fait qu’augmenter à travers le monde. Le nombre d’automobiles par habitant est fortement corrélé à la richesse nationale. Les États-Unis arrivent en tête mais des pays émergents comme la Chine ou l’Inde ont un taux de croissance très important. La fabrication des voitures a certes évoluée avec des modèles moins consommateurs de carburant ou le développement des hybrides et des voitures électriques, ce qui est toutefois loin de compenser l’accroissement du parc automobile mondial. L’augmentation du parc automobile est d’autant plus néfaste que l’utilisation de la voiture est inappropriée. Nombre de personnes s’en servent pour effectuer des trajets qu’elles pourraient facilement, et le plus souvent à moindre coût, effectuer par d’autres moyens: transports en commun, vélo ou marche pour les petits trajets. Alors qu’en une trentaine de minutes on a en général traversé à vélo une ville moyenne il faut parfois plus d’une heure pour le faire en voiture, sans compter l’énervement, le coût et les enjeux environnementaux. La question qui se pose alors est celle-ci: pourquoi la voiture, plus chère, polluante, souvent moins pratique, reste-elle majoritairement utilisée? L’intérêt du livre de Clive Hamilton est qu’il ne se cantonne pas à exposer des données scientifiques brutes mais qu’il analyse en profondeur nos comportements. C’est ainsi qu’il explore nos représentations de la voiture de même que celles, en général, de l’évolution technologique et de la croissance. C’est cet aspect de son livre que nous voudrions développer ici.

Comment en effet ignorer le symbole? Les publicités pour les voitures ne nous montrent rien d’autre qu’un modèle de réussite, de bonheur, d’intégration sociale, voire d’autonomie, de liberté ou de virilité. “Il est pratiquement impossible aujourd’hui d’acheter un article qui ne soit chargé de certains symboles d’identification”, dit Clive Hamilton. Si nous passons en revue les slogans publicitaires pour voiture, nous constatons, en effet, que la voiture a longtemps été un symbole de réussite sociale, symbole plutôt masculin. Combien de publicités mettent en scène un homme au volant d’une voiture luxueuse séduisant une tigresse au regard dévorant pour le mâle si bien affublé! Tout y passe d’ailleurs, même le sport, alors que la voiture est le plus sûr moyen de ne pas en faire. L’intelligence aussi. Entre autres slogans, en voici un: « Entre nous, la voiture idéale doit être belle, sportive, intelligente. » L’image publicitaire présente une jolie femme en arrière plan. L’acheteur doit être persuadé du « Je le vaux bien » qui lui permettra de posséder tant la voiture que l’idéal féminin de ses rêves. Les publicistes ont appris à flatter le consommateur en lui permettant de s’identifier à un pseudo-héros ou à un groupe social dominant. On va même jusqu’à utiliser la protection de l’environnement comme argument de vente. Clive Hamilton cite cette publicité pour une voiture de sport “Sauvez les mâles, Euh… et la planète.” Le texte du slogan publicitaire précise que la voiture émet 15% de CO2 de moins sans préciser de moins que quoi, comme si on pouvait disculper un escroc lorsqu’il vole 15% de moins! Mais malgré ses incohérences la publicité continue de nous inculquer ses pseudo-valeurs. « Dans une société noyée sous un déferlement de messages des médias de masse, les modèles de réussite et les personnalités à imiter s’exhibent sur les écrans et dans les pages des magazines plutôt que dans la communauté locale » dit Clive Hamilton. Il écrit aussi “A l’ère de l’hyperconsumérisme, le besoin impulsif de satisfaire n’importe quelle envie a atteint des niveaux vertigineux.” Ce consumérisme est l’irritation du désir qui pousse à vouloir toujours plus et qui, à titre individuel, est le moteur de la croissance sur laquelle on veut faire reposer l’économie.

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La croissance à tout crin est mise en cause par l’auteur. Dans un chapitre intitulé « Le fétichisme de la croissance, » il affirme que “La poursuite de la croissance économique est vitale pour sortir les pays pauvres de l’ornière mais, dans les pays riches, la préoccupation de croissance s’est depuis longtemps dégagée des besoins: elle est devenue un fétiche.” Et il poursuit: “Les arguments concernant l’impact économique des politiques climatiques reposent sur une hypothèse de base jamais vérifiée à savoir que la recherche de revenus plus élevés vaut la peine car elle améliore le bien-être des populations… Dans les pays riches, il n’existe pratiquement pas de relation entre l’accroissement du PIB et le bien-être national.”

L’analyse de Clive Hamilton prend toute sa pertinence lorsqu’il recherche les raisons de ce fétichisme: « L’idée que dans les pays riches, notre comportement de consommateur obéit pour l’essentiel à une “pulsion d’accomplissement de soi” plutôt qu’à un vrai besoin matériel est renforcée par le gaspillage patent auquel nous nous livrons quand nous achetons des biens et des services qu’en fait nous ne consommons pas. Si nos désirs n’ont pas de borne, notre capacité d’utilisation en a une: une limite à ce que nous pouvons manger, porter, regarder, au nombre de pièces que nous pouvons occuper dans un logement, etc. » Mais comme le dit l’auteur « On ne trouve pas une véritable identité dans un supermarché ou sur les rayons d’un magasin. » Le fétichisme de la croissance est ainsi rangé au pandémonium des idées reçues.

Le livre se termine avec l’évocation des solutions techniques pour lutter contre le réchauffement climatique comme la capture et le stockage du carbone ou la géo-ingénierie. Ces techniques seraient très coûteuses et toujours extrêmement hasardeuses. Dans tous les cas le coût d’une lutte contre un réchauffement climatique déjà établi serait bien supérieur à celui de sa prévention si nous agissions tout de suite.

Le livre de Clive Hamilton développe de manière très intéressante les aspects d’ordre philosophique et social qui ont leur importance dans nos comportements. L’homme s’est séparé de la nature avec l’industrialisation, c’est peut-être ce qui explique l’indifférence actuelle à l’environnement. La nature avait autrefois un caractère sacré et par là même hautement respectable. Platon écrivait au IVème siècle avant notre ère: “Le monde est un être vivant doué d’une âme et d’une intelligence.” La séparation du spirituel et du physique a eu lieu en particulier avec René Descartes. Le romantisme du XIXème siècle se posa en réaction et Wordsworth écrivait: “Douce est la connaissance qu’apporte la nature; notre esprit inquisiteur déforme la beauté des choses: pour disséquer nous tuons.” Mais l’ère industrielle est venue à nouveau dé-spiritualiser la Terre. Max Weber, le fondateur de la sociologie, fait remarquer dans son œuvre majeure “L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme” que cette éthique permettait “le changement des repères moraux qui transformaient une faiblesse naturelle, l’instinct d’acquisition, en une qualité de l’esprit et qui baptisait vertus économiques des habitudes dénoncées comme des vices dans des temps plus anciens.” Weber parla de “désenchantement du monde” pour caractériser la façon de concevoir la Terre comme un domaine inerte. Ce désenchantement du monde dans lequel l’homme se croît lui-même dieu est ce que raconte la tragédie grecque attribuée à Eschyle; Prométhée dérobe le feu à Zeus et le livre aux hommes. Pour le punir Zeus le condamne au supplice d’être attaché à un rocher et d’avoir le foie dévoré. A l’époque industrielle, l’image est donnée d’un Prométhée libéré mais la tension persiste entre le Ciel et la Terre. Pour Jan Smuts, plusieurs fois premier ministre d’Afrique du Sud, les démarcations mécanistes devraient au contraire disparaître entre une Terre inerte, le vivant et la conscience. Dans son livre “Holism and Evolution,” le concept de holisme dissout les concepts hétérogènes de matière, de vie et d’esprit et les recristallisent en tant que formes d’une même entité. Cette idée d’une Terre vivante est plus favorable à la protection de notre environnement. Plus récemment dans la théorie Gaïa de James Lovelock, la Terre est considérée comme un énorme organisme vivant tirant son énergie du soleil où la biosphère, c’est-à-dire la matière vivante, interagit avec les autres composantes physiques. La façon dont nous concevons notre Moi comme dépendant ou interdépendant de l’environnement conditionne évidemment notre comportement par rapport à celui-ci. En dehors de toutes les causes déjà énumérées, le réchauffement climatique est aussi la conséquence “du divorce d’avec la nature ayant inexorablement conduit à renforcer le repli sur un Moi individuel.

Le livre de Clive Hamilton est d’un intérêt majeur pour notre connaissance des phénomènes climatiques. Il tire la sonnette d’alarme et va plus loin que le simple constat en remettant en cause notre mode de vie consumériste; il nous incite à réfléchir au fonctionnement de nos sociétés. Pouvons-nous en effet résoudre le problème du réchauffement climatique sans rien changer de notre mode de vie? Nous avons l’impression que nos sociétés évoluent sans projet, hors l’idée fétichiste de la croissance et de l’accroissement de la richesse, laquelle d’ailleurs reste très inégalement répartie. Immanquablement cela nous renvoie à Jacques Ellul et à ce qu’il disait du «système technicien» « Le premier fait énorme qui ressort de notre civilisation, c’est qu’aujourd’hui tout est devenu moyen. Il n’y a plus de fin. Nous ne savons plus vers quoi nous marchons. Nous avons oublié nos buts collectifs, nous disposons d’énormes moyens et nous mettons en marche de prodigieuses machines pour n’arriver nulle part. » Notre mode de vie est profondément remis en cause par le réchauffement climatique. Notre horizon va-t-il se limiter à nos capacités de production et de consommation ou faut-il inventer un nouveau modèle de société? C’est la véritable question qui se pose aujourd’hui et que Henry David Thoreau, pionnier en la matière et parangon d’un nouveau mode de vie, se posait déjà au XIXème siècle. Que les flambeurs au volant de leur décapotable nous laissent tranquilles! Ce n’est pas eux qui vont inventer du nouveau. Plus simplement, réfléchissons avant de nous empiffrer de biens qui ne nous apporteront jamais que la satisfaction d’avoir, et souvenons-nous que l’on peut avoir beaucoup et n’être pas grand chose. La voiture n’a vraiment rien à voir avec ce que nous sommes, contrairement à ce que les publicistes veulent nous faire croire. Elle est simplement un moyen de transport comme un autre dont l’usage abusif répond à un principe d’individualisme et aboutit à la destruction de notre planète. Alors oui, moins se servir de la voiture, c’est un effort, mais qui a dit que l’avenir est dans la facilité? Alors espérons que le cri d’alarme de Clive Hamilton sera entendu!

Image: Isaac Cordal