L’oiseau d’Amérique

Au vingt-cinquième siècle, l’humanité s’éteint doucement, abreuvée de tranquillisants et de drogues prescrits en masse par les robots qu’elle a elle-même programmés à cette fin. Le monde repose désormais sur les épaules de Robert Spofforth, l’androïde le plus perfectionné jamais conçu, qui possède des facultés inouïes… sauf, à son grand regret, celle de se suicider. Mais l’humanité moribonde se fend d’un dernier sursaut. Paul Bentley, petit fonctionnaire sans importance, découvre dans les vestiges d’une bibliothèque l’émerveillement de la lecture, depuis longtemps bannie, dont il partagera les joies avec Mary Lou, la jolie rebelle qui refuse ce monde mécanisé. Un robot capable de souffrir, un couple qui redécouvre l’amour à travers les mots, est-ce là que réside l’ultime espoir de l’homme? Professeur de littérature à l’université de l’Ohio, Walter Tevis (1928-1984) publie « L’homme tombé du ciel« , son premier roman, en 1963. Après un long silence, il revient à l’écriture en 1980 avec « L’oiseau d’Amérique« , comparé à sa publication au « Meilleur des Mondes » d’Aldous Huxley et à « Fahrenheit 451 » de Ray Bradbury.

Dans l’extrait suivant, Robert Spofforth (« Bob »), le robot le plus perfectionné jamais conçu donne quelques informations historiques à sa protégée, Mary Lou.

Bob arpentait le plancher, pieds nus.
– Assieds-toi, Bob, fis-je. (Puis je repris:) Comment tout ça a-t-il commencé? Les voitures… le contrôle de l’environnement?
Bob s’installa dans le fauteuil, sortit un joint de sa poche et l’alluma.
– Les voitures rapportaient beaucoup d’argent à ceux qui les fabriquaient comme à ceux qui les vendaient. Et quand la télévision arriva sur le marché, ce devint la plus énorme source de profits jamais conçue. Et surtout, il existait quelque chose de très profond chez l’homme qui l’attirait vers les voitures, les postes de télé et les drogues. Et quand les drogues et la télévision furent améliorées par les ordinateurs qui les construisaient et les distribuaient, les voitures ne furent plus nécessaires. Et comme personne n’avait trouvé le moyen de concevoir une voiture individuelle parfaitement sûre, on décida purement et simplement de les supprimer.
– Et qui a pris cette décision? demandai-je.
– C’est moi. Solange et moi, en fait. Ce fut d’ailleurs la dernière fois que je le vis. Il s’est jeté du haut d’un immeuble.
– Mon Dieu! fis-je, puis je continuai: Quand j’étais petite, il n’y avait pas de voitures, mais Simon, lui, s’en souvenait encore. C’est donc à ce moment-là qu’on a inventé les psi-bus?
— Non. Les psi-bus étaient en circulation depuis le XXIIe siècle. En réalité au XXe siècle, il y avait déjà des bus mais qui étaient conduits par des hommes. Ainsi d’ailleurs que des trams et des trains. Dès le début du XXe siècle, la plupart des grandes villes d’Amérique du Nord étaient sillonnées par des tramways.
– Que sont-ils devenus?
– Les trusts automobiles et les trusts pétroliers s’en sont débarrassés. Ils ont distribué des pots-de-vin aux élus municipaux pour qu’ils arrachent les rails des tramways, et ils ont acheté de l’espace publicitaire dans les journaux pour convaincre les citoyens que c’était une évolution inévitable. Ils ont donc vendu plus de voitures et une plus grande quantité de pétrole a été transformé en essence pour être brûlée dans ces voitures. Et tout ça afin que les trusts puissent renforcer leur monopole et qu’un nombre très limité de gens puissent devenir incroyablement riches, posséder des armées de domestiques et habiter de superbes hôtels particuliers. Ces événements ont plus contribué à changer la face de l’humanité que l’invention de l’imprimerie. Ainsi se sont créées les banlieues et nombre d’autres dépendances, sexuelles, économiques et psychotiques, à l’égard de l’automobile. Et l’automobile ne faisait qu’ouvrir la voie à des dépendances plus profondes, plus intériorisées, à l’égard de la télévision, puis des robots et enfin, la plus logique et la plus intime des dépendances : la perfection de la chimie de l’esprit. Les drogues que tes semblables ingurgitent portent le nom de produits du XXe siècle, mais en réalité elles sont beaucoup plus puis-santés, beaucoup plus efficaces, et elles sont fabriquées et distribuées par des équipements automatiques partout où se trouvent des êtres humains. (Il me dévisagea un instant.) Je suppose que tout a commencé quand l’homme a appris à faire un feu pour chauffer les cavernes et pour en éloigner les prédateurs. Et que tout s’est terminé avec le Valium Efface-Temps.

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L’Oiseau d’Amérique
Walter S. TEVIS
Titre original : Mockingbird, 1980
Traduction de Michel LEDERER