La trilogie de béton

La « trilogie de béton » rassemble trois chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine. James Graham Ballard (photo) y invente une nouvelle forme de science-fiction. Il nous met en garde contre les nouveaux fétiches de nos sociétés technophiles aux couleurs criardes.

Les trois romans rassemblés dans la présente édition, Crash !, L’île de béton et I.G.H. – forment moins une trilogie qu’un triptyque, à la façon d’une oeuvre de Francis Bacon, « dernier grand peintre » selon James Graham Ballard. Chaque récit peut être apprécié pour ce qu’il montre, mais le sens n’apparaît que dans une vision synchronique, un ensemble où les éléments se complètent pour générer une Imago Mundi, l’image d’un réel qui est le nôtre, puisqu’il n’y a pas d’œil innocent. Complice de l’écrivain, le lecteur suit la bande d’asphalte, chemin de rédemption qui compte trois stations.

Crash ! constitue le premier volet de cette trilogie de béton. Il s’agit peut-être du roman le plus célèbre de J. G. Ballard, publié pour la première fois en 1973, et dont le thème central est la perversion sexuelle que cultive une communauté de personnes envers les accidents de voiture. Ils admirent, détaillent et analysent les accidents de voitures et leurs conséquences sur le corps humain, et en provoquent eux-mêmes, reconstituant les accidents célèbres de James Dean et Jayne Mansfield. Après avoir causé la mort d’un homme lors d’un accident de voiture, James Ballard, le narrateur, développe une véritable obsession pour la tôle froissée. Enrôlé par Vaugham, un ex-chercheur qui aime reconstituer des accidents célèbres et va même jusqu’à en provoquer pour assouvir ses pulsions morbides, Ballard se verra progressivement initié à une nouvelle forme de sexualité: le mariage de la violence, du désir et de la technologie. Avec Crash !, J. G. Ballard ausculte les rapports de l’homme à la technologie dans un monde perverti par les machines, et livre un roman troublant, qui mêle perversion sexuelle et réflexion politique. Ce roman fut fortement controversé, comme en témoigne l’anecdote selon laquelle un potentiel éditeur du livre affirma, après lecture du manuscrit que « cet auteur avait besoin d’une aide psychiatrique. Ne pas publier. ». Crash fait pourtant partie des œuvres de J. G. Ballard qui vont marquer et inspirer toute une génération d’artistes dans les domaines de la philosophie avec Jean Baudrillard auteur d’un essai sur Crash, de la littérature, de la musique et du cinéma, de David Cronenberg à Will Self, en passant par David Lynch, Trent Reznor ou William Gibson.

Dans L’île de béton, publié en 1974, J. G. Ballard reste dans le domaine automobile et routier en décrivant un automobiliste Robinson échoué entre deux échangeurs suite à un accident de la route. Alors qu’il revient de son bureau, Robert Maitland est victime d’un accident à la périphérie de Londres: sa voiture quitte l’autoroute et vient s’échouer en contrebas sur un îlot à l’abandon que surplombent les voies d’un grand système routier moderne. Rien de plus simple, apparemment, que d’escalader le remblai ou d’attirer sur lui l’attention des automobilistes. Or, personne ne s’arrête… Robinson moderne échoué sur une île au paysage hallucinant de béton, de boue et d’herbes folles, en marge d’une des plus grandes villes du monde, Maitland doit lutter âprement pour survivre et se rendre maître de l’île. Ses seules armes: le contenu hétéroclite de son véhicule, et sa propre détermination. Mué du jour au lendemain en rat d’égout de la société industrielle, Maitland comprend peu à peu que c’est son propre passé, sa personnalité et sa place dans cette société qui se trouvent remis en question. L’Île de béton décrit de l’extérieur un monde étrange qui est pourtant le nôtre. C’est la première exploration d’un des abîmes insoupçonnés qui s’ouvrent devant nous, dans le paysage bétonné de la fin du XXe siècle.

Lire aussi :  Où finira votre auto?

I.G.H., troisième et dernier volet de la trilogie, publié en 1975, se déroule dans de luxueux et ultramodernes gratte-ciels. Après son divorce, le Dr. Robert Laing déménage à la périphérie londonienne où de nouveaux immeubles ont pris pied: les I.G.H, les Immeubles de Grande Hauteur. Ces immeubles sont de véritables villes: 1000 appartements répartis sur 40 étages, avec une stricte répartition sociale où les étages des immeubles représentent les places hiérarchiques des habitants: la classe la moins aisée loge dans les bas étages, la classe moyenne aux étages à mi-hauteur, et la classe aristocratique dans les appartements luxueux des étages supérieurs. Rapidement, le calme de cette prison d’or est ébranlé lorsqu’une panne d’électricité survient au 10ème étage, plongeant ainsi tous les habitants dans un inconfort inhabituel. Et lorsque la faim commence à animer chaque personne, des escarmouches et des orgies sanglantes opposent les habitants. Certains vont même jusqu’à assassiner leurs voisins ou amis pour se nourrir et des raids sont organisés pour voler les autres habitants. Les règles de société sont peu à peu bafouées, les habitants ne sortent plus et ne travaillent plus, restants enfermés dans leurs appartements afin de les défendre des attaques « ennemies ». Les jours passants, les Immeubles se détruisent, rongés par un mal incontrôlable, et cette destruction semble avancer synchroniquement avec la folie dans laquelle sombrent les habitants. Et bien sûr, nul ne conçoit d’alerter le monde extérieur, notamment les forces de sécurité malgré les corps inanimés jonchant les couloirs et les logements. Dans les derniers moments de l’histoire, les habitants ont perdu toute morale et éthique, et se sont transformés en barbares humains. Guerres tribales et cannibalisme, compétitions et guerres de classes modernes. Ils s’adonnent à des mutilations, amours incestueuses, usent de drogues diverses, commettent meurtres, émeutes et semblent posséder un goût prononcé pour toutes sortes de déviances sexuelles. Dr Laing, lui-même devenu fou, finit par faire cuire, au barbecue, le chien d’un des habitants.


La trilogie de béton (Crash!, L’île de béton, I.G.H.)
James Graham Ballard
Editions Gallimard
ISBN 9782072526220